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ZAD/NO TAV Entretien n°2 Jasmin, Naturaliste en lutte

mis en ligne le 28 septembre 2016 - Mauvaise Troupe

Comment tu t’es retrouvé impliqué dans la lutte de Notre-Dame-des-Landes ?

Je suis arrivé à Nantes pour le boulot. Là-bas, je me suis beaucoup impliqué dans le groupe local pour la décroissance. Pendant deux ou trois ans je disais à tous ceux avec qui je causais qu’il fallait arrêter de détruire l’environnement et changer de vie. Pour moi cette sensibilité remonte à loin, ça a dû commencer quand j’étais tout petit et que des gens sont venus abattre les haies derrière chez nous qui étaient tout mon monde pour jouer. Cela a été un premier choc, il y en a eu d’autres... Et puis il y a eu tout un moment où je me suis dit que j’allais un jour où l’autre m’impliquer politiquement. Et quand j’ai fini mes études et que je me suis retrouvé au chômage, il y a eu ce débat énorme sur le traité constitutionnel européen. Le référendum avait abouti à son rejet, mais la classe politique l’imposait par derrière. Là j’ai définitivement rejeté un certain type de politique. Peu après je me suis orienté vers ce collectif pour la décroissance. Comme j’étais à Nantes et que l’aéroport se faisait juste à côté, je ne pouvais pas ne rien faire. C’était le moment de faire le saut et de changer de vie pour aller vers un engagement qui ne se traduise pas seulement par le fait de parler dans des réunions, mais aussi de vivre quelque part.

Cela a commencé avec le Camp Action Climat [1] en 2009. J’étais dans le tout début du processus jusqu’à la fin. Mon collectif de décroissants était fort impliqué dans l’organisation du Camp climat et a disparu de fait, puisque toute son énergie et pas mal de ses membres sont partis vers Notre-Dame-des-Landes.

À cette époque je n’osais pas parler aux gens parce que je me traînais de gros boulets existentiels et que j’étais désespéré. Au Camp Action Climat, j’ai découvert la co-écoute, une pratique visant à guérir de nos détresses. Ça m’a vraiment aidé. À la fin du camp, je me suis même engagé à animer une réunion compliquée entre des personnes de l’ACIPA [2], des paysans et des futurs squatteurs, où les gens n’avaient pas du tout envie de se parler. Ils discutaient de la pertinence de faire un appel à ce que des gens d’ailleurs viennent s’installer sur la ZAD, et n’étaient vraiment pas d’accord.

Pendant le camp, il y avait ce no man’s land qui s’est formé entre d’un côté, l’espace de la “Semaine de la résistance” organisée avec les associations et les partis, et de l’autre le Camp Action Climat qui se voulait autogéré. Il y avait des conflits super durs et des personnes que je connaissais de ma vie politique d’avant qui étaient aux côtés des partis politiques, et moi j’ai clairement pris le parti de passer de l’autre côté.

Et c’est là que tu as décidé de venir t’installer à la ZAD ?

Eh bien un an après, Myrtille et moi avons décidé de quitter l’appart’ où on était. À la base, on voulait faire un tour de différents collectifs à la campagne pour en trouver un avec lequel vivre. Et on s’est dit qu’avant ça, on pouvait toujours se poser deux ou trois mois à Notre-Dame-des-Landes. En fait on est resté deux ans, comme beaucoup de gens qui ont atterri sur la ZAD en pensant que ça n’allait pas durer. On ne connaissait pas spécialement les autres occupants de l’époque. Je ne me sentais pas super à l’aise parce que je me disais que je devais transpirer le petit bourgeois par tous les pores, et j’avais peur d’ouvrir ma gueule. Je me sentais trop différent mais c’est une peur que j’ai depuis tout petit. En plus de ça au début je bossais à plein temps alors je ne voyais pas grand chose de ce qui se passait, surtout en hiver. En même temps il y avait des gens incroyables surtout cette bande de non-francophones qui avaient fait d’autres occupations et vivaient comme ça de lutte en lutte, déjà des zads, qui n’avaient pas encore ce nom-là. Nous on était arrivés en plein été, et on s’était construit une cabane au sol vite fait. Eux ils étaient arrivés en plein hiver et s’étaient construit une cabane au sommet d’un bosquet d’arbres entouré d’eau. Ils étaient vraiment impressionnants.

Aux 100 chênes, là où on s’est installés, on n’avait pas du tout de voisins au début. Plus tard, c’est devenu un peu la rue commerçante de la ZAD avec les gens qui venaient chercher les légumes au Sabot, et puis le pain chez nous. C’était tout près des Planchettes qui étaient le centre politique avec la “cabane très résistante” où se faisaient les réunions, et puis la ligne de téléphone et la caravane internet.

Ce qui était super chouette, c’était de trouver une vie plus en cohérence avec ma vision du monde, le fait de moins consommer, d’avoir fait ce saut-là et d’être à un endroit où ton quotidien s’entremêlait à une lutte concrète. Après, on ne voulait pas non plus complètement couper les ponts avec d’où on venait. Je crois qu’on tenait à rester à la frontière entre des mondes. Le fait de faire du pain par exemple, c’était vraiment dans l’idée d’amener des gens du coin, qui ne seraient pas venus autrement sur le site, à venir voir et discuter. À un moment, on s’est retrouvés à devenir quasiment l’unique point de liaison entre le porte-parole de l’ACIPA et les occupants de la ZAD, et c’était pesant. Myrtille avait des coups de téléphone tout le temps et essuyait toutes les remarques critiques sur le mouvement d’occupation. Nous, on comprenait à la fois les assos et ceux qui venaient occuper, et on arrivait assez bien à comprendre aussi qu’ils ne se comprenaient vraiment pas. Moi, malgré ma position nouvelle de squatteur, je pouvais assez spontanément partager la vision des assos parce que je venais de là. Je captais leur angoisse que ces gens bizarres qui arrivaient sur la ZAD viennent foutre le bordel et fassent juste peur dans le coin. Cela pouvait être lié à cette façon de s’afficher pas mal en mode tag, gros tas de ferraille, look bien particulier... Cela n’empêchait pas que j’adhère complètement au côté autogestion du mouvement d’occupation, avec sa volonté de remettre radicalement en cause les normes sociales et les limites des formes politiques habituelles.

À ce niveau, c’était comment les assemblées sur la ZAD à l’époque ?

Les premières assemblées avaient lieu toutes les semaines aux Planchettes avec l’espoir d’en faire l’assemblée de tous les occupants de la ZAD et de trouver des consensus opérationnels sur la zone. Mais ça s’est vite clivé entre ceux qui pensaient qu’il ne fallait pas de réunions, ou pas de structure dans les réunions, et ceux qui estimaient que ce n’était pas assez structuré et que c’est franchement gavant de passer toute une soirée à prendre une décision et de pouvoir reprendre une décision complètement contradictoire la semaine d’après. Ou alors que plus personne ne se souvienne de la décision en question parce qu’on n’était pas assez clairs sur les processus. Après je prends parti et j’ai fait partie du clan des structureurs. Il y avait ce sentiment au début de l’occupation que si tu partais un mois tout pouvait avoir changé au point que tu ne comprennes plus rien et donc il y avait des difficultés à pouvoir compter sur des bases durables.

La première fois que l’on a essayé de faire une assemblée ouverte à tout le monde sur la place de Notre-Dame-des-Landes, il y avait bien quelques dizaines de personnes, mais j’avais vraiment le sentiment d’un décalage absolu. Ou bien on faisait peur aux gens ou bien ils étaient à des milliers de kilomètres de comprendre ce que l’on était en train de faire là sur la place. Au mieux, il y a eu une personne qui a essayé de participer à notre cercle à ce moment-là. La belle illusion de pouvoir être immédiatement rejoints dans une assemblée ouverte sur nos modes de discussion habituels s’est effondrée. Après avoir vécu ça, je suis hyper content aujourd’hui de voir les assemblées du mouvement telles qu’elles existent maintenant, parce que je mesure la difficulté à rassembler toutes ces personnes avec des cultures de parole différentes.

C’est une vraie réussite de réunir depuis deux ans chaque mois des adhérents de l’ACIPA, des occupants, des paysans, des gens du coin dans un cadre où chacun sait qu’il ne comprendra pas tout de l’autre, qu’il risque d’être heurté dans ses convictions ou dans ses formes habituelles de discussion à des moments mais que ça vaut le coup de se confronter à ça. Je crois que c’est beaucoup lié au fait que les gens ont appris à se connaître et à la manière dont la période des expulsions a renouvelé la vision qu’avait chacun les uns des autres. Il y a une vraie conscience que ces assemblées sont des moments indispensables à la construction du mouvement. On n’a pas pour autant élaboré de synthèse magique du meilleur de tous les modes d’assemblée en vigueur chez les différents groupes impliqués dans la lutte. Pour moi ce que l’on a trouvé, c’est la capacité dans une même assemblée à passer d’un mode plus structuré à des expressions plus spontanées avec une certaine tolérance de la part de gens qui auraient auparavant tout envoyé bouler si ça sortait de leur cadre habituel.

Tu te souviens d’actions collectives qui t’ont marqué avant les expulsions ?

Il y a eu cette manifestation du Sabot, avec plusieurs centaines de personnes qui ont marché sur les routes de la ZAD avec des fourches et qui sont allées défricher un terrain pour y installer un projet maraîcher. C’était pour moi une forme idéale qui reconnectait différentes dimensions, celle de l’occupation illégale et d’une action visible et rejoignable, celle de porter un projet constructif et qui parle au monde paysan. Moi, je pouvais me retrouver aussi bien à participer à des actions des occupants sur le terrain pour bloquer les travaux qu’à la vigie citoyenne qui se tenait quotidiennement devant la Préfecture. Pour moi la force de cette lutte ça a toujours été sa diversité et le fait que chaque mode d’action touche des personnes différentes. Après je ne me voyais pas du tout agresser physiquement des personnes, et je suis toujours pour l’éviter au maximum. A contrario, détruire du matériel, je n’ai jamais trouvé ça violent. Jusqu’aux expulsions j’avais un côté ultra non-violent. Puis pendant l’opération César, je me suis dit qu’il y avait des actions que je ne savais pas faire, dans lesquelles je ne m’étais pas investi, mais que dorénavant je comprenais. En tous cas en situation de résistance sur un terrain qu’il faut défendre, je comprends qu’on balance des cailloux sur des flics. Mais bon une fois j’ai essayé de balancer un caillou au milieu d’un nuage de lacrymo et la seconde d’après, le nuage était parti, ma cagoule aussi parce qu’elle ne tenait pas bien et je me suis retrouvé en face des flics figé avec le caillou toujours dans ma main. Et je me suis redit que je ne savais vraiment pas faire ça. Alors je suis allé me percher en haut d’un arbre à la forêt de Rohanne parce que ça je pouvais le faire. J’avais appris à grimper dans ma vie. J’avais acquis aussi des techniques de résistance lors d’un week-end avec les désobéissants. Je savais me laisser porter comme un sac par les flics pour les emmerder au maximum lorsque je me faisais arrêter. C’est des choses qui sont quand même intéressantes parce qu’elles peuvent permettre à plein de monde de participer à des mouvements de résistance s’ils ne se sentent pas prêts pour d’autres initiatives.

Mais moi c’est sûr que la ZAD a brouillé mes repères sur la violence et la non-violence. Je me suis dit que s’il y a des gens qui arrivent pour détruire un monde et que tu ne dois compter que sur toi-même et tes amis pour les en empêcher, tu as sans doute intérêt d’être capable d’attaquer durement ceux qui viennent détruire l’endroit en question. C’est logique et moral, même si tu préférerais l’éviter. Il peut y avoir des questions stratégiques sur le fait que certaines actions puissent faire peur à des potentiels alliés ou être mal comprises au point qu’ils ne nous rejoignent pas de ce fait. Mais à ce moment-là tu te questionnes aussi depuis un point de vue stratégique, ce qui est déjà différent d’un mode uniquement moral où tu dirais « il ne faut pas casser » dans toutes les circonstances.

Pour toi c’était imaginable de résister aux expulsions de l’automne 2012 ?

Jusqu’au soir du premier jour des expulsions, je pensais que l’occupation de la ZAD était une tentative pour rendre visible la situation mais que du moment où ils débarqueraient pour nous virer, on se ferait balayer en un jour. Ce jour-là, après que les premières maisons ont été détruites, quand on a commencé à refaire des barricades autour du Sabot et que c’est devenu une espèce de champ de bataille, j’étais à la limite de ne pas comprendre, de ne pas être d’accord. Et en fait après avoir tenu le premier jour, c’était que du bonheur. Chaque matin, plus de monde arrivait, soutenait, c’était exponentiel. Au début, il n’y avait qu’un petit média breton qui s’intéressait à ce qui se passait, et ça a fini jusqu’à des articles enthousiastes sur la résistance à Notre-Dame-des-Landes dans Le Figaro. Au moment de la manif de réoccupation, c’était devenu une déferlante. On avait été capables de monter un campement en deux jours pour des dizaines de milliers de personnes. On était passés d’une tentative un peu symbolique de résistance à une confrontation réelle. C’était très excitant. Même si les moments où on les voyait détruire nos cabanes, les arbres de la forêt de Rohanne, c’était aussi super dur.

J’ai résisté deux fois à une expulsion sur un arbre. La première fois sur une plate-forme pas très haute où ils sont venus me chercher avec un type qui me visait avec un flashball. Tu es en hauteur, ça peut paraître dangereux d’autant que tu n’es pas à l’abri d’une mauvaise manip’ de leur part [3]. Mais je n’étais pas spécialement flippé de me faire blesser. Je me disais que je faisais ce que j’avais à faire et que même si j’étais blessé, je serais content que ce soit plutôt dans ces circonstances. C’est comme la première fois que j’ai entendu qu’ils mettaient des OGM dans les champs. Pour moi ce n’était pas possible alors quand j’ai été contacté par un copain qui connaissait des faucheurs et qu’on est allés faucher un champ, j’étais juste trop content parce que je faisais ce qu’il fallait faire. Dans ces moments-là, la peur est dépassée. De la même manière lors des expulsions, j’ai vu des potes en haut d’un arbre et je les ai rejoints. On était super haut et lorsqu’ils sont montés nous chercher, on a fait une espèce de tortue en s’agrippant tous pour que les flics doivent nous arracher un par un à la main en nous faisant des clés de bras pour nous mettre dans une énorme nacelle. Il y avait plein de personnes en bas qui nous soutenaient et vraiment ça aidait. Ensuite en bas de l’arbre je me suis fait traîner comme un sac et ça a donné une photo de l’AFP qui a été reprise partout. Et puis ils nous ont laissés menottés pendant des heures à des troncs d’arbres pour ne pas qu’on remonte. Après j’avais le sentiment d’avoir fait à ce moment-là ce que je pouvais faire de mieux avec ce que je savais faire. Et si certains arbres sont restés debout c’est parce que d’autres personnes ont eu le courage et l’anticipation de monter sur les branches les plus hautes et les plus fines, là où les nacelles n’arrivaient pas et où les flics n’osaient pas aller les chercher.

Pour moi ce qui a amené tant de personnes dans la lutte au moment des expulsions, cela part sûrement du refus du projet d’aéroport avec tout l’argumentaire construit et diffusé depuis des années sur les nuisances et l’inutilité de ce projet. Mais vraiment le déclic, là où ça bouge massivement, c’est lié à ces images de personnes qui se font expulser de leurs maisons, de leurs champs, de la cime des arbres et qui pour une fois ne se laissent pas faire. La question de l’aéroport ne disparaît pas et reste là en toile de fond, mais je pense que fondamentalement ce qui meut plein de soutien dans la région et dans toute la France à ce moment-là c’est le sentiment que c’est possible de résister au rouleau compresseur économique, aux tractopelles, l’idée qu’il n’y a pas de fatalité à se faire écraser...

Oui et il y a aussi le fait de mettre des histoires de vie, des noms et des lieux concrets face aux tractopelles. Après la première semaine d’expulsions, il y a eu cette manif à Nantes et je devais faire le discours introductif et je tremblais et j’ai eu cette idée de commencer à énumérer tous les noms des lieux qui avaient été expulsés ou qui résistaient encore, des lieux-dits ou des noms inventés par le mouvement d’occupation : la Bellich’, le Coin, la Gaieté, les Planchettes, les 100 chênes, le No name, les Fosses noires, les Vraies rouges, le Far west... Pour moi ça exprimait la manière dont cette zone qu’ils disaient vide était au contraire pleinement en vie. C’est ce qui m’attirait dans le mouvement d’occupation : montrer que cette zone vivait.

C’est suite aux expulsions que se sont créés les Naturalistes en lutte, tu peux nous en parler ?

Je suis un naturaliste et cela a des racines profondes en moi. Les naturalistes ce sont des personnes qui donnent des noms à tout ce qui existe dans la nature. Il y a en a depuis des siècles. À l’origine, quand on ne connaissait pas encore grand chose à la nature, une même personne pouvait avoir en tête tous les noms de roches, de nuages, de plantes ou d’animaux connus. Cela a été très officiel et proche des gouvernants pendant longtemps, cela accompagnait par exemple la colonisation avec une description de tout ce qui était découvert sur les nouvelles terres. C’était une manière de prendre possession à travers la nature de pays que l’on détruisait. Il y a donc toujours eu cette dualité chez les naturalistes dans le fait de décrire quelque chose pour le service de ceux qui s’emploient à le détruire après. Et puis il y a 50 ans, il y avait une filière naturaliste florissante dans les facs. Mais moi quand je suis arrivé à l’université, tout cela avait disparu de l’enseignement et il n’y avait plus qu’une association de naturalistes avec quelques geeks isolés qui avaient besoin de se retrouver entre eux parce que c’était les seuls à parler avec des noms latins. Vu que c’est sorti de l’enseignement officiel, tu tombes sur des gens qui ont abouti là par pure passion, parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement, quand bien même cette passion obscure ne pouvait plus leur rapporter ni célébrité ni richesse.

Moi quand j’étais gamin, je n’avais vraiment aucun ami à part mon frère et donc tous mes loisirs, c’était de passer du temps dans la nature, de monter dans les arbres ou de regarder les fourmis. Il n’y avait que ça. Quand j’avais deux ou trois ans, je regardais “l’aventure des plantes” à la télé et je voulais devenir botaniste. Mon frère était plus fort que moi, il est arrivé plus tôt à donner des noms à des plantes. Puis il m’a montré un livre qui m’expliquait facilement le processus et j’ai vu que je pouvais y arriver aussi. J’ai commencé par donner un nom à la première plante à la sortie de la maison de mes parents. Puis j’ai donné un nom à la deuxième et à la troisième, puis après à celles de la commune puis du département, puis à celles de la montagne quand on partait en vacances. Je me suis acharné et j’ai même fini par trouver du travail en tant que botaniste. Quand je suis arrivé sur la ZAD, j’étais plus naturaliste que militant, mais je ne voyais pas du tout l’application de ça dans le conflit. Je me disais que ce n’était pas un endroit exceptionnel de ce point de vue, par rapport à la côte où on sait qu’il y a un tas de plantes très rares qui vont disparaître bientôt. Mais bon je n’ai évidemment pas pu m’empêcher, longtemps avant les expulsions et les Naturalistes en lutte, de me lancer dans un inventaire de ce que l’on pouvait trouver sur la ZAD et cartographier ça. J’étais tout seul et je n’en parlais à personne. J’avais essayé lors d’une réunion et quelqu’un s’était foutu de ma gueule en disant un truc du genre « c’est ça, et pourquoi pas chercher des vases mérovingiens ! » Moi ma conception de la lutte c’est que chacun fasse ce qu’il sait faire de mieux, alors je l’ai fait quand même et j’ai laissé tout ça consigné dans des carnets. Jusqu’au moment des expulsions où par rebond de la médiatisation, d’autres naturalistes plus renommés ont commencé à s’intéresser au sujet. Et là ils ont découvert que parmi les salariés de l’association Bretagne vivante, il y avait un squatteur de la ZAD et ils ont compris qu’ils avaient une tête de pont là-bas.

C’est allé très vite. On a eu une première rencontre en décembre 2012 au « Hors contrôle », la cantine collective et espace d’accueil de l’époque des expulsions, qui était à ce moment-là un bordel infini et une ambiance assez punk. On n’arrivait même pas à s’entendre parler. Les naturalistes et les punks, ce sont deux univers qui ne se rencontrent pas souvent, encore que je me sente finalement assez punk. Nous on voulait faire de la com’ sur le fait qu’outre les gens qui vivaient là, les maisons, les paysans tout ça, il y avait aussi plein de belles plantes, des animaux rares, avec l’idée aussi peut-être que ça pourrait servir juridiquement. Mais ce côté juridique, on n’en parlait pas trop pour se garder le maximum d’effet de surprise et puis parce qu’on n’était pas sûrs de trouver quoi que ce soit. Et tout comme moi lorsque j’ai fait mon premier inventaire, les naturalistes qui sont venus après ont halluciné sur la richesse de ce qu’ils ont trouvé en y regardant de plus près. Au final on a déniché de nouvelles espèces protégées parmi les plantes et les batraciens, et on a montré que certaines espèces pouvaient se maintenir dans la région grâce à la présence de la ZAD. On a amené tout un tas d’arguments nouveaux pour les recours juridiques et ça a vraiment charpenté ce dossier. On avait aussi cet objectif d’avoir une vie entre naturalistes parce que c’est vraiment rare que des naturalistes toutes disciplines confondues se rencontrent et fassent des inventaires ensemble. Et au mois de janvier, quelques semaines seulement après la création des Naturalistes en lutte, on s’est retrouvés à 200 naturalistes un jour de brouillard givrant abominable où il n’y avait rien à voir dans la nature. Mais peu importe, il y avait des gens venus jusque d’Alsace ou de Provence et tous les passionnés du coin.

Ce réseau-là a duré, aussi parce qu’il y a un ancrage naturaliste historique en Bretagne avec plusieurs assos bien vivantes. C’était juste super émouvant de passer de mes inventaires solitaires à cette communauté-là qui a continué à se retrouver régulièrement les week-ends sur le terrain avec tout le matériel pour les relevés mais aussi de quoi boire et manger ensemble. C’était d’autant plus émouvant qu’avant je n’osais pas dire que je faisais ces inventaires et là tout le monde louait le rôle des naturalistes. On était “in” même si on avait ni armes ni cagoules.

Mais parmi ces personnes il y en a beaucoup dont c’est la profession ?

Chez les Naturalistes en lutte, il y a autant de professionnels que d’amateurs. Et les amateurs sont souvent encore plus à fond que les pros car ils n’ont pas été conditionnés par des questions de rentabilité horaire. Ils sont capables de se passionner pour des domaines comme, par exemple, les myxomycètes : des êtres vivants qui ne sont ni des plantes, ni des animaux, ni même des champignons, une espèce d’amibe géante unicellulaire qui a une vie complètement originale, qui se déplace sur des souches de bois mort pour manger des algues. Peut-être que personne ne sera jamais payé pour les étudier ! Je pense que pour la plupart des naturalistes, c’était la première fois qu’ils exerçaient leur passion dans le cadre d’une lutte, alors autant dire que ça regroupe des personnes qui ont par ailleurs des visions de la politique et de la vie très différentes. Cela donne l’occasion d’en débattre même si on a tendance à vouloir faire du terrain et à ne pas toujours accorder le temps nécessaire aux discussions de fond sur le sens de la lutte.

Est ce que vous faites uniquement des relevés ?

On a aussi commencé à intervenir sur la zone au-delà des relevés avec de gros chantiers pendant un an pour réhabiliter une mare asphyxiée par une plante très agressive ou encore dernièrement pour étrêper [4] un bout de landes. La ZAD, il y a longtemps, ce n’était que ça et c’est assez riche, mais ce n’est pas quelque chose qui se maintient naturellement, c’est dû à l’activité humaine de l’époque, aux coupes d’arbres et au pâturage. La lande, qui est devenue très rare, ce n’était pas du tout un endroit sauvage, abandonné et désertique mais une façon de cultiver la terre sur le mode des communaux, une forme de mise en partage des ressources qui était vraiment intéressante par ailleurs [5]. Et pour faire revenir des espèces propres aux landes, il faut continuer cette intervention humaine. Cela fait qu’à des endroits bien précis, pour refaire ces landes, on a enlevé tous les végétaux. On veut faire refleurir sur cet endroit-là une espèce dont le bureau d’étude d’AGO-Vinci dit qu’elle existe sur Notre-Dame-des-Landes mais qu’il ne faudrait pas en tenir compte soit disant parce qu’aujourd’hui elle ne pourrait plus subsister dans cet environnement. On veut leur prouver le contraire. Si on intervenait au XIXe siècle dans un espace où il n’y ait que des landes, peut-être que l’on aurait au contraire refait des parcelles boisées. Au final, ce que nous partageons tous, c’est un émerveillement pour la diversité et un rejet de ce qui tend à uniformiser ce monde.

Pour moi cela se traduit politiquement par le fait de me sentir prêt à me battre pour la diversité sous toutes les formes, et je peux m’insurger aussi bien contre la disparition d’une espèce animale, végétale, d’une culture, d’un peuple, d’un paysage ou même d’un type d’architecture de maison... Il n’y a que pour le capitalisme que l’uniformisation du monde est utile et nécessaire, pour nous tous, cela devrait être juste effrayant.

Mais, paradoxalement, il y a aussi des naturalistes qui travaillent pour les aménageurs ?

Oui, on savait que de l’autre côté il y avait aussi les naturalistes payés par Vinci qui avaient tenté de faire leur propre inventaire dans les deux années qui ont précédé l’opération César. Ils étaient protégés par la police du fait des sabotages et harcèlements des zadistes qui les empêchaient de bosser, qui crevaient leurs pneus et leur piquaient leurs dossiers. Et c’est vrai que c’est bizarre, parce que tu sais que les naturalistes c’est une toute petite communauté et qu’avec ces gens-là à la base, il y a un langage, une manière de voir le monde, ou en tous cas la nature, en commun. Cela renvoie à la dualité politique du naturalisme dont on parlait tout à l’heure parce qu’on pourrait se dire que l’idée fondamentale devrait être de protéger ce qui est beau. Et là, ceux qui font des inventaire au service de ceux qui vont détruire ensuite, c’est un peu Judas. Enfin c’est Judas et c’est aussi la misère. Ce sont des gens souvent passionnés qui aussi bien ne savent faire que ça de leur vie. Et les bureaux d’études qui agissent pour le compte de Vinci vont leur proposer les seuls boulots disponibles sur le marché si tu n’as pas d’expérience. Alors dans une boîte comme Biotope [6], il y a les grosses têtes de cons capitalistes au-dessus de l’organigramme et un bataillon de jeunes miséreux qui font ça pour faire un premier taf là-dedans. Il faut dire que souvent, ils se barrent ensuite le plus vite possible parce que c’est des conditions de travail infectes et qu’ils sont quand même suffisamment lucides pour être conscients qu’ils bossent pour détruire ce qu’ils aiment.

Moi je n’ai pas rencontré directement de gens de Biotope, mais je connaissais une personne qui bossait dans un autre bureau d’études et qui me racontait que Vinci les appelait toutes les cinq minutes au bureau jusqu’à ce qu’ils écrivent exactement la conclusion que Vinci voulait. Il n’y a pas d’illusions à se faire sur l’autonomie des bureaux d’études dans ces histoires. Mais cela donne des dossier fous, où tu te rends bien compte que les gens sur le terrain ne peuvent pas ne pas voir certains éléments riches du terrain, même avec des flics et des zadistes autour d’eux. Et cela apparaît paradoxalement dans le rapport. Sauf que les conclusions du rapport en question vont à l’encontre de cela parce qu’elles sont déjà pré-écrites et que le client est roi.

Tu nous expliquais avant l’entretien que cette logique de rapport complaisant s’était un peu grippée lors de la commission du dialogue ?

À un moment donné, le gouvernement, parce qu’il n’arrivait pas à mener son opération d’expulsions à bien, a lancé la commission de dialogue. Il y avait trois collèges au sein de cette commission. Elle était censée apaiser la contestation et relégitimer le projet en l’expliquant mieux et en faisant éventuellement des modifications à la marge, mais sans le remettre en cause. Nous, avec les Naturalistes en lutte, on a écrit un dossier pour tenter d’influencer le collège scientifique afin de les persuader de rejeter le processus de compensation proposé. C’était discutable de participer parce que c’était quand même une grosse escroquerie cette histoire de commission du dialogue. Mais là, je pense franchement qu’il y a quelque chose qui s’est grippé dans la machine de l’État, parce qu’ils ont nommé par erreur des personnes qui avaient des choses à défendre là-dessus et suffisamment de fierté pour le faire. Autant tu voyais bien que les experts des autres collèges, c’étaient comme d’habitude des gens du côté du manche qui cherchaient à faire disparaître les clivages et avec qui personne n’aurait sans doute dû accepter de parler. Autant ceux de la commission scientifique se sont trouvés ne pas être des marionnettes et ont pondu un rapport en 12 points qui établissait que la compensation ne pouvait pas se faire parce que ce n’était pas sérieux. Cela a obligé le gouvernement à redire que ce rapport était purement consultatif et à se débarrasser très vite de ces experts ensuite.

Au sein de la ZAD, il y a pas mal de débats sur l’idée de “protection de la nature” et le sens qu’on y met ou pas...

Oui il y a des gens qui viennent ici avec cette idée fantasmée de protéger une nature qui serait ici sauvage, avec l’idée qu’il ne faudrait pas toucher aux arbres, aux champs. Nous à la base, en tant que naturalistes, on va chercher à agir pour préserver une diversité d’espèces, une diversité au sein de l’espèce, des diversités d’éco-systèmes, de paysages. Mais on ne va pas forcément s’intéresser à sauver des individus en particulier, même si évidemment la chasse nous fait chier. Ce qui nous embête le plus, c’est que le lieu de vie d’une espèce soit détruit parce que là elle ne pourra plus se reproduire, que plein d’individus seront détruits et que l’espèce va disparaître.

Après, concrètement, sur chaque situation dans la lutte, tu dois prendre en compte plein de facteurs éthiques et politiques, rediscuter et réévaluer tes positionnements. Et quelquefois, certaines grilles de lecture peuvent rentrer en tension. Je repense à cet épisode qui a provoqué un débat intéressant en assemblée du mouvement, lorsque des occupants de la ZAD et des paysans ont rebouché une mare prévue pour compenser celles qui allaient être détruites sur la zone par l’aéroport. Là certains occupants disaient : « Peu importe la qualité de cette mare, c’est une mare créée par Vinci pour légitimer le projet d’aéroport et elle doit être détruite en tant que telle ». Tandis que les Naturalistes en lutte et d’autres occupants disaient qu’il ne fallait pas la détruire. Les naturalistes, ça ne les aurait pas embêté du tout qu’elle soit rebouchée immédiatement à sa création, mais là pour eux, cette mare était trop ancienne et elle contenait déjà une richesse biologique qu’il serait bête de détruire même si cette mare ne vaudrait jamais celles que Vinci espère détruire.

Est-ce que tu peux expliquer le système de compensations environnementales et pourquoi vous vous y opposez ?

On s’est en effet beaucoup intéressés à la question de la “compensation environnementale” qui est pour nous un enjeu majeur dans la lutte contre ce projet. Tout d’abord pour nous la propagande autour des “compensations” visant à te faire croire qu’un espace naturel peut tout simplement être recréé n’est pas correcte. Il faut bien se dire qu’il y a des milieux qui sont censés être détruits mais qui sont impossibles à refaire. Déjà à la base une nappe d’eau qui affleure à la surface du sol n’existe telle quelle qu’en un lieu, de même qu’un espace géographique donné n’existe fatalement qu’en un lieu. C’est un endroit de croisement entre des conditions climatiques, géologiques, historiques qui est unique. Les sols “pauvres” sont le résultat de siècles et de siècles d’activités paysannes que l’on ne peut rétablir comme ça ailleurs. On dit “pauvre”, ce qui ne veut pas du tout dire qu’ils ne sont pas intéressants, à part pour l’agriculture productiviste. Ce type d’agriculture a rendu tous les sols “riches” avec des apports de minéraux qui font que certaines plantes qui poussent vite écrasent toutes les autres. Les sols sont d’autant plus menacés qu’un sol pauvre qui a été rendu riche ne sera plus jamais pauvre. Eux, ils ne compensent que la partie visible : quelques espèces rares, des mares, des haies, mais le biotope particulier où elles existent à Notre-Dame-des-Landes est dû à une histoire particulière. L’ironie de l’histoire c’est d’ailleurs que cette zone est ainsi parce qu’il n’y a pas eu de remembrement pendant 40 ans, ce qui a amené la préservation des haies, entre autres. Et tout cela ne peut se reconstituer ailleurs. De plus, dans le monde tel qu’il est, on va avoir bien du mal à retrouver un contexte économique et agricole qui le permette.

En face, ils te promettent de refaire des haies, mais un certain nombre de biotopes mettent souvent plus d’un siècle à se constituer. S’ils commençaient à faire des compensations 50 ans avant le dossier, on pourrait éventuellement rediscuter de certains points. Pour faire les compensations, AGO cherche à signer des baux avec des agriculteurs du coin qui accepteraient de collaborer. Heureusement ils sont très peu nombreux. L’arnaque là aussi en terme de compensation, c’est que les baux sont de seulement neuf ans. Ce qui veut dire qu’au bout de neuf ans, tout peut disparaître ou être redéplacé. D’ailleurs, il faut savoir que la contrainte à compensation, elle n’existe de toute façon légalement que pour la durée de 50 ans pendant laquelle Vinci aura la concession de l’aéroport. Après ils pourront aussi détruire ou laisser tomber les parcelles de compensation.

Vinci dit aussi qu’ils vont procéder au “déplacement des espèces”...

Oui là aussi, ce n’est que de la com’. En fait on a inventorié plus de 200 espèces sur la ZAD, dont 130 protégées et ils vont en déplacer quatre. Partant de là, il y a en a deux sur quatre pour lesquelles ils avouent qu’ils ne savent pas faire et que c’est une pure expérimentation. Et même pour les deux espèces concernées, il ne s’agit que des individus qu’ils ont pu voir et attraper et qui sont une toute petite proportion des individus existants. Ils vont les déplacer dans des biotopes aux capacités limitées où les individus de la même espèce existant sur place vont se faire concurrence et à la fin tu te rends compte qu’il ne subsistera pas un individu de plus de l’espèce concernée. Cela risque même de créer plus de perturbation et la diffusion de maladies dont les espèces étaient préservées sur la ZAD. Dans le cadre de ce projet, la compensation tu peux la regarder sous toutes les coutures et tu te rends compte que c’est une grosse arnaque. Je veux pas dire que l’idée même de compensation est complètement impossible, mais pas de cette manière et pas sur une surface de 2000 ha.

L’idée de compensation, pour moi, renvoie à une des maladies profondes de ce monde qui est de vouloir appliquer une logique gestionnaire et une qualité économique à l’ensemble du vivant : induire que tout est paramétrable, quantifiable, que tu peux donner des coefficients de valeur à tout ; une arithmétique générale avec laquelle tu peux jongler, où l’important au final est d’arriver à retrouver un certain chiffre.

En tant que naturalistes, vous vous opposez à cette idée de compensation, mais est-ce que pour les besoins de la critique, vous ne vous retrouvez pas à devoir aller vous-mêmes contre-argumenter sur ce terrain gestionnaire en risquant de légitimer ainsi le cadre théorique de la compensation et les prédicats de l’adversaire ? Par exemple, dire que la valeur accordée à telle ou telle espèce n’est pas suffisante, que le coefficient décidé est mauvais alors que dans le fond c’est cette idée même de quantification et de coefficient de compensation qu’il faudrait remettre en cause ?

Effectivement c’est très compliqué. Le fait d’en parler c’est déjà accepter de débattre de la façon de compenser. Avec Notre-Dame-des-Landes, il essaient effectivement d’introduire une idée nouvelle : au lieu de compenser biotope par biotope, espèce par espèce, ils pourraient créer des points et coefficients de compensation. Ils ont attribué à chaque type de milieu un certain nombre de points par hectare et ils comptent le nombre de points qu’implique la destruction de tel ou tel milieu en fonction de sa rareté. Après ils additionnent tout, se retrouvent avec un total de points. Ils calculent qu’en restaurant telle haie ou telle mare, ça va leur donner tant de points avec l’objectif au final de retomber sur le bon nombre de points. Là-dedans les biotopes ou espèces que tu ne peux reconstituer, tu ne les reconstitues pas et tu t’en fous parce que tu peux quand même avoir le bon nombre de points au bout du compte. C’est comme si on pouvait détruire la Tour Eiffel, compter les points à compenser et se racheter en construisant 10 stades...

En CE2 on t’apprend à ne pas additionner les choux et les carottes. Là, la logique de convertir toute la biodiversité en un seul chiffre, une seule valeur que l’on peut obtenir en additionnant tout et n’importe quoi, et c’est évidemment se préparer à la détruire. À ce sujet, il y a une lutte en marche qui va bien au-delà de la lutte de Notre-Dame-des-Landes. D’autant que l’aéroport leur sert de modèle expérimental qui pourra être utilisé pour d’autres projets s’ils arrivent à justifier de sa validité. Il s’agit pour eux avec la logique de compensation de préparer la conversion de la biodiversité en valeur monétaire, et ce pour préparer la création d’un marché, avec tous les traders qui salivent déjà depuis des années sur l’arrivée de nouveaux terrains sur lesquels il était interdit jusqu’à présent de faire de l’économie de cette manière. Au final, des terres existantes, précieuses parce qu’elles abritent ou peuvent abriter des biotopes particuliers, et achetables ou louables pour compenser des destructions d’autres terres peuvent être mise en bourse. Cela va permettre de spéculer sur de la biodiversité, de la vendre ou de l’acheter, d’augmenter la plus-value dessus parce qu’elle sera de plus en plus rare et comptera de plus en plus de points, quitte à aider à sa raréfaction et à faire disparaître volontairement une espèce ou un milieu pour augmenter la plus-value... ou à faire faillite parce qu’ils auront malheureusement détruit le dernier exemplaire d’un biotope qu’ils comptaient monétariser.

Cela fait froid dans le dos. Ce qui se joue dans ce qu’ils tentent de mettre en œuvre à Notre-Dame-des-Landes, c’est tout simplement la conversion des derniers domaines du vivant non marchandisés en monnaie, tout en obtenant des droits de détruire pour mener à bien leurs projets. Pour eux c’est deux fois banco. Ce n’est pas rien de se battre aujourd’hui contre ça. À Notre-Dame-des-Landes, c’est la première fois qu’ils essaient de faire passer ça à cette échelle et avec une visibilité aussi grande, donc nous on ne peut pas manquer de les attaquer à cet endroit-là. Ils te parlent d’expérimentation scientifique. Mais pour moi il est évident qu’il ne s’agit pas d’une expérimentation scientifique mais d’une expérimentation sociale, d’acceptabilité, avec l’idée que si ça passe là, ça passera partout ailleurs et qu’à contrario si on arrive à les bloquer là-dessus sur ce projet, on les neutralisera ailleurs aussi.

Pour revenir à ta question, nous autres Naturalistes en lutte, le piège dans lequel on a pu tomber, ça a été d’argumenter sur leur terrain en avançant que tel ou tel milieu il ne faudrait pas le compenser fois deux mais fois dix pour que ce soit valable. Là-dessus moi j’avais tendance à dire que si on commençait à contester le barème et la valeur du point c’était qu’on acceptait ce système. Et en même temps tu as envie de montrer que même en rentrant dans leur logique conne, ça ne marche pas. Mais c’est effectivement dangereux. Dans le contexte cela prêtait peut-être moins à caution parce qu’ils s’agissait de monter un dossier à charge dans le cadre des recours juridiques du mouvement pour les bloquer en montrant que leur modèle ne marchait pas dans ses propres termes. Mais j’espère bien qu’au-delà de ça aucun d’entre nous ne serait prêt à négocier et valider une compensation parce qu’ils auraient changé la valeur du point. Et puis l’autre ambiguïté par rapport à cet aspect de notre travail, c’est que malgré les découvertes énormes que l’on a fait sur le terrain, la manière dont on a charpenté les dossiers des recours juridiques vis-à-vis de la loi sur l’eau, il y a quand même peu de chance que l’on gagne ces recours. Tout simplement parce que la justice à ce niveau a décidé de servir les aménageurs et point barre et que le monde ne fonctionne pas comme on nous l’apprend dans les cours d’éducation civique. Ici ce qui est très clair c’est que s’il n’y avait pas eu la lutte, ils se seraient déjà assis depuis longtemps sur leur loi et auraient tout détruit quitte à faire « oups, on n’avait pas vu qu’on ne pouvait pas le faire, on aura qu’à payer une petite amende. » C’est comme ça que ça se passe d’habitude. Mais aujourd’hui, malgré tout le pouvoir immense qu’ils ont de ne pas respecter leur propre loi c’est devenu trop compliqué pour eux, parce qu’ il y a de la contestation et des gens qui montrent qu’en face en réalité, ils se foutent bien de protéger le bocage. Alors avec la loi Macron, ils vont démanteler les quelques barrières juridiques environnementales existantes. Les pauvres : c’est un peu compliqué pour eux entre le fait de devoir faire de la com’ environnementale sur tout projet et donc laisser paraître qu’il y a des lois qui vont dans ce sens, et puis de s’assurer en même temps qu’ils pourront y déroger. Cette conscience des limites du combat juridique et d’information nous fait évoluer aussi. Cela fait que même si à la base, avec les naturalistes, on a avant tout fait un travail d’étude, d’inventaire et de communication, il y a aussi un sentiment qui se développe que si tout cela n’est pas écouté, il faut être prêts à participer à une résistance concrète sur le terrain pour empêcher par tous les moyens nécessaires la mise en œuvre des mesures de compensation.

J’espère aussi, d’un autre côté, qu’on a fait naître chez des gens qui n’avaient jamais fait ce type de travail d’étude un attachement pour notre démarche et plus généralement pour la nature avec un regard nouveau sur la ZAD. Et j’espère que notre travail amène une énergie supplémentaire pour d’autres formes de résistance. Pour moi, on a créé une nouvelle communauté et un nouvel angle d’attaque dans ce mouvement. Et c’est un mouvement où au final on aura bien du mal à discerner ce qui a été décisif plus qu’autre chose dans la victoire : les barricades, les recours, les affiches, les études, l’occupation, le sabotage... et c’est bien là le signe de sa richesse.

[1Camp reposant sur trois piliers : faible empreinte écologique, actions directes contre les « criminels climatiques » et autogestion.

[2Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport, voir chronologie.

[3un flic est d’ailleurs tombé d’un arbre du fait d’une erreur technique lors d’une des expulsions de la forêt de Rohanne.

[4Arraser la végétation.

[5Voir l’ouvrage La Mémoire des landes de Bretagne de François de Beaulieu, membre des Naturalistes en lutte.

[6Bureau d’études environnementales qui a travaillé pour AGO-Vinci.


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