O


Où en est la révolution au Rojava ? - #1

mis en ligne le 11 janvier 2015 - Collectif Marseille-Rojava

INTRODUCTION

Que faire en solidarité avec les habitant.e.s et les combattant.e.s – kurdes ou non – du Rojava et du Kurdistan qui luttent contre Daesh, l’état Turc ou même le régime de Damas ? Peut-être peut-on commencer par faire circuler des textes et des informations de première main, des traductions, des idées de lectures, pour tenter de se faire une idée plus claire de ce qu’il se joue là-bas. Ce recueil de textes se veut être une modeste contribution à cette tâche. Bien-sûr, il est loin, très loin d’être exhaustif, et ne prétend pas du tout faire le tour de la question « Où en est la révolution au Rojava ? »... Et nous n’y abordons essentiellement que deux dimensions : celle de la guerre contre l’état Islamique et de la résistance de la ville de Kobanê, et celle d’une certaine autonomie – ou autogestion – en marche dans les 3 poches du Rojava dans le Kurdistan Syrien.
Bien conscients que bien d’autres aspects seraient à explorer – comme celui de la question des femmes, ou bien celui du casse-tête des centaines de milliers de réfugiés migrant au Kurdistan turc –, nous espérons sortir bientôt un second volume à cette brochure.
Bonne lecture !

LA RÉSISTANCE À KOBANÊ : ENTRE GUERRE ET GÉOPOLITIQUE

Un reportage sur la ville assiégée de Kobanê
(Journal kurde Özgür Gündem, le 7 novembre 2014.)

Depuis près de deux mois, les combattants de l’Etat islamique (EI) assiègent la ville kurde de Kobanê dans le Kurdistan occidental. Ersin Çaksu est l’un des rares journalistes qui couvre quotidiennement la ville assiégée de Kobanê.

Je suis arrivé le 19 septembre, quatre jours après le début des attaques de l’EI sur Kobanê. La plupart des civils que j’ai vus ont depuis disparu. Certains d’entre eux ont fui vers la Turquie, d’autres ont malheureusement été tués dans les combats.

A Kobanê et dans les 360 villages environnants vivaient environ 400000 personnes. Maintenant ne vivent plus que 4000 personnes dans les zones sûres du centre-ville. 5000 autres civils vivent encore à Til Sheir, un village à l’est de Kobanê. La zone est minée et est situé entre les barbelés de la frontière avec la Turquie et une ligne de chemin de fer.

Lorsque l’EI a commencé avec ses attaques, de nombreuses personnes ont fui avec leurs affaires dans cette zone. Il y a des familles entières, mais leurs yeux sont dirigés vers Pîrsûs (Suruç) la ville frontalière du côté turc.

Le seul lien possible entre Kobanê et Pîrsûs est avec le téléphone portable. Les gens des deux côtés se font du souci réciproquement. Alors que les civils restés dans Kobanê font partie de la lutte contre l’EI, leurs familles et parents dans Pîrsûs combattent comme réfugiés pour leur survie.

L’est de Kobanê ressemble à un tas de gravats provoqués par les attaques au mortier, les attentats-suicides de l’EI avec des explosifs chargés dans des véhicules et les attaques aériennes de la coalition anti-EI. Avant la guerre, l’est était une des parties les plus riches de la ville.

Bien que la partie sud de la ville n’est pas autant endommagé que la partie orientale, les destructions sont partout visibles. Ces parties de la ville ont été le théâtre de féroces combats de rue et aucune des portes de ces maisons n’est ouverte. Tous les logements sont reliés entre eux par de grands trous dans les murs. Il est possible d’aller de maison en maison à travers ces trous, puis de pénétrer dans une autre partie de la ville, quatre ou cinq pâtés de maisons plus loin.
Dans chaque rue, il y a des véhicules détruits. Depuis le début des combats, les rues ne sont pas nettoyées et la ville a été envahie par les mouches. Mais maintenant que le temps est devenu plus frais la puanteur est moins intense. Les pénuries alimentaires et en eau ont considérablement aggravé la situation pour les chiens errants et les autres animaux vivant dans la rue. La plupart des civils sont soit des personnes âgées, soit des femmes avec de jeunes enfants. Bien qu’ils ne soient pas autorisés à aller au front et à lutter contre l’EI, certains brisent l’interdiction.

Xale Osman, 67 ans, s’est armé lui-même et combat aux côtés de ses deux fils. « Alors que les jeunes d’ici meurent, pensez-vous vraiment que j’ai peur de la mort ? » me demande-t-il.

Les civils quittent leurs maisons la nuit, seulement en cas d’urgence. Si quelqu’un tombe malade, les milices locales sont avisées et un véhicule des unités de défense (YPG /YPJ) vient et emmène les gens là où ils peuvent être soignés.

En cas d’attaque ou d’une autre menace de l’EI, les YPG/YPJ déclarent une situation d’urgence à court terme et emmènent les gens dans d’autres maisons jusqu’à ce que le danger soit passé.

A Kobanê il y a une énorme solidarité. Voyager à travers la ville devient plus facile chaque jour, parce que le premier véhicule que l’on rencontre sur la route, s’arrête et vous invite à monter.

C’est peut-être cette solidarité qui explique précisément pourquoi Kobanê a pu résister si longtemps. Il y a peu de personnes qui vivent encore dans leurs propres maisons. S’il le faut, les portes des maisons sont ouvertes à tout moment pour les personnes nécessiteuses. Ceux qui sont encore dans leurs maisons, partagent le fromage, les cornichons, la confiture et les légumes secs, qu’ils avaient cultivés pour l’hiver, avec les personnes dans le besoin.

Bien que les gens aient peu pour survivre, ils le partagent entre eux. Par exemple, si une voiture est nécessaire, les YPG/YPJ ouvre un garage et inscrit au nom du propriétaire du véhicule ainsi que la plaque d’immatriculation et le véhicule peut être utilisé.

Il n’y a aucune activité commerciale dans la ville. Le seul magasin encore ouvert est la boulangerie. Le pain est distribué gratuitement à la population. D’autres aliments, surtout des stocks en conserve et ceux de l’aide humanitaire sont répartis régulièrement entre les habitants certains jours déterminés. L’eau est distribuée dans de grandes bouteilles. L’administration locale distribue également de la farine tous les trois jours. Cinq ménages se partagent un sac de 50 kg de farine.

Il y a des civils qui se mettent volontairement en avant et réalisent des travaux bénévoles. Ils réparent des véhicules, des armes et des générateurs dans une ville qui n’a pas d’électricité depuis 18 mois. Dans de nombreux cas, ils aident les médecins à transporter les blessés, portent des armes et des munitions vers la ligne de front, cuisinent pour les combattants ou cousent des vêtements pour eux. Alors que l’hiver s’installe lentement ici, les maladies et l’hygiène sont devenues un réel problème.

Il n’y a que cinq médecins dans toute la ville, et en raison du manque de matériel médical et de médicaments les médecins dans la plupart des cas ne peuvent traiter les plaies que provisoirement. Les trois hôpitaux de la ville de Kobanê ont été détruits par des attaques à la bombe et les médecins soignent les blessés dans un petit bâtiment. Beaucoup de ceux qui sont malades, refusent d’aller voir le médecin. Une femme âgée explique que l’équipement médical est de toute façon déjà rare. « Les médicaments ne doivent pas être gaspillés sur nous. Nos enfants se battent et se blessent. Les soins médicaux, les médicaments doivent être utilisés pour eux. »

Alors que le cimetière de Kobanê est devenu un champ de bataille, les morts sont enterrés dans une autre partie de la ville. Xatun, une femme me dit après les funérailles d’un parent – un jeune combattant – qu’ils n’ont pas le temps de pleurer correctement. « Nous ne pleurons pas maintenant. Si Kobanê est libre, je pleurerai deux fois. Une fois des larmes de tristesse couleront pour les jeunes que nous avons enterrés. Et aussi des larmes de joie parce qu’ils auront sacrifié leur vie et ainsi libéré Kobanê ».

Traduction rapide : XYZ / OCLibertaire

Kobanê, l’État Islamique et la Turquie
(Amed Dicle, kurdishquestion.com, le 9 novembre 2014.)

La résistance à Kobanê en est à son 56ème jour. L’EI est conscient qu’il a été brisé à Kobanê. L’impact psychologique de cette perte est clairement visible parmi les groupes d’attaque. Cette réalité est plus visible encore sur la première ligne et repérable dans les communications internes, par talkie-walkie, de l’EI.

Cependant, l’EI est toujours dans Kobanê et la bataille continue. Comme nous l’avons dit précédemment, tant que l’EI est capable de rester à Raqqa, à Jarablus et à Tel Abyad, Kobanê restera une zone de guerre. Mais en même temps, alors que l’EI continue de subir des pertes à Kobanê, il est en train de s’affaiblir dans les endroits mentionnés ci-dessus. Cela, en un mot, signifie qu’une victoire contre l’EI à Kobanê conduira à long terme à la défaite de l’EI dans le reste de la Syrie. Ce processus a commencé et peut durer pendant une grande partie de l’année prochaine.

Je crois que l’EI est catégorique sur le fait de rester dans Kobanê parce qu’il est trop conscient de cet enjeu. Parce qu’une éventuelle retraite du centre urbain de Kobanê vers la campagne environnante assurera l’anéantissement complet de l’EI. Cela signifiera leur faire perdre l’avantage psychologique face aux YPG/YPJ, aux forces peshmergas et aux forces de Burkan El Firat [“Volcan de l’Euphrate”, combattants locaux officiellement affiliés à l’Armée syrienne libre], tout en en faisant aussi des cibles idéales pour les frappes aériennes de la coalition. Une retraite signifierait un suicide militaire pour l’EI. Toutefois, l’insistance de l’EI à rester dans Kobanê signifie la même chose ; on peut donc dire qu’en effet ils ont été vaincus.
L’EI a attaqué Kobanê pour les intérêts d’autres forces et est maintenant dans le pétrin. La force qui a fait de Kobanê une cible pour l’EI et qui lui a offert tout l’appui possible dans ses efforts était et est encore la Turquie.

L’État turc voulait que Kobanê tombe, et le veut encore. Il y a deux raisons à cela. La première est que Kobanê est le berceau de la Révolution du Rojava. Il voulait infliger un coup fatal contre le berceau de la révolution. La Turquie ne veut pas que les Kurdes de Syrie obtiennent leurs droits ou statut en tant que peuple, et elle était prête à collaborer avec l’EI à cette fin. Deuxièmement, la Turquie voulait faire de la présence de l’EI à ses frontières un levier pour ses visées diplomatiques en ce qui concerne la crise syrienne.

Alors, que fait le gouvernement de l’AKP fait pour atteindre ces objectifs ? Rappelons-nous : d’abord, il pensait que l’attaque de l’EI contre Kobanê se traduirait par la chute de la ville en un temps très court. Sous le couvert d’accueillir les réfugiés en provenance de Kobanê, il allait utiliser cela contre le mouvement de libération kurde et les puissances mondiales. Le premier scénario envisagé ne s’est pas matérialisé. Les plans d’Ankara ont été sabotés par la résistance de Kobanê.

La tentative suivante a été mise en pratique avec l’invitation de Salih Muslin [co-président du PYD] à Ankara : Ankara avait même déclaré : « Nous allons offrir toute l’aide possible, nous aussi allons les frapper ». Ils voulaient faire monter les attentes parmi les Kurdes. Cependant, après la visite de Muslim [co-président du PYD], le soutien de la Turquie en faveur de l’EI s’est intensifié. La déclaration d’Erdoğan selon laquelle« Kobanê peut tomber très bientôt » a montré son optimisme et sa foi en l’EI. Cela a démasqué une fois de plus la politique de la Turquie à l’égard de Kobanê.

Malgré cela, le gouvernement turc a essayé de gagner du temps avec de nouveaux coups. Ils ont dit que les peshmergas et l’ASL devaient être autorisés à pénétrer dans Kobanê. En disant cela, la Turquie pensait que le gouvernement régional du Kurdistan n’allait pas envoyer de peshmergas à Kobanê, et en tout cas que le PYD n’accepterait aucun peshmergas à Kobanê. Nous devons nous rappeler qu’avant même qu’un des côtés kurdes ait publié une déclaration sur la question, Erdoğan avait émis des prédictions sur la question de savoir si les Kurdes accepteraient une telle mesure.
Cependant, aucune force kurde n’avait fait le moindre commentaire sur l’envoi de forces peshmergas dans Kobanê. Erdoğan voulait provoquer des luttes intestines entre les Kurdes.

Lorsque les peshmergas sont partis pour Kobanê, les Turcs les ont fait attendre à Suruç pendant trois jours, au cours desquels l’EI a intensifié ses attaques sur le poste-frontière de Mürşitpınar. Leur but était de s’emparer du point de passage de la frontière afin de stopper la peshmergas et les empêcher de pouvoir réellement entrer dans la ville. Une fois de plus, le plan d’Ankara a échoué. Le point de passage de la frontière de Mürşitpınar a été héroïquement défendu par les combattants des YPG et toutes les attaques ont été repoussées avec succès.

Actuellement, la montée de la pression internationale et le statut légendaire de Kobanê ont mis la Turquie dans une situation difficile. La Turquie est tombée dans le trou qu’elle a elle-même creusé. Malgré cela, il est trop tôt pour dire si la Turquie a modifié sa politique en ce qui concerne Kobanê. Et, pour être honnête, si la Turquie ne change fondamentalement sa politique envers les Kurdes, il semble impossible qu’ils changent leur approche de Kobanê. Il semble que la Turquie reste catégorique sur la poursuite de sa politique antikurde irrationnelle dans un proche avenir.

La haine kurde envers les décideurs turcs est en passe de leur rendre la vie difficile. Cela ne peut conduire qu’à une disparition politique. La disparition militaire, culturelle, politique et économique du colonialisme ne peut signifier que la libération des Kurdes et des autres communautés opprimées. La résistance de Kobanê a veillé à ce que cette nouvelle ère soit maintenant à portée de la main…

Traduction rapide : XYZ / OCLibertaire

Kobanê, la lutte des kurdes et les dangers qui la guettent
(Jelle Bruinsma, roarmag.org, le serpent libertaire, le 19 octobre 2014)

Préambule :
Depuis que cet article a été publié, les djihadistes ont lancé de nouvelles offensives grâce à l’arrivée de nouveaux renforts, dont de nombreux kamikazes qui se font exploser en se jetant sur les positions des combattants kurdes au volant de camionnettes piégées. Les États-Unis ont accentué leur aide à coups de bombardements et aussi pour la première fois par le largage d’armes, de munitions et d’équipements de secours aux combattants kurdes et non kurdes qui défendent la ville.
Depuis, Erdoğan a été obligé de faire évoluer sa position en autorisant l’arrivée de renforts… mais à condition qu’ils n’appartiennent pas à la gauche kurde. C’est pourquoi des peshmergas du Kurdistan irakien, gouverné par le parti conservateur PDK de Barzani, devraient faire leur entrée dans Kobanê, alors que des milliers de Kurdes de Syrie sont prêts à se battre.
Pendant ce temps, dans les monts de Sinjar (dans le nord de l’Irak), des milliers de Kurdes yezidis qui y avaient trouvé refuge, sont en ce moment même encerclés par les djihadistes équipés de véhicules blindés Humvees qui ont lancé depuis lundi dernier (20 octobre) une nouvelle offensive… Deux zones résidentielles situées dans la plaine ont été prises par l’EI, forçant des milliers de civils à fuir de nouveau dans la montagne. Les volontaires des milices YBŞ (Yekineyen Berxwedanê Şengalê – Unités de résistance de Sinjar), épaulés par les HPG (Forces de défense du peuple, du PKK) annoncent avoir tué une vingtaine de djihadistes au cours de très violents combats et ont lancé des appels d’alerte et de mobilisation. Des renforts devraient là aussi être envoyés très vite…
La bataille de Kobanê a modifié beaucoup de choses en très peu de temps et se traduit maintenant par une nouvelle alliance assez inédite entre les forces de la gauche kurde et la principale puissance impériale au monde. Les deux n’avaient probablement pas le choix, compte tenu de leur situations et objectifs respectifs.
Le point sur les raisons de cette entente, au départ purement opérationnelle, et sur les dangers que recèlent ces derniers développements.
Serpent Libertaire, le 22 octobre 2014

Alors que l’EI a été chassé de Kobanê, les dangers que représentent les prérogatives impériales des États-Unis menacent les ambitions kurdes pour l’autonomie démocratique.

Maintenant que divers rapports confirment que les hommes et les femmes kurdes incroyablement courageux ont réussi à tenir la ville de Kobanê et même à chasser les fascistes de l’EI, il est temps de réfléchir. Comment ont-ils réussi à repousser l’EI ? Pourquoi les États-Unis se sont-ils plus fortement impliqués ? Et quels dangers peuvent surgir à partir de maintenant ?

Il y a deux semaines, les indomptables Unités de défense du peuple (YPG) avaient rendu publique une déclaration de défi qui soulignait le sens de leurs « responsabilités historiques », promettant que « la défaite et l’extinction de l’EI débuteront à Kobanê. Chaque rue, chaque maison de Kobanê seront une tombe pour l’EI ». Beaucoup ont admiré le courage des Kurdes. Des camarades turcs et d’ailleurs ont même essayé de se joindre à la défense de Kobanê et des campagnes ont été lancées à travers le monde pour recueillir de l’argent pour eux.
Mais, il y avait probablement peu d’outsiders pour croire vraiment que l’assaut meurtrier de l’EI pourrait être arrêté, quand plusieurs articles publiés défendaient que Kobanê était pratiquement tombée. Ceci fut dû en grande partie à la position criminelle et intransigeante de la Turquie qui consista à bloquer les lignes d’approvisionnement kurdes, et au manque d’intérêt des États-Unis pour ce qui – selon leurs calculs impériaux – était une ville stratégiquement sans importance.
Deux semaines plus tard, la situation semble avoir été totalement renversée, avec l’EI qui semble battre en retraite et un responsable kurde déclarant qu’« il n’y a plus d’EI dans Kobanê maintenant », bien que les combats se poursuivent dans la partie est de la ville. Au cours de ces mêmes semaines, les États-Unis ont intensifié leurs bombardements aériens sur les positions de l’EI dans et en hors de Kobanê, et ont engagé pour la première fois des pourparlers directs avec le Parti de l’union démocratique kurde (PYD). Le commandant kurde des YPG a quant à lui déclaré que « sa milice avait reçu des armes, des fournitures et des combattants ». Même s’il n’a pas révélé de plus amples informations, des journalistes se trouvant dans la ville turque de Suruç, à 15 kilomètres de la frontière de Kobanê, ont semble-il « rencontré des combattants qui faisaient la navette ». Cela est sans doute redevable à une connaissance intime de la région de la part des combattants, mais un "Turc bien placé", a déclaré à la BBC « que des fournitures avaient en effet été autorisées à traverser la frontière ».

Si Kobanê était tombé, les États-Unis et la Turquie en auraient porté la responsabilité. Les deux États ont le pouvoir et la capacité militaire d’arrêter l’EI et de l’empêcher d’atteindre la ville. En outre, et plus important encore, différents rapports semblaient prouver que la Turquie a activement aidé l’EI sur plusieurs plans :
1.- en permettant aux combattants de l’EI blessés de recevoir un traitement médical dans les hôpitaux turcs, et de repasser en Syrie pour rejoindre le combat ;
2.- en permettant à l’EI de traverser la frontière et de vendre du pétrole tiré des gisements qu’il contrôle sur le marché noir de la Turquie, une donnée d’une importance financière considérable pour l’EI ;
3.- en bloquant les forces expérimentées du PKK et en les empêchant de pénétrer en Syrie pour aider à défendre Kobanê et combattre l’EI, et même en bloquant les approvisionnements en armes et autre fournitures nécessaires ;
4.- la semaine dernière, et là c’est encore plus grave, en réactivant son engagement dans la guerre contre ses propres Kurdes lorsqu’elle a bombardé des positions du PKK dans la région sud-orientale de Dağlıca.

Bien que l’ensemble de ce qui précède demeure, la politique et les calculs impériaux sont complexes et reflètent la nécessité de défendre des intérêts divers et contradictoires. Dans le cas de Kobanê, il est évident que la Turquie était bien heureuse de laisser l’EI frapper un grand coup contre les forces kurdes, et potentiellement de massacrer des milliers de Kurdes. Elle a également cherché à obtenir comme contrepartie de réorienter la pression internationale sur la formation d’un nouveau front contre le régime d’Assad de Syrie. Les États-Unis, aussi, étaient parfaitement heureux de laisser ces "victimes indignes" mourir et ont déclaré clairement que Kobanê n’avait aucune importance pour eux.

Qu’est-ce qui a changé cette situation ? Bien que les États-Unis accordent encore la priorité à la lutte contre EI en Irak, où ils ont beaucoup plus d’intérêts économiques et leur réputation à défendre, ils ont augmenté leurs attaques aériennes sur l’EI autour de Kobanê, probablement en coordination avec les Kurdes. Les Kurdes de la région se sont naturellement réjouis de ces frappes aériennes américaines sur les positions de l’EI, et d’ailleurs depuis le début la résistance kurde avait appelé à des frappes aériennes plus nombreuses et plus efficaces.

Deux raisons me semblent expliquer l’implication accrue des États-Unis.
Tout d’abord, les forces YPG-PKK bien formées se sont révélées être les adversaires militaires les plus efficaces de l’EI, même en tenant compte de leur infériorité numérique et en armement. Alors qu’en Irak, l’armée – malgré une décennie de formation par les États-Unis et un armement sophistiqué – s’est débinée à la simple vue des combattants de l’EI, les forces YPG-PKK ont prouvé leur "valeur" pour la deuxième fois, après être venus à la rescousse des yézidis d’Irak. Comme les États-Unis ne veulent pas mettre les « bottes sur le terrain », car leurs alliés régionaux n’ont pas fait montre d’un engagement sérieux à ce jour, et comme leur campagne aérienne est vouée à l’échec, ils ont besoin d’alliés qui soient déterminés à combattre l’EI.

Deuxièmement, les États-Unis aident Kobanê pour des « raisons de propagande », selon les mots du rédacteur de la BBC spécialiste de diplomatie et de défense, Mark Urban. Comme dans tout bon réseau mafieux, dans les relations internationales, tout repose sur la réputation. Avec les États-Unis ayant annoncé qu’ils allaient « affaiblir et finalement détruire » l’EI, et avec les yeux du monde posés sur Kobanê en raison de la bravoure encore endurcie des combattants kurdes et de l’activisme de leurs partisans partout dans le monde, un massacre à Kobanê aurait porté un coup à la crédibilité des États-Unis. Kobanê « est plus un symbole qu’un atout stratégique, mais sa perte renforcerait le sentiment que l’EI est imparable », ajoute l’analyste militaire de la Brookings Institution, Michael O’Hanlon.

Les Kurdes ont maintenant été contraints à une alliance stratégique apparemment inévitable, mais dangereuse, avec les États-Unis. Inévitable, car ils étaient dépassés en armement par l’EI et qu’ils avaient besoins d’armes sophistiquées avec eux pour bloquer l’EI et créer un espace de respiration. Dangereuse, parce que les intérêts et les intentions des Kurdes sont diamétralement opposés à ceux des États-Unis, ce que les savent parfaitement. Les tentatives des Kurdes de créer des zones démocratiques autonomes sont tout autant une menace pour les intérêts impériaux des États-Unis que pour l’EI. La pierre angulaire de la politique des États-Unis au Moyen-Orient a toujours été le soutien à des régimes stables qui peuvent réussir à bloquer tous les appels à la démocratie ou au contrôle national sur les ressources naturelles du pays. En ce sens, la comparaison des Kurdes avec les anarchistes espagnols de 1936 que fait David Graeber tient la route : bien que les anarchistes combattaient également des fascistes, l’ensemble des grandes puissances occidentales se sont opposées à eux et ont bloqué l’envoi des armes, avec un Churchill célèbre pour avoir préféré les fascistes aux anarchistes ou communistes.

À la lumière de la coopération YPG-États-Unis, il est utile de rappeler une histoire plus contemporaine, celle de la trahison de chiites et des Kurdes d’Irak en 1991.

C’était en 1991, mais cela aurait tout aussi bien pu être en 2014, qu’un diplomate européen avait noté que « les Américains préféreraient avoir un autre Assad, ou mieux encore, un autre Moubarak à Bagdad ». Ce fut au cours de la première guerre du Golfe, lancée parce que l’ancien allié Saddam Hussein avait désobéi aux ordres américains en envahissant le Koweit. L’attaque états-unienne contre l’Irak avait créé un espoir parmi les Kurdes et les chiites opprimés, espoir renforcé par Bush qui les encouragea ouvertement à se soulever contre Saddam Hussein, donnant ainsi l’impression que les États-Unis les appuieraient. Mais les incertitudes devant un Irak post-Saddam ont conduit les États-Unis à décider de maintenir Saddam au pouvoir. Au cours des semaines les plus terribles de l’histoire irakienne, les États-Unis – qui contrôlaient alors totalement l’espace aérien irakien – n’ont rien fait et ont permis à Saddam Hussein de briser la zone d’exclusion aérienne contrôlée par les États-Unis et d’utiliser des hélicoptères de combat pour réprimer les soulèvements et massacrer les civils kurdes et chiites.
Les Kurdes n’ont pas besoin qu’on leur rappelle ces faits. Leurs familles ont vécu à travers eux et d’autres trahisons impériales. Dans le même temps, ils n’ont pas de temps à perdre avec des philosophes occidentaux qui, depuis leurs fauteuils, condamnent toute coopération avec des bombes états-uniennes – et à juste titre. C’était leurs vies qui étaient directement en jeu.

Mais cette nouvelle situation n’est pas sans poser d’énormes difficultés. Le fait que les États-Unis continuent à placer une plus grande importance sur l’Irak que sur Kobanê et que le commandant de l’armée américaine au Moyen-Orient, Lloyd Austin, vendredi 17 octobre pensait encore « fort possible » que Kobanê finisse par tomber aux mains de l’EI, soulève de sérieuses questions. Combien de temps les États-Unis continueront-ils à aider la résistance par des frappes aériennes ? Qu’est-ce qu’il se discute dans les pourparlers de haut niveau entre les représentants du PYD et département d’État des États-Unis ? Qu’est-ce que les États-Unis vont essayer d’"obtenir" des Kurdes ? Une coopération plus active dans la lutte contre l’EI ? En échange de quoi ?

Une réponse a été donnée aujourd’hui [19 octobre] dans la déclaration du Commandement général des YPG. Dans cette dernière, ils confirment avoir conclu une entente avec l’Armée syrienne libre (ASL), le groupe qui a combattu le régime tyrannique d’Assad avec un certain soutien de l’Occident. Ils confirment également que l’ASL se bat à leurs côtés dans Kobanê et qu’à partir de maintenant ils vont coopérer dans « lutte contre le terrorisme et à la construction d’une Syrie libre et démocratique ». Il s’agit d’un changement significatif dans la stratégie puisque cela implique non seulement de combattre d’EI, mais aussi Assad – une demande-clé de la Turquie – et qui, en outre, se base sur un « véritable partenariat pour l’administration de ce pays » avec toutes ses « classes sociales ».

Est-ce là le prix que les YPG de gauche a dû payer pour que s’ouvrent des lignes d’approvisionnement ? C’est une question ouverte sur ce que cela signifie pour la révolution sociale dans le Rojava.
Il n’est pas improbable, par exemple, que les lignes d’approvisionnement à travers les frontières turques aient été secrètement tolérées par la Turquie en raison de la pression des États-Unis et/ou de l’accord qui a été conclu avec l’ASL. Elles peuvent aussi être coupées. Les frappes aériennes états-uniennes peuvent également s’interrompre et les considérations impériales peuvent changer. La liste de ceux qui, par nécessité ou par choix, ont collaboré avec les puissances impériales mais qui ensuite les ont laissé mourir est infinie. La triste réalité est que les empereurs modernes peuvent encore décider de qui vit et de qui meurt.

Comme les Kurdes en sont conscients, à long terme, la coopération avec les États-Unis est incompatible avec leurs propres ambitions et aspirations à une région et une société libérée de toutes les formes d’oppression. Mais savoir s’il existe d’autres options à court terme est une question pertinente. Même pour l’approvisionnement continu en armes lourdes indispensables et la libre circulation de leurs forces, ils sont dans une large mesure tributaires des préférences des maîtres impériaux.

Cette fois, grâce à leur bravoure, ils forcé la main impériale et sont en mesure de poursuivre leur combat. Mais qu’en sera-t-il demain ? La Turquie a été pendant des décennies l’un des principaux alliés régionaux des États-Unis, et même si les États-Unis ont besoin maintenant des Kurdes, ce sera au mieux une alliance temporaire.
Pour nous, Occidentaux qui nous plaçons en solidarité avec nos camarades kurdes, il est essentiel de poursuivre la pression sur nos propres États, de faire que les yeux du monde restent fixés sur Kobanê et sur la lutte kurde dans son ensemble. Plus que cela, nous devons soutenir ouvertement les appels des YPG pour que des armes leur soient fournies et exiger que le PKK soit retiré de la monstrueuse "liste terroriste". Coincés entre le marteau et l’enclume, les Kurdes au bout du compte ne peuvent compter sur eux-mêmes. Plus grande sera leur liberté de se déplacer, mieux armés ils seront, plus grande sera leur capacité de protéger la révolution sociale dans le Rojava et, aussi, de combattre l’EI.

Jelle Bruinsma est doctorant-chercheur en histoire à l’Institut universitaire européen et collaborateur de ROAR Magazine. ROAR, Reflections on a Revolution, roarmag.org

Reportage sur Kobanê avec l’Action Anarchiste Révolutionnaire (DAF)
(Meydan Gazetesi, Paris-luttes.info, le 26 octobre 2014.)

On ne peut pas nier la réalité : les politiques opportunistes du capitalisme mondial et de l’Etat turc se trouvent derrière les tentatives d’attaque de Kobanê depuis 2 ans. Nous nous sommes entretenus sur la Révolution au Rojava et de la résistance de Kobanê, avec Abdülmelik Yalçin et Merve Demir, membres de l’Action Anarchiste Révolutionnaire (DAF), solidaire avec les populations de la région, et présents à Suruç (ville des réfugiés au bord de la frontière turco-syrienne) depuis le premier jour de la résistance, afin de lutter contre ceux qui veulent faire de l’ombre à la révolution populaire.

Vous avez réalisé pas mal d’actions pendant la résistance de Kobanê. Vous avez publié des affiches et des tracts. A part cela, vous avez joué un rôle actif en réalisant des chaînes de boucliers humains, à Suruç et dans les villages près de la frontière de Kobanê. Quel était votre objectif en allant à la frontière ? Pouvez-vous nous raconter ce que vous y avez vécu ?

MD : Parallèlement à la Révolution au Rojava, la République turque a essayé de construire un mur pour casser les effets de cette révolution sur la population kurde de Turquie. Pendant qu’en Syrie se déroulait des guerres d’opportunisme du capitalisme mondiale et des pays avoisinants, au Rojava, le peuple Kurde faisait un pas de plus vers la révolution populaire. Ce pas a servi à l’ouverture d’un vrai front pour la liberté des peuples. Regardant ce qui se passait particulièrement à Kobanê, et dans tout le Rojava, en tant qu’anarchistes révolutionnaires, il nous était impossible de ne pas nous faire partie prenante de ce processus. Être solidaire avec les peuples qui résistaient à Kobanê, est un point assez important, dans une conjoncture où les frontières des pays disparaissent. Nous étions au 15ème mois de la Révolution du Rojava. Pendant ces 15 mois, nous avions été très actifs, organisant un grand nombre d’actions unitaires, et réalisé de nombreuses affiches et tracts. Lors des dernières attaques contre la révolution de Kobanê, parallèlement à nos travaux d’affiches et tracts, nous avons organisé beaucoup d’actions de rue dans divers [NdT : à Istambul]. Mais il nous était nécessaire d’être présents à la frontière de Kobanê, pour saluer la lutte pour la liberté du peuple Kurde, et contre les attaques des gangs de l’EI – qui sont de purs produits de violence. Nous sommes partis d’Istanbul, le soir du 24 septembre vers la frontière de Kobanê. Rejoindre nos camarades qui nous ont précédés. Nous avons commencé à former un bouclier humain, dans le village de Boydê, situé à l’Ouest de Kobanê. Comme nous, des centaines de volontaires venus de divers endroits de l’Anatolie, de la Mésapotamie, formaient ce bouclier humain, tout le long de la frontière de 25km, dans des villages comme Boydê, Bethê, Etmankê, Dewşan. L’un des objectifs de ces boucliers humains, était d’empêcher les aides d’armement, de renforts en hommes, et de logistique de l’Etat turc dont le soutien à l’État Islamique était connu de tous. Avec ces veilles qui durent encore aujourd’hui, la vie dans les villages de la frontière s’est transformée en une vie communautaire, malgré les conditions de guerre. Un autre objectif de nos vigies était également d’intervenir pour le passage et le soutien du peuple de Kobanê qui a été obligé de fuir les attaques qui ciblaient le ciblait, mais qui se faisait bloquer et devait attendre aux passages frontaliers durant des semaines, subissant de temps à autre les attaques des gendarmes. Les premiers jours de notre veille, avec ceux qui venaient d’Istanbul, nous avons coupé les grillages de la frontière et nous sommes passés à Kobanê.

Pouvez-vous nous raconter ce que vous avez vécu après votre arrivée à Kobanê ?

AY. Dès notre passage à la frontière, nous avons été accueillis avec un grand enthousiasme. Dans les villages à la frontière de Kobanê, toute la population était dehors, de 7 à 77 ans. Les combattants de l’YPG (unités combattantes de l’armée populaire) et YPJ (unités combattantes féminines) ont tiré en l’air, debout sur les toits, dans des rues, pour saluer le fait que nous anéantissions les frontières. Nous avons fait une marche dans les rues de Kobanê. Puis nous avons discuté avec le peuple de Kobanê et les combattants YPG/YPJ qui défendent la révolution. C’est très important de traverser, de cette façon, les frontières mises par les États entre les peuples. Cette action a été réalisée en pleine guerre.

Il y a eu beaucoup d’informations sur les attaques faites par la gendarmerie et la police sur les populations à la frontière et sur les veilles de bouclier humain. Par ces intimidations, quel est l’objectif de la République Turque ?

A.Y. : Oui, l’État turc a en continue, une politique d’attaque contre les paysans de la frontière et les habitants de Kobanê qui essayent de traverser. Parfois les attaques sont multipliées, et parfois elles durent des jours. Chaque attaque a un prétexte et il est évident que chacune d’elle a un objectif bien particulier. Nous avons observé que quasiment à chaque attaque de gendarmes, il y avait des transferts de véhicules par la frontière. Nous ne savons pas le contenu de ces véhicules qui fournissent l’EI. Mais nous pouvions le deviner en faisant le parallèle avec l’intensité des attaques, s’il s’agissait de renforts humains, d’armes ou encore parfois de vivres pour subvenir aux besoins quotidiens de l’EI. Ces transferts se faisaient parfois par des véhicules qui portaient des immatriculations officielles, et d’autres fois par des gangs de « contrebandiers » soutenus par l’État. De plus, ces gangs soutenus par l’État, extorquent les biens des habitants de Kobanê qui attendent à la frontière. Et la gendarmerie, à la frontière, donne un droit de passage moyennant une commission d’environ 30%. Les politiques de l’État envers les populations de la région fonctionnaient déjà de cette façon, depuis de longues années. Mais prétextant les conditions de guerre ces politiques sont devenus encore plus visibles. Cette visibilité et les attaques ont pour but d’intimider les volontaires des boucliers humains et les peuples frontaliers.

Même si l’État turc le niait, l’existence et le fonctionnement du soutien à l’EI étaient relativement connus. Mais vous dites que lors de ce processus sa participation a prit des proportions visibles à l’œil nu. C’est-à-dire l’existence d’un environnement où l’État ne cache plus son soutien. Comment fonctionne le soutien de la République Turque à l’EI ?

M.D. : La République turque a nié son soutien à l’EI, avec insistance. Mais ironiquement, à chaque intervention de négation, un nouveau transfert était organisé à la frontière. La plupart de ces convois étaient d’une grande visibilité. Par exemple, des véhicules différents, laissaient à la frontière, et à plusieurs reprises, des « paquets de secours ». Nous avons été témoins de passage de dizaines de « voitures de service » à vitres fumées passer la frontière à la Porte de Mürşitpınar (ville turque frontalière syrienne). Personne ne se demande ce qu’il y a dans ces voitures car nous savons tous que tous les besoins de l’EI sont satisfaits par ce moyen.

Pourriez-vous nous parler de l’importance actuellement historique de l’appropriation de la Résistance de Kobanê et de la Révolution au Rojava, surtout dans ce processus, pour les anarchistes révolutionnaires ?

A.Y. : Il ne faut pas penser la Révolution au Rojava et la Résistance à Kobanê séparément de la lutte pour la liberté que le peuple Kurde mène depuis des dizaines d’années. La lutte pour la liberté du Peuple Kurde, a été lancée comme un problème dont la source viendrait du peuple et non de l’Etat, et pendant des années, elle a été qualifiée sur les terres où nous vivons de « Problème Kurde ». Nous tenons à le répéter à nouveau, ceci est la lutte du peuple Kurde pour la liberté. Il y a un seul problème ici, et c’est le problème de l’Etat. Le peuple Kurde mène un combat d’existence contre la politique ségrégationniste et destructive exercée depuis des siècles par les pouvoirs politiques successifs dans cette région. Avec le slogan « PKK est le peuple, le Peuple est ici », le sujet politique prend forme chez chaque personne une par une, et l’identité de la force organisée est claire. Depuis qu’avec cette perception, nous avons concrétisé la lutte, dans différentes zones, de l’individu à la société, la relation que nous avons bâtie avec le peuple Kurde et l’organisation du peuple Kurde est une relation de solidarité mutuelle. Cette relation solidaire, est une relation que nous avons fondée en regardant par le prisme de la lutte pour la liberté des peuples. Dans les luttes pour la liberté, le mouvement anarchiste a été toujours un déclencheur. Dans une période où le socialisme ne pouvait pas sortir du continent européen, alors qu’une théorie comme « Le droit des peuples à disposer d’eux mêmes » n’existait pas encore le mouvement anarchiste s’est habillé des luttes pour la liberté des peuples dans différents endroits du monde. Pour comprendre cela, il faut regarder l’effet de l’anarchisme sur les luttes populaires dans un éventail large, de l’Indonésie au Mexique. De la révolution au Rojava, au combat des Zapatistes du Chiapas, les luttes des peuples pour la liberté ne correspondent pas aux descriptions des luttes nationales classiques. Parce qu’il est évident que concept de « nation » est lié à l’État. C’est pourquoi les luttes entreprises par les peuples pour s’organiser sans État doivent être étudiées en dehors de la notion « nationale ». Cependant, nous ne faisons pas la démarche de considérer la Résistance de Kobanê par des rapprochements avec d’autres processus historiques. Certains groupes font des renvois à d’autres processus historiques et leurs trouvent des ressemblances avec la Résistance de Kobanê. Mais il faut bien comprendre que la Résistance de Kobanê, c’est la Résistance de Kobanê ; et la Révolution au Rojava, c’est la Révolution au Rojava. Si on tient absolument à faire des parallèles avec la Révolution du Rojava, mais en regardant par le prisme d’une révolution populaire, dans ce cas, il faut aller regarder du côté de la révolution populaire de la péninsule ibérique.

Même si la Résistance à Kobanê se fait près de la frontière de l’État turc, de nombreuses actions et manifestations de solidarité on été faites au quatre coins du monde. Comment interprétez-vous les effets de la Résistance de Kobanê, ou, en vérité, la Révolution au Rojava, avant tout sur l’Anatolie, et bien sûr au Moyen Orient et dans le reste du monde ? Quels sont vos prédictions sur ces effets ?

M.D. : Les appels au « serhildan » (terme turc spécifique désignant les nombreux mouvements populaires d’insurrection kurde contre l’État turc depuis les années 90’ sur le slogan « Edi Bese » : Assez !) ont d’abord trouvé réponse dans les villes d’Anatolie, à commencer par les villes du Kurdistan. Dès le premier soir, les populations ont salué la Révolution au Rojava et la Résistance de Kobanê qui combat l’EI assassin et son soutien à l’État turc. L’État a commencé par attaquer les « serhildan » avec les forces des milices paramilitaires (nota : groupuscules d’extrême droite fomentés par l’État turc). Lors de ce processus de « serhildan » l’État qui terrorise les rues du Kurdistan, à travers les contra-hizbul, a assassiné 43 de nos frères. Ces assassinats sont le signe de la peur de l’État turc de la Révolution au Rojava, et du fait que cette révolution survienne dans ses terres. Une autre peur du capitalisme mondial et de l’État turc qui attaque, dépité par la crainte, est bien-sûr : le Moyen-Orient. Malgré tant de pillages, de violences, une révolution populaire a pu exister dans le Moyen-Orient. Et cela met sans dessus dessous les plans du capitalisme mondial. Un grand chamboulement, car malgré les conditions de guerre, malgré toutes les carences, une révolution populaire a pu fleurir à Rojava. Cette révolution est la réponse apportée à tous les doutes sur la possibilité d’une révolution dans cette région et partout dans le monde, et a consolidé la foi en la révolution chez les peuples de la région et dans le monde. De toutes façons, le but de toutes les révolutions populaires dans l’histoire est de donner naissance à une révolution sociale qui se mondialise. Dans cette perspective nous avons fait un appel de solidarité à l’anarchisme mondial, pour la Résistance de Kobanê et la Révolution au Rojava. Suite à notre appel, les anarchistes de partout dans le monde ont réalisé des actions, en Irlande, en Allemagne, Bruxelles, Amsterdam, Paris, New York… Nous saluons par cette occasion toutes les organisations anarchistes qui ont entendu notre appel et qui ont organisé des actions, qui sont descendues dans la rue, ainsi que celles qui nous ont rejoint à la frontière pour faire les boucliers humains.

Depuis le premier jour des attaques de l’EI, Les médias, surtout celles soutenues par l’État turc, ont fait couler beaucoup d’encre, en annonçant que Kobanê était sur le point de tomber. Mais depuis un peu plus d’un mois, elles semblent avoir enfin compris que Kobanê n’est pas tombée et ne tombera pas. En tant que journal Meydan, nous saluons votre solidarité avec Kobanê. Voulez-vous ajouter quelque chose ?

M.D. : Nous, anarchistes révolutionnaires, avons vu encore une fois la foi inébranlable en la révolution sur des terres qui vivent dans des conditions de guerre, nous l’avons vécu, nous le vivons. Ce qui se passe au Rojava est une révolution populaire ! Cette révolution, où les frontières disparaissent, les États deviennent inefficaces, les plans du capitalisme mondial sont détruits, se socialisera sur notre géographie. Nous appelons tous les opprimés qui sont dans les quatre coins de notre géographie, à regarder par la fenêtre des opprimés, avec cette conscientisation, à agrandir la lutte organisée pour la révolution sociale. C’est la seule solution pour faire vivre dans des géographies plus larges la révolution sociale dont les fondations se sont bâties au Rojava. Vive la Résistance de Kobanê ! Vive la Révolution au Rojava !

Meydan, gazette mensuelle anarchiste, meydangazetesi.org

VERS L’AUTOGESTION AU ROJAVA ?

Deux semaines au Rojava.
(Zaher Baher, traduction : alternative libertaire. juillet 2014)

Le texte ci-dessous est un des rares témoignages sur l’expérience d’auto-organisation populaire du Kurdistan syrien. C’est la raison pour laquelle il était nécessaire de le rendre accessible aux francophones, en dépit de ses lacunes et de certaines confusions. L’auteur n’ayant pu répondre à nos questions, nous avons recoupé certaines informations avec d’autres sources (merci au journaliste Maxime Azadi, d’Actukurde.fr). Nous avons fait le choix d’utiliser la version kurde des noms de lieu, tout en indiquant, dans certains cas, leur nom en arabe et en français. L’intégralité du texte est reproduite, à l’exception d’un passage de géopolitique trop long et trop peu pertinent à notre sens. L’ensemble des analyses n’appartiennent qu’à leur auteur, et n’engagent pas Alternative libertaire. Les notes sont de l’équipe de traduction.

En mai 2014, j’ai parcouru pendant quelques semaines le Kurdistan syrien — « le Rojava » — au nord-est du pays, avec un ami. Durant ce séjour, nous avons eu toute latitude pour rencontrer qui nous voulions : femmes, hommes, jeunes, partis politiques. Dans cette région, il y a plus de 20 partis, qu’ils soient étiquetés « kurdes », « chrétiens », ou autres. Quelques-uns participent à l’« auto-administration démocratique » (Democratic Self Administration, DSA) ou « autogestion démocratique » (Democratic Self Management) de la région de la Cizîrê.

La Cizîrê est l’un des trois cantons du Rojava. Nous avons également rencontré des partis politiques kurdes et chrétiens qui ne participent pas à l’auto-administration. En outre, nous avons rencontré des responsables de l’auto-administration, membres de divers comités, groupes et communes, ainsi que des hommes d’affaires, des commerçants, des ouvriers, ou de simples badauds sur le marché et dans la rue.

Le contexte

Le Kurdistan est un territoire peuplé d’environ 40 millions d’habitantes et d’habitants, partagé, à la fin de la Première Guerre mondiale, entre l’Irak, la Syrie, l’Iran et la Turquie. Au cours de l’histoire, le peuple kurde a subi des massacres et même un génocide de la part des régimes qui se sont succédé, principalement en Irak et en Turquie. Depuis lors, il a été continuellement opprimé par les gouvernement centraux. En Irak, sous la dictature de Saddam Hussein, les Kurdes ont subi des massacres à l’arme chimique au cours de l’opération Anfal.
En Turquie, il n’y a pas si longtemps encore, les Kurdes n’avaient pas le droit de parler leur propre langue, et ils n’étaient reconnus que comme « Turcs des montagnes » – allusion au relief montagneux du Kurdistan de Turquie. En Syrie, la situation des Kurdes était un peu meilleure qu’en Turquie. L’Iran, lui, les reconnaît comme un peuple distinct des Perses et leur a octroyé des droits, mais pas d’autonomie politique.

Après la 1re guerre du Golfe (1991) s’est constitué en Irak un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Après la 2e guerre du Golfe (2003), l’invasion et l’occupation de l’Irak, le GRK a profité de la situation pour se renforcer et se doter d’une administration, d’un budget et d’une armée – les peshmergas – autonomes. A Bagdad, le gouvernement central n’a pu qu’entériner cette autonomisation et, dans une certaine mesure, l’a même soutenue. Ceci a encouragé les autres parties du Kurdistan, particulièrement en Turquie et en Syrie.
Au cours de cette même année 2003, des Kurdes de Syrie ont fondé le Parti de l’union démocratique (PYD, pour Partiya Yekîtiya Demokrat), qui est venu s’ajouter aux partis et organisations kurdes déjà existants dans la région. La plupart remontaient aux années 1960 mais s’étaient révélées peu efficients en comparaison du rapide développement du PYD.

Le Printemps arabe

Le Printemps arabe a secoué la Syrie au début de 2011 et, au bout de quelque temps, s’est propagé dans les régions de la Cizîrê, de Kobanê et d’Efrîn. La protestation populaire y a été profonde et constante. Elle a contribué au retrait de l’armée des cantons kurdes, à l’exception de certains territoires de la Cizîrê dont nous parlerons plus loin.

Pendant ce temps, se constituait – avec l’appui du PKK et du PYD – le Mouvement de la société démocratique (Tev-Dem, pour Tevgera Civaka Demokratîk), qui a rapidement acquis une solide assise populaire. Après le départ de l’armée et de l’administration syrienne, la situation est devenue chaotique – nous verrons pourquoi – et le Tev-Dem s’est trouvé dans l’obligation de mettre en application son programme avant que les choses n’empirent.

Le programme du Tev-Dem était très fédérateur, et couvrait tous les sujets de société. Beaucoup de gens du peuple, venus de différents milieux – kurde, arabe, musulman, chrétien, assyrien et yézidi – s’y sont impliqués. Son premier travail a été de mettre sur pieds toute une série de groupes, de comités et de communes, dans les rues, les quartiers, les villages, les cantons, les petites et les grandes villes.
Leur rôle a été de s’occuper de toutes les questions sociales : les problèmes des femmes, l’économie, l’environnement, l’éducation, la santé, l’entraide, les centres pour les familles endeuillées, le commerce et les affaires, les relations avec les pays étrangers. Des groupes ont même été chargés d’arbitrer les contentieux, pour éviter aux plaignants qui le souhaitaient d’avoir à engager des procédures judiciaires.

Généralement, ces groupes se réunissent chaque semaine pour faire le point sur la situation sociale. Ils ont leur propre représentant dans le conseil du village ou de la ville, nommé « maison du peuple ».
Le Tev-Dem, à mon sens, est un mouvement des plus efficaces, et assume toutes les tâches qu’il s’est fixé. Je pense que les raisons de son succès sont les suivantes :
La volonté, la détermination et l’énergie de gens convaincus qu’ils peuvent changer les choses ;
La participation volontaire d’une majorité de la population, à tous les niveaux, pour assurer la réussite de cette expérience ;
La mise en place d’une de forces défensives reposant sur trois composantes : les Unités de protection populaire (YPG, pour Yekîneyên Parastina Gel), les Unités de protection féminines (YPJ, pour Yekîneyên Parastina Jin) et l’Asayesh (une force mixte présente dans les villes et sur les points de contrôle). En plus de ces trois composantes, il existe une unité spéciale féminine non mixte, pour traiter les questions de violences sexuelles et domestiques.

De ce que j’ai vu, le Kurdistan syrien a suivi – à raison, à mon avis – une voie différente de celle des autres pays touchés par le « Printemps arabe ». Les différences sont flagrantes.
1. Les pays du « Printemps arabe » ont été bouleversés par de grands événements, et plusieurs ont chassé leurs dictateurs. Mais le « Printemps arabe », dans le cas de l’Egypte, a engendré un gouvernement islamiste, puis une nouvelle dictature militaire. D’autres pays n’ont guère fait mieux. Cela montre la puissance du peuple qui peut, à un moment donné, être le héros de l’histoire, mais n’est pas forcément en mesure d’inscrire son succès dans la durée. C’est l’une des principales différences entre le « Printemps arabe » et le « Printemps kurde » du Rojava, qui pourrait bien durer – et qui dure, en tout cas, jusqu’à présent.
2. Au Kurdistan syrien, les gens étaient prêts et savaient ce qu’ils voulaient. Que la révolution devait se faire de bas en haut, et non l’inverse. Que ce devait être une révolution sociale, culturelle et éducative autant que politique. Qu’elle devait se faire contre l’Etat, le pouvoir et l’autorité. Que le dernier mot dans les prises de décision devait revenir aux communautés de base. Ce sont les quatre principes du Tev-Dem. On ne peut que saluer ceux et celles qui ont lancé ces grandes idées et les ont mis en pratique, qu’il s’agisse d’Abdullah Öcalan, de ses camarades ou de quiconque. En conséquence, les Kurdes de Syrie ont créé leurs propres institutions pour mener la révolution. Dans les autres pays du « Printemps arabe », les gens n’étaient pas préparés. Ils voulaient certes renverser le gouvernement, mais pas le système. La majorité pensait que la seule révolution possible se faisait au sommet. La création de groupes de base n’a pas été entreprise, hormis par une minorité d’anarchistes et de libertaires.

L’auto-administration démocratique

Après de longs débats et un dur travail, le Tev-Dem a abouti à la conclusion qu’il était nécessaire d’instituer une auto-administration (DSA) dans chaque canton du Rojava (Cizîrê, Kobanê et Efrîn).
A la mi-janvier 2014, l’Assemblée du peuple de Cizîrê a élu sa propre DSA, pour mettre en oeuvre les décisions des maisons du peuple du Tev-Dem, et prendre en main une partie des tâches administratives locales — éducation, santé, commerce, défense, justice, etc. La DSA est composée de 22 hommes et femmes ayant chacun deux adjoints (un homme et une femme). Au total, près de la moitié sont des femmes. Des gens de toutes origines, nationalités et confessions peuvent y participer. Cela permet une atmosphère de confiance, détendue et fraternelle.

En peu de temps, cette auto-administration a fourni beaucoup de travail, et a rédigé une Constitution — nommée Contrat social —, une loi sur les transports, une lois sur les partis, et un programme pour le Tev-Dem.

La première page du Contrat social stipule que « les territoires de démocratie autogestionnaire n’admettent pas les concepts d’État-nation, d’armée nationale ou de religion d’État, de gestion centralisée et de pouvoir central, mais sont ouvertes à des formes compatibles avec les traditions démocratiques pluralistes, ouvertes à tous les groupes sociaux et toutes les identités culturelles, à la démocratie athénienne, et à l’expression des nationalités à travers leurs organisations. »

Le Contrat social compte de nombreux articles dont quelques uns sont extrêmement importants pour la société, par exemple :
• La séparation de l’État et des religions ;
• L’interdiction du mariage en dessous de l’âge de 18 ans ;
• La protection des droits des femmes et des enfants ;
• La prohibition de l’excision ;
• La prohibition de la polygamie ;
• La révolution doit se faire à la base de la société et être durable ;
• La liberté, l’égalité, l’équité et la non-discrimination ;
• L’égalité hommes-femmes ;
• La reconnaissance de toutes les langues usitées : l’arabe, le kurde et le syriaque sont langues officielles dans la Cizîrê ;
• La garantie d’une vie décente aux détenus, afin de faire de la prison un lieu de réhabilitation ;
• La reconnaissance du droit d’asile : aucun réfugié ne doit être contraint de partir.

La situation économique de la Cizîrê

La Cizîrê compte plus d’un million d’habitants, kurdes à 80%, mais aussi arabes, chrétiens, tchétchènes, yézidis, turkmènes, assyriens et arméniens. Il y a de nombreux villages arabes et yézidis, ainsi que 43 villages chrétiens.

Dans les années 1960, le régime syrien a appliqué dans les zones kurdes une politique dite « de la ceinture verte », que le parti Baas a poursuivi quand il est arrivé au pouvoir. Elle consistait en une marginalisation des Kurdes sur les plans politique, économique, social et éducatif. L’objectif de la « ceinture verte » était d’implanter une population arabe dans les zones kurdes, en lui distribuant des terres confisquées aux Kurdes. Bref, sous Assad, les Kurdes étaient des citoyens de troisième rang, après les Arabes et les chrétiens.

Une autre politique a été de cantonner la Cizîrê à la production de blé et de pétrole : pas d’usines, d’entreprises ni d’industrie. La Cizîrê produit 70% du blé syrien et est riche en pétrole, gaz et phosphates. La majorité de la population y est employée dans l’agriculture et le petit commerce, et il faut y ajouter les employés de l’éducation, de la santé, des services publics, les militaires et les petits entrepreneurs.
Après 2008, la situation s’est dégradée quand le régime Assad a promulgué un décret spécial interdisant la construction de grands bâtiments, en raison de la situation de guerre larvée dans cette région périphérique et frontalière.

Actuellement, la situation est mauvaise, du fait des sanctions imposées par la Turquie et par le Gouvernement régional du Kurdistan (on verra pourquoi plus loin). Le quotidien dans la Cizîrê est frugal, le niveau de vie est bas, mais ce n’est pas non plus la pauvreté. Les gens, en général, sont heureux de ce qu’ils ont accompli.
On trouve dans le Rojava les biens de première nécessité indispensables à toute société, ce qui est important, au moins pour le moment, pour éviter la famine, se tenir debout et résister aux sanctions de la Turquie et du GRK. Il y a du blé en quantité suffisante pour produire du pain et des pâtisseries. Le pain, du coup, est quasi gratuit.

Le pétrole est lui aussi très bon marché — on l’a « au prix de l’eau », comme on dit là-bas. On utilise le pétrole pour tout : à la maison, pour les véhicules, pour certains équipements industriels. Le Tev-Dem a rouvert certains puits de pétrole et dépôts de raffinage. A l’heure actuelle, la région produit plus de pétrole que ce dont elle a besoin : elle peut donc en exporter mais aussi stocker les surplus.
L’électricité est un problème, parce qu’elle est en bonne partie produite dans la région voisine, contrôlée par l’État Islamique (Daech). Par conséquent, les gens n’ont accès à l’électricité que six heures par jours — mais, au moins, elle est gratuite. Le Tev-Dem a amélioré la situation en vendant du diesel à bas prix aux propriétaires de groupes électrogènes, à la condition qu’ils vendent de l’électricité au voisinage à un prix plafonné.

Pour ce qui est de la téléphonie mobile, les appareils captent, selon la zone, soit le réseau du GRK, soit celui de la Turquie. Les lignes terrestres sont sous le contrôle du Tev-Dem et de la DSA, et semblent bien fonctionner. Là encore, c’est gratuit.

En ville, les boutiques et les marchés sont ouverts tôt le matin, jusqu’à 23 heures. On trouve beaucoup de marchandises de contrebande importées des pays voisins. D’autres produits viennent du reste de la Syrie, mais ils coûtent cher, en raison des taxes prélevées par les forces syriennes ou par les différents groupes armés qui contrôlent les circuits d’approvisionnement.

La situation politique dans la Cizîrê

Comme on l’a dit, la majorité des troupes du d’Assad se sont retirées de la région, ne conservant leurs positions que dans certaines localités. Elles tiennent la moitié de la ville principale, Hesîçe, face aux YPG-YPJ. Dans la deuxième ville de la région, Qamişlo, 6.000 à 7.000 soldats réguliers occupent toujours l’aéroport et une portion du centre-ville autour de la Poste – évitée du coup par la plupart des habitants.

Les deux parties se toisent et évitent de se frotter l’une à l’autre. Je qualifierais cette situation de « ni paix ni guerre ». Il y a certes déjà eu des affrontements, à Hesîçe comme à Qamişlo, avec des morts de chaque côté, mais jusqu’ici, le chef des tribus arabes a oeuvré à maintenir la coexistence.

Le repli de l’armée syrienne profite en fait aux deux parties.
D’un côté, Assad s’épargne un affrontement inévitable avec les Kurdes, et s’exonère d’avoir à défendre la région contre d’autres forces insurgées, puisque les YPG s’en chargent. Ses troupes ont ainsi pu se porter sur d’autres fronts, prioritaires pour le régime. Les YPG-YPJ protègeront de toute façon mieux le Rojava – y compris vis-à-vis de la Turquie – que l’armée syrienne.

D’un autre côté, les Kurdes ont tiré de cette situation des avantages substantiels :
• Ils ont cessé de combattre le régime Assad, ce qui a garanti la paix et la liberté pour la population, la sécurité de leurs terres et de leurs biens, et a épargné bien des vies.
• Le gouvernement continue de verser les salaires des fonctionnaires, bien que la quasi totalité travaillent à présent sous le contrôle de la DSA. Cela améliore évidemment la situation économique.
• La population y a gagné en autonomie dans sa vie et dans ses choix, dans le cadre du Tev-Dem et de la DSA. Plus cette situation se prolonge, et plus elle a de chances de s’enraciner.
• Les YPG-YPJ ont eu l’occasion par elles-mêmes, d’engager le combat avec les groupes terroristes, en particulier Daech, quand elles l’ont jugé nécessaire.

Dans la Cizîrê, il existe plus de 20 partis au sein des populations kurdes et chrétiennes. La majorité sont opposés au PYD, au Tev-Dem et à la DSA pour des raisons qui leur appartiennent – j’y reviendrai. Ils ont cependant la liberté de mener leurs activités sans aucune restriction. La seule chose qui leur soit interdite, c’est de posséder leur propre milice armée.

Les femmes et leur rôle

Les femmes sont largement acceptées et occupent une place importante, à tous les niveaux du Tev-Dem, du PYD et de la DSA. En vertu du système dit des « codirigeants » et des « coorganisateurs » (joint leaders and joint organizers), chaque direction de bureau, d’administration ou d’unité combattante doit inclure des femmes. En outre, les femmes ont leurs propres forces armées. Au sein des institutions, l’égalité hommes-femmes est complète.

Les femmes sont une force majeure, et sont très impliquées dans toutes les commissions des maisons du peuple, dans les comités, les groupes et les communes. Les femmes du Rojava ne forment pas seulement la moitié de la société : elles sont la moitié la plus efficace et la plus importante car si elles arrêtaient de travailler dans ces comités ou s’en retiraient, la société kurde pourrait bien s’effondrer. Beaucoup de femmes actives dans la politique ou dans la défense ont longtemps combattu avec le PKK dans les montagnes. Elles sont aguerries, résolues, dynamiques, responsables et courageuses.
Dans le Rojava, les femmes sont sacrées, et Abdullah Öcalan et les autres dirigeants du PKK-PYD ont pris très au sérieux leur rôle dans la reconstruction de la société, sous tous ses aspects. Dans la philosophie d’Öcalan, on ne verra le meilleur de la nature humaine que si la société redevient matriarcale, d’une façon moderne bien sûr.
Malgré cette situation, et bien que toutes les femmes soient libres, les relations amoureuses et sexuelles sont rares pour les combattantes. Les militantes et les militants que nous avons rencontrés estiment que tout cela — amour, sexualité, relations — n’est pas d’époque car leur investissement dans la révolution passe avant tout. Quand j’ai demandé ce qui advenait lorsque deux combattant.e.s ou deux responsables politiques tombaient amoureux, on m’a répondu que nul ne pouvait l’empêcher, mais qu’il valait mieux qu’elles soient mutées des postes plus appropriés.

Cela ébahira bien des Européens. Comment peut-on vivre sans amour, ni sexe, ni relations amoureuses ? Pour moi, c’est tout à fait compréhensible. Je pense que c’est leur choix et, si les gens sont libres de choisir, alors il doit être respecté.
Néanmoins, si on laisse de côté les unités combattantes, le Tev-Dem et les autres partis, j’ai fait une curieuse observation : je n’ai pas vu une seule femme travaillant dans un magasin, une station-service, un marché, un café ou un restaurant. Pourtant, les femmes et les questions féminines sont bien plus avancées ici qu’au Kurdistan irakien, qui a pourtant disposé de vingt-deux ans pour établir ses propres lois, avec une marge de manœuvre bien supérieure. Ceci dit, on ne peut pas non plus dire qu’il y ait un mouvement de femmes spécifique ou indépendant au Kurdistan syrien.

Les communes

Les communes sont les cellules les plus actives des maisons du peuple. Il y en a partout, qui se réunissent une fois par semaine pour discuter des affaires courantes. Chaque commune est basée dans un quartier, un village ou une ville, et a son propre représentant à la maison du peuple.

Ci-dessous, la définition de la commune, tirée du Manifeste du Tev-Dem, traduit de l’arabe :
Les communes sont les plus petites cellules et les plus actives. En pratique, elles constituent une société prenant en compte la liberté des femmes, l’écologie, et où est instituée la démocratie directe.
Les communes œuvrent à développer et à promouvoir des commissions. Sans rien attendre de l’État, celles-ci cherchent par elles-mêmes des solutions aux questions sociales, politiques, éducatives, de sécurité et d’autodéfense. Les communes instituent leur propre pouvoir en construisant des organismes tels que les communes agricoles dans les villages, mais aussi des communes, coopératives et associations dans les quartiers.
Il faut former des communes dans la rue, les villages et les villes, avec la participation de toutes et tous les habitants. Les communes se réunissent chaque semaine, et prennent leurs décisions au grand jour, avec leurs membres de plus de 16 ans.

Nous sommes allés à une réunion d’une des communes basée dans le quartier de Cornish, à Qamişlo. Il y avait là 16 à 17 personnes, pour la plupart des jeunes femmes. Nous avons pu discuter de façon approfondie de leurs activités et de leurs tâches. Elles nous ont dit qu’il y avait 10 communes dans le quartier, composées chacune de 16 personnes. « Nous agissons un peu comme des travailleurs sociaux, nous ont-elles dit, avec tout ce que ça comporte : rencontrer les gens, assister aux réunions hebdomadaires, démêler les problèmes, veiller à la sécurité et à la tranquillité publique, collecter les ordures, protéger l’environnement et assister à la grande réunion pour débriefer ce qui s’est passé durant la semaine. »

Elles m’ont confirmé que personne, pas même les partis politiques, ne s’ingère dans les décisions prises collectivement, et en ont cité quelques-unes : « Nous souhaitions utiliser une vaste parcelle, dans une zone résidentielle, pour créer un petit parc. Nous avons demandé une aide financière à la mairie. Elle n’avait que 100 dollars à nous donner. Nous avons pris l’argent, et collecté 100 dollars supplémentaires auprès des habitants. » Elles nous ont fait visiter ce parc en nous expliquant : « Beaucoup de gens ont travaillé bénévolement pour terminer le travail, sans dépenser davantage d’argent. »

Elles nous ont donné un autre exemple : « Le maire voulait lancer un projet dans le quartier. Nous lui avons répondu que rien ne se ferait sans qu’on ait, au préalable, recueilli l’assentiment des habitants. Nous avons tenu une réunion, qui a rejeté le projet. Tout le monde n’ayant pas pu venir à la réunion, nous sommes allés maison par maison pour recueillir les opinions. Le rejet du projet a été confirmé à l’unanimité. »

Quand, à leur tour, elles ont voulu savoir s’il existait des structures similaires à Londres, je leur ai répondu qu’il y avait certes plusieurs groupements, mais malheureusement aucun qui ressemble au leur — uni, progressiste et engagé. Bref, je leur ai avoué qu’elles étaient bien plus avancées que nous. Surprise, déception et même frustration de leur part : comment leur région pouvait-elle être à un stade plus avancé qu’un pays qui a connu la révolution industrielle il y a des siècles !

L’opposition kurde et chrétienne

Comme je l’ai dit, il y a plus de 20 partis politiques kurdes dans le Rojava. Quelques-uns se sont ralliés à l’auto-administration, mais 16 autres non. Tandis que certains se retiraient de la scène, 12 autres s’unissaient au sein d’une coalition nommée Assemblée patriotique du Kurdistan en Syrie, plus ou moins pro-Barzani, c’est-à-dire dans l’orbite du Parti démocrate kurde (PDK) et du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) en Irak.

Dans les années 1990, le sang a coulé entre le PKK et le PDK. De violents affrontements ont opposé les deux partis au Kurdistan irakien, faisant des milliers de morts. La plaie est encore à vif. Il faut avoir à l’esprit que le gouvernement turc soutenait le PDK dans sa lutte contre le PKK, aux confins de l’Irak et de la Turquie.

Le clan Barzani fait surtout grief à Abdullah Öcalan de se poser comme le leader national de tous les Kurdes.

L’auto-administration démocratique (DSA) mise en place au Kurdistan syrien sous l’égide du PYD et du PKK ne pouvait donc que déplaire à la Turquie et au GRK, son allié.

Tout ceci pour expliquer pourquoi le GRK s’oppose au Tev-Dem et à la DSA au Kurdistan syrien. Le PDK se préoccupe beaucoup de ce qui se passe dans le Rojava et, quoiqu’il advienne, cherche à tirer les marrons du feu. Il fournit donc une aide financière et des armes à certains partis locaux, dans l’idée de déstabiliser la région.

Notre rencontre avec les partis d’opposition a duré plus de deux heures, et la majorité d’entre eux étaient là. Nous leur avons demandé quels étaient leurs rapports avec le PYD, la DSA et le Tev-Dem. Sont-ils libres ? Ont-ils eu des militants persécutés ou arrêtés par les YPG-YPJ ? Disposent-ils de la liberté de s’organiser, de manifester ? Et d’autres questions de la sorte. A chaque fois, leur réponse a été : pas d’arrestation, pas de restriction à la liberté de manifester. Mais pas question pour eux de participer à la DSA.

Ils ont trois contentieux avec le PYD et la DSA.

Selon eux le PYD et le Tev-Dem ont trahi le peuple kurde, parce qu’ils ont laissé la moitié de Hesîçe (Hassaké) et une partie de Qamişlo (Kameshli) aux mains du régime de Damas, même si ses forces y sont limitées. Pour eux, cela revient à une compromission avec Bachar el-Assad.

Nous avons suggéré que cette politique “ni paix ni guerre” visait à stabiliser une situation qui a bénéficié à tout le monde dans la région, y compris aux partis d’opposition. Nous leur avons également dit, et ils devaient le savoir mieux que nous, que le PYD pourrait aisément chasser les soldats d’Assad de ces deux villes, au prix de quelques morts, mais la question est : qu’est-ce qui se passe après ?!
Assad ne veut pas renoncer à Hesîçe et, par conséquent, la guerre recommencerait avec son cortège de crimes, de persécutions, de bombardements, de villes et de villages détruits. Cela faciliterait par ailleurs une attaque de Daech ou d’Al Nosra. Cela provoquerait peut-être un affrontement général entre les troupes d’Assad, l’ASL et les organisations terroristes au sein du Rojava, détruisant tout ce qui a été accompli jusqu’ici. Ils n’ont pas répondu à cet argument.

L’opposition ne veut pas participer à la DSA, ni à la prochaine élection, qui aura lieu dans quelques mois si tout va bien. Primo, ils continuent d’accuser le PYD de collaborer avec le régime Assad, sans en apporter la preuve. Secundo, ils estiment que les élections ne seront pas libres puisque le PYD n’est pas un parti démocratique, mais bureaucratique. Pourtant, nous savons qu’il y a à peu près autant de militants du PYD que d’autres partis au sein de la DSA. Nous leur avons dit que s’ils croient dans le processus électoral, ils devraient y participer, pour une DSA plus démocratique et moins bureaucratique. Ils ont accusé le PYD de s’être retiré de la Conférence nationale kurde, impulsée par le GRK en août 2013 à Erbil.

Interrogés par la suite, les militants du PYD et du Tev-Dem ont protesté qu’ils avaient la preuve écrite qu’ils s’étaient engagés dans ce pacte, contrairement à l’opposition.

L’opposition veut mettre sur pieds ses propres milices, mais n’y est pas autorisée par le PYD. Interrogés, le PYD et le Tev-Dem ont confirmé : l’opposition peut avoir ses propres combattants, à la conditon qu’ils soient sous le commandement des YPG-YPJ. Pour eux, la situation est sensible et très tendue. Ils redoutent des heurts armés entre factions, et veulent pas laisser cela advenir. Le PYD dit qu’il ne veut pas reproduire les erreurs commises au Kurdistan irakien où, durant toute la seconde moitié du XXe siècle, des organisations kurdes rivales se sont livrées des combats sanglants.

A la fin, ils nous ont demandé de retourner voir les partis d’opposition pour leur proposer, au nom du PYD et du Tev-Dem, tout ce qu’ils voulaient à l’exception de la liberté de créer leurs propres milices.
Quelques jours plus tard, à Qamişlo, nous avons rencontré, pendant près de trois heures, les leaders de trois partis kurdes : la branche syrienne du PDK (Partiya Demokrat a Kurdistanê li Sûriyê), le Parti du Kurdistan pour la démocratie et l’égalité en Syrie (Partiya Wekhevî ya Demokrat a Kurdî li Sûriyê) et le Parti de la démocratie patriotique kurde en Syrie. Ils ont plus ou moins répété leurs griefs contre la DSA et le Tev-Dem. Nous avons longtemps essayé de les convaincre que s’ils voulaient résoudre la question kurde, il fallait il soient indépendant du GRK et du PDK, et travaillent dans le seul intérêt de la population du Rojava. La plupart du temps, ils sont restés silencieux, sans répondre à nos arguments.

Quelques jours après, nous avons également rencontré les représentants de deux partis chrétiens et l’organisation de jeunesse chrétienne de Qamişlo, qui se participaient pas à la DSA ni au Tev-Dem, mais reconnaissaient qu’ils n’avaient rien contre et approuvaient leur politique. Ils reconnaissaient aussi le mérite des YPG-YPJ qui ont protégé la région contre l’armée syrienne et les groupes terroristes.

Malgré tout, les jeunes militants de Qamişlo n’étaient pas contents de la DSA et du Tev-Dem. Ils se plaignaient du manque d’électricité et de possibilité pour la jeunesse de s’impliquer. Ils cherchent donc une alternative à la DSA et au Tev-Dem car si la situation perdure, disent-ils, il n’y aura d’autre choix que l’émigration vers l’Europe.
Un responsable d’un parti présent à la réunion leur a répondu : « Que dis-tu, fils ? Nous sommes en pleine guerre. Ne voyez-vous pas combien de femmes, d’hommes, de personnes âgées et d’enfants sont tués tous les jours ?!! C’est un sujet grave. Dans cette situation, être au pouvoir n’a pas une grande importance ; nous pouvons utiliser d’autres moyens. Ce qui est important en ce moment c’est : être chez soi sans crainte d’être tué, pouvoir laisser nos enfants jouer dans la rue sans qu’ils soient enlevés ou tués. Nous sommes libres de nos activités, comme d’habitude, personne ne nous en empêche, nous ne sommes ni agressés ni insultés. Nous avons la paix, la liberté et la justice sociale… » Les membres des autres partis approuvèrent.
Avant de quitter la région, nous avons parlé avec des commerçants, des hommes d’affaires et des gens sur le marché. Tout le monde avait une opinion plutôt positive sur la DSA et le Tev-Dem. Ils étaient satisfaits de la paix, de la sécurité et de la liberté et pouvaient gérer leurs activités sans subir l’ingérence d’un parti ou d’un groupe.

La tranchée de la honte

En 2013, avec l’aide du gouvernement irakien, le Gouvernement régional kurde (GRK) a creusé une tranchée de deux mètres de profondeur et de deux mètres de large, sur environ 35 kilomètres de long, le long de la frontière avec le Kurdistan syrien. Les 12 premiers kilomètres ont été réalisés par le GRK, les 18 derniers par Bagdad. Sur la portion restante, le fleuve Tigre constitue un obstacle naturel.
Le KRG et le gouvernement irakien prétendent que la tranchée était une mesure de protection nécessaire à la paix et à la sécurité en Irak, y compris au Kurdistan. Ici, les gens se posent beaucoup de questions sur cette « protection ». Contre qui ? Contre quoi ? Daech ? Mais Daech ne peut pénétrer dans cette partie de la Syrie, gardée par les YPG-YPJ.

La majorité des Kurdes voient en réalité deux raisons à cette tranchée. D’une part, empêcher des réfugiés syriens, mais aussi le PKK et le PYD, d’entrer au Kurdistan irakien ; d’autre part, accroître l’efficacité des sanctions économiques prises contre le Kurdistan syrien pour l’obliger à accepter les conditions du GRK. Toutefois, je pense que les Kurdes de Syrie préfèreront subir la famine plutôt que de passer sous les fourches caudines du GRK. C’est pourquoi, dans tout le Kurdistan, a surnommé cette tranchée la « Tranchée de la honte ».
Les sanctions économiques ont fortement perturbé la vie dans la Cizîrê, où l’on manque de tout : médicaments, argent, médecins, infirmières, enseignants, techniciens et ingénieurs de l’industrie, notamment dans le secteur pétrolier. La Cizîrê, qui a des milliers de tonnes de blé à exporter, est contrainte de vendre son grain 200 à 250 dollars la tonne au gouvernement irakien, alors que celui-ci paie 600 à 700 dollars la tonne quand il l’achète ailleurs.

Dans le Rojava, cette attitude du GRK de Massoud Barzani — qui se qualifie lui-même de grand leader kurde — provoque l’incompréhension. Le 9 mai 2014, une grande manifestation pacifique contre la « Tranchée de la honte » a réuni plusieurs milliers de personnes à Qamişlo, à l’appel du Tev-Dem. On a pu y entendre plusieurs forts discours de différentes organisations, maisons du peuple, groupes et comités. Aucun de ces discours n’a créé de tensions. Les gens se rassemblaient principalement autour de l’idée qu’il fallait rétablir la fraternité, la coopération, et une bonne entente de chaque côté de la frontière, que tous les partis devaient se réconcilier et prononcer des paroles de paix et de liberté. La manifestation s’est achevée en fête de rue avec danses, chansons et hymnes.

Attentes et craintes

Où va le mouvement populaire du Rojava ? C’est difficile à dire, mais cela ne doit pas nous empêcher d’analyser et de réfléchir à son avenir. La victoire ou la défaite complète d’une expérience telle que la région n’en a pas connu depuis longtemps dépend de facteurs internes et externes.

Quoi qu’il arrive, nous devrons y faire face ; ce qui compte, c’est de résister, d’être volontaire et ambitieux, de ne pas capituler, de ne pas se décourager et de croire au changement. Rejeter le système actuel, saisir chaque occasion, cela est plus important, je pense, qu’une victoire temporaire. C’est la clef pour atteindre le but final. [...]

L’affaiblissement du Tev-Dem

Comme nous l’avons vu, le Tev-Dem est l’âme du mouvement populaire, avec ses groupes, ses comités, ses maisons du peuple. Sans le Tev-Dem, pas d’Auto-administration démocratique (DSA). De façon générale, de l’existence du Tev-Dem dépend l’avenir du Rojava, et du modèle qu’il peut représenter pour l’ensemble de la région.
Il est difficile d’évaluer l’équilibre des forces entre le Tev-Dem et la DSA. J’ai eu le sentiment que quand le pouvoir de la DSA croissait, celui du Tev-Dem diminuait. L’inverse peut être vrai aussi.

J’ai soulevé cette question avec les camarades du Tev-Dem. Ils n’étaient pas d’accord. Ils estiment que plus la DSA sera forte, plus le Tev-Dem sera fort. En effet, ils voient la DSA comme un simple organe exécutif, mettant en œuvre les décisions prises par le Tev-Dem et ses organes. J’ai du mal à fixer mon opinion à ce sujet, l’avenir tranchera.

Le PYD et les structures des partis

Ce sont le PYD et le PKK qui sont derrière le Tev-Dem, et ces deux partis présentent toutes les caractéristiques des grands partis dans cette région du monde : hiérarchie dirigeants-dirigés, tous les ordres descendant du sommet vers la base. Les militants sont peu consultés sur les orientations mais sont très disciplinés, ont des règles des ordres à appliquer, et des relations confidentielles avec différents partis, au pouvoir ou non dans différentes régions du monde.
Et pourtant, le Tev-Dem est tout l’inverse. Beaucoup de ses militants ne sont membres ni du PKK ni du PYD. Ils croient à la révolution par en bas, n’attendent rien de l’État et des autorités, et participent aux réunions où les décisions sont prises souverainement, dans l’intérêt supérieur des habitants. Ensuite, ils demandent à la DSA de mettre en application leurs décisions. Et il y a encore beaucoup d’autres différences entre le PYD-PKK et le Tev-Dem.

La question est : comment se fait le compromis ? Est-ce le Tev-Dem qui suit le PYD-PKK, où bien est-ce eux qui suivent le Tev-Dem ? Qui contrôle qui ?

Je n’ai pas la réponse, je cherche encore, mais je pense qu’on sera bientôt fixés.

Une crainte : la sacralisation de l’idéologie et des idéologues
L’idéologie est un point de vue. Tout voir par le prisme de l’idéologie peut conduire à un désastre, car cela peut donner des réponses toutes faites, et des solutions déconnectées de la réalité. La plupart du temps, les idéologues cherchent le juste mot dans de vieux livres qui ne sont plus pertinents pour comprendre la situation actuelle.
Les idéologues peuvent être dangereux quand ils veulent imposer leurs idées tirées de ces vieux livres. Ils peuvent être bornés, rigides, inflexibles. Ils ne respectent pas les points de vue différents. Ils ont beaucoup de points communs avec les religieux, et certains marxistes ou communistes. Pour résumer, ils croient que l’idéologie, ou la pensée, crée l’insurrection ou les révolutions. Pour des non-idéologues comme quoi, c’est le contraire qui est vrai.
Il est regrettable que j’aie trouvé de nombreux idéologues au sein du PYD et du Tev-Dem, surtout quand nous en sommes venus à parler des idées d’Abdullah Öcalan. Il y a des gens qui ramènent Öcalan à tout propos dans les discussions. Ils ont une confiance totale en lui et, dans une certaine mesure, ils le sacralisent. Que ce soit de la foi ou de la crainte envers le leader, c’est effrayant, et cela ne présage rien de bon. Pour moi, rien ne doit être sacré et tout doit pouvoir être critiqué, et rejeté si besoin.

Le pire, c’est à la Maison des enfants et dans les centres de jeunesse, où les enfants apprennent les idées nouvelles, la révolution et beaucoup de choses positives qu’ils devront savoir pour être utiles à la société. Cependant, en plus, ces enfants apprennent l’idéologie et la pensée d’Öcalan, et à quel point il est le leader du peuple kurde. A mon sens, les enfants ne devraient pas être endoctrinés. On ne devrait pas leur enseigner la religion, la nationalité, la race ou la couleur. Ils devraient avoir leur liberté de conscience et qu’on les laisse tranquille jusqu’à ce qu’à l’âge adulte ils fassent leurs propres choix.

Le rôle des communes

J’ai déjà expliqué ce qu’étaient les communes. Leur mission doit évoluer. Elles ne peuvent pas rester cantonnées au traitement des problèmes locaux. Elles doivent accroître leur rôle, leurs prérogatives et leurs pouvoirs. Certes, il est vrai que le Rojava est dépourvu d’usines, d’entreprises et d’une véritable infrastructure industrielle. Mais dans la Cizîrê, qui produit surtout du blé, l’agriculture occupe beaucoup de monde dans les petites villes et les villages. Et la région est riche en pétrole, gaz et phosphates, bien que la plupart des gisements soient hors d’usage du fait de la guerre ou du manque d’entretien avant même le soulèvement.

Les communes pourraient donc investir ces domaines, les placer sous contrôle collectif et distribuer leurs produits aux gens en fonction de leurs besoins. Ce qu’il resterait après la distribution pourrait être soit vendu, soit échangé contre du matériel, soit stocké. Si les communes ne s’élèvent pas à ces tâches et se limitent à ce qu’elles font actuellement, évidemment, leur tâche restera inachevée.

En conclusion

Il y a beaucoup de choses à dire sur l’expérience du Rojava, et une foule de points de vue, de droite comme de gauche, des indépendantistes, des trotskistes, des marxistes, des communistes, des socialistes, des anarchistes et des libertaires. Pour ma part, en tant qu’anarchiste, je ne vois pas tout en blanc ou tout en noir, je n’ai pas de solution toute faite, et je ne la cherche jamais dans de vieux livres. Je pense que la réalité et les événements créent les idées et la pensée, pas l’inverse. Je les observe avec l’esprit ouvert, et je m’efforce de les relier entre eux.

Quelques mots importants, cependant, au sujet des insurrections et des révolutions. La révolution ne se limite pas à l’expression d’une colère, elle ne se fait pas sur ordonnance ou sur commande, elle ne survient pas en vingt-quatre heures, n’est pas un coup d’État militaire, bolchevique ou une conjuration politicienne. Elle ne se limite pas au démantèlement de l’infrastructure économique et à l’abolition des classes sociales. Tout cela, c’est le point de vue des gauchistes, des marxistes, des communistes et de leurs partis. Ils voient la révolution ainsi parce qu’ils sont dogmatiques et mécanistes. Pour eux, la révolution et l’abolition des classes signifie le socialisme et la fin de l’histoire.

A mon avis, même si la révolution réussit, le désir d’autorité peut survivre au sein de la famille, dans les entreprises, les usines, les écoles, les universités et d’autres lieux et institutions. A cela peut s’ajouter la persistance des différences hommes-femmes et l’autorité des premiers, même sous le socialisme. En outre, il restera nécessairement un résidu de culture égoïste et cupide, hérité du capitalisme. Tout cela ne peut s’évaporer ou disparaître en peu de temps. Cela peut être une menace pour la révolution.
L’évolution de l’infrastructure économique et la victoire sur la société de classe ne garantissent pas la pérennité de la révolution. Je pense qu’une révolution culturelle, éducative et intellectuelle est nécessaire. Les gens n’aiment pas le système actuel et pensent pouvoir le changer. La tendance à la rébellion, le refus d’être exploité, l’esprit de révolte sont des choses très importantes pour maintenir la flamme de la révolution.

A partir de là, que dire de l’expérience du Rojava ?

Cette expérience dure depuis deux ans et marquera des générations. Les Kurdes de Syrie ont l’esprit rebelle, ils vivent en harmonie, dans une atmosphère de liberté, et s’accoutument à une culture nouvelle : une culture du vivre-ensemble dans la paix et la liberté, une culture de tolérance, de partage, de confiance en soi et de fierté, une culture de dévouement et de solidarité. En même temps, il est vrai que la vie est dure, qu’il y a pénurie de biens de première nécessité, et que le niveau de vie est bas, mais les gens sont accueillants, conviviaux, souriants, attentifs et simples. L’écart entre les riches et les pauvres est faible. Tout cela aide les gens à surmonter les difficultés.

Ensuite, les événements et l’environnement actuels ont changé beaucoup de choses. Ils ne supporteront pas une nouvelle dictature ; ils se battront pour leurs acquis ; ils ne tolèreront pas qu’on décide à leur place. Pour toutes ces raisons, ils résisteront au découragement, se dresseront de nouveau, lutteront pour leurs droits et résisteront au retour de l’ordre ancien.

Certains disent que tant que cette expérience aura Abdullah Öcalan, le PKK et le PYD derrière elle, elle court le risque de prendre fin et d’être remplacée par une dictature. C’est possible en effet. Mais même ainsi, je ne pense pas qu’en Syrie ou au Rojava, les gens puissent, plus longtemps, tolérer une dictature ou un gouvernement de type bolchevique. Nous ne sommes plus à l’époque où le gouvernement de Damas pouvait massacrer 30.000 personnes à Alep en quelques jours. Le monde a changé.

Il me reste à dire que tout ce qui s’est passé dans le Kurdistan syrien n’est pas seulement l’idée d’Öcalan, comme beaucoup le croient. En fait, cette idée est très ancienne, et Öcalan l’a développée en prison, en lisant des centaines de livres, en analysant les expériences et les échecs des mouvements nationalistes et communistes dans la région et dans le reste du monde. La base de tout, c’est qu’il est convaincu que l’État, quelle que soit son nom et sa forme, reste l’État, et ne peut disparaître s’il est remplacé par un autre État. Pour cela, il mérite d’être entendu.

Zaher Baher

ANNEXES

Glossaire

EI : Etat islamique – Daesh en arabe. Ses origines remontent à 2006, quand des combattants créent l’Etat islamique en Irak (EII), qui se réclame d’Al-Qaida. Défait en 2007-2008 par les forces américaines et loyales à Bagdad, l’EII se reconstitue puis participe aux combats en Syrie à partir de 2011. Il rompt avec Al-Qaida et, en 2013, devient l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Il proclame le califat en juin 2014.

PKK : Parti des travailleurs du Kurdistan, fondé en 1978 par Abdullah Öcalan. Organisation politique et militaire des Kurdes de Turquie, d’origine marxiste-léniniste, en guerre contre Ankara depuis 1984. Un cessez-le-feu a été signé en 2013 et des négociations sont en cours avec le gouvernement turc.

PYD : Parti de l’union démocratique, branche syrienne du PKK, créé en 2003 par les Kurdes de Syrie.

YPG et YPJ : Unités de protection du peuple, organisation combattante du PYD. Les YPJ ne sont composées que de femmes.

PDK : Parti démocratique du Kurdistan (Irak), fondé en 1946 par Moustafa Barzani. Dirigé par son fils Massoud, ce parti est proche de l’opposition syrienne et soutenu par la Turquie.
Peshmergas : Combattants kurdes irakiens, branche militaire du PDK de Barzani.

ASL : Armée syrienne libre. Rebelles syriens contre le régime de Bachar Al-Assad

Burkan Al Firat : État-major conjoint YPG/YPJ/ASL.

YBŞ : Les Unités de la Résistance du Sinjar, estimées à plus de 2000 combattant yézidis, ont été formées depuis août dernier par le PYD et le PKK.

Plus d’infos

Lectures
Les insurrections au Kurdistan au cours de la première guerre du Golfe. (Brochure)
Le confédéralisme démocratique, Abdullah Öcalan. (Brochure)
Luttes sociales en Irak – Aperçu historique et actuel (Brochure)

Cartes
Cartes de Syrie et d’Irak mises à jour

Web
Anarchistes solidaires du Rojava
Solidarité Irak
Actukurde – Réseau d’informations libres de la Mésopotamie
Yann Renoult – Photographies
You’ll never walk alone – Solidarité avec les résistances sociales et féministes au Moyen-Orient
Firatnews.com (anglais)
The Rojava Report – News from the Revolution in Rojava and Wider Kurdistan (anglais)
Kurdish Question (anglais)
Meydan – Aylık Anarşist Gazete (turc)
Devrimci Anarşist Faaliyet (DAF, Action révolutionnaire anarchiste) (turc)



ce texte est aussi consultable en :
- PDF par téléchargement, en cliquant ici (3.5 Mo)
- PDF par téléchargement, en cliquant ici (3.6 Mo)