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Récupération de terres Nord Cauca, Colombie

mis en ligne le 16 août 2017 - Collectif Bejuco

Cette brochure mêle écrits et témoignages oraux sur la lutte pour la Libération de la Terre Mère dans le Nord du Cauca. Lutte menée par les peuples Indigènes de cette région, en particulier le peuple Nasa, et soutenue par diverses composantes du mouvement social colombien.

Nous avons toutes et tous, rédactrices et rédacteurs de cette brochure, accompagné un petit bout de cette longue marche vers la récupération et la libération de territoires ancestraux, aujourd’hui occupés par l’agro-industrie.
La participation à cette lutte lors de nos passages respectifs en Colombie nous a amenéEs à organiser une solidarité active depuis d’autres espaces et territoires, à tisser des liens et des lianes, des bejucos, pour un soutien mutuel et une libération intégrale de ce que les communautés Nasa appellent la Terre Mère – Uma Kiwe.

La libération de la Terre Mère est une lutte basée sur l’action directe recouvrant plusieurs dimensions. C’est avant tout un combat pour la récupération de terres historiquement spoliées aux peuples originaires lors de la colonisation. Ces terres continuent d’être concentrées et exploitées par les propriétaires terriens et les transnationales, en particulier celles de la culture de la canne à sucre (de plus en plus utilisée pour la fabrication du « bio-éthanol »).

Il s’agit d’une lutte contre le « système capitaliste [qui] tient en esclavage la terre et détruit l’équilibre de la vie, provoque une crise environnementale et humanitaire et génère le réchauffement climatique global ».

Combattre frontalement les capitalistes qui occupent et malmènent les terres est aussi une manière de (re)construire une certaine autonomie dans l’organisation et le mode de vie des communautés indigènes. L’autonomie et l’action par la base sont de mise dans le quotidien de cette lutte.

La libération de la terre se veut aussi être celle des esprits, une certaine forme de décolonisation qui replace la conception Indigène de la Terre Mère au centre : celle dont nous faisons partie et qui nous donne la vie, que nous devons défendre contre l’exploitation et la destruction (qui sont aussi les nôtres).

Autant d’éléments qui nous ont amenéEs à soutenir cette lutte, à essayer de relayer des informations la concernant et à échanger et débattre sur nos luttes d’ici et de là-bas.

Si cette brochure parle spécifiquement de la lutte pour la libération de la Terre Mère, il faut toutefois prendre en compte que la zone dont nous parlons est criblée d’attaques de toutes parts, aux intérêts divers et variés. Au niveau économique, le Nord du Cauca, comme d’autres régions de la Colombie, est un espace stratégique pour l’agro-industrie, l’exploitation minière à grande échelle (en particulier les mines d’or) ou le narco-trafic (cocaïne, cannabis et opium).
Afin de protéger ses intérêts économiques sus-mentionnés et sous couvert de politique contre-insurrectionnelle visant les FARC-EP, le gouvernement a mené une politique de militarisation accrue ces dernières années (qui découle du Plan Colombie de 2001), perpétuant un climat de guerre et de répression.

Les peuples indigènes ont donc eu à se battre contre ces « projets de morts » liés à l’exploitation des ressources, mais aussi à faire face aux assassinats, violences et attaques de la part de l’État et son armée et des paramilitaires (milices d’extrême droite anti-insurgés au service des multinationales et de l’État) ainsi que des FARC qui souhaitent contrôler la région. Si les relations entre les différents acteurs sont parfois complexes, les organisations indigènes ont toujours opposé leur combativité face à cette situation de guerre et d’exploitation. Ce qui n’a pas empêché d’autres formes de domination de s’immiscer au sein des communautés, comme la cooptation par le biais de transferts d’argent, de l’action des partis politiques ou de politiques supposément sociales qui permettent d’acheter la paix sociale dans les communautés.

Mais la Libération de la Terre Mère c’est justement rompre avec la soumission, ne plus négocier l’autonomie, mais bien la prendre sans concessions pour libérer la terre, la cultiver et en vivre toutes et tous.

Brève histoire du peuple Nasa

Les Nasa sont l’un des peuples indigènes du Nord du Cauca en Colombie. Un peuple qui lutte depuis la conquête espagnole pour préserver sa terre et sa culture. Un peuple qui a su s’organiser en mettant en place des réseaux de santé, d’éducation, de justice et de communication autonomes. 140 000 personnes vivent sur ce territoire divisé en « resguardos » chacun possédant une autorité et une administration propre, le « cabildo », sorte de conseil communautaire élu tous les ans tout comme son gouverneur.

Aujourd’hui, ils sont au nombre de sept : Buenos Aires, Caloto, Corinto, Jambaló, Miranda, Santander, Toribío. Le symbole de l’autorité pour toute personne qui détient une charge est le bâton. Les membres de la garde indigène en ont toutes et tous un, qu’illes opposent aux différents groupes armés pour les chasser de leurs resguardos, que les groupes soient des paramilitaires, des militaires ou des FARC-EP.

Dans l’histoire du peuple Nasa, la première qui s’affronte aux conquistadores espagnols est la légendaire cacique Gaitana. Avec l’aide d’autres caciques, elle monte une armée de plus de 20 000 combattantEs paeces, yalcones et pijaos (peuples originaires de la région, dont est issu le peuple Nasa tel qu’il existe aujourd’hui). De véritables armées qui, lors de grandes batailles, mettent en déroute les conquistadores, dont leur chef lui-même, Sebastián Belalcázar.
Les guérilleros indigènes vont jusqu’à attaquer par surprise de nuit et mettent en échec à maintes reprises les Espagnols dans ces zones escarpées andines, incendiant le centre minier de la Plata (900 morts) et détruisant plusieurs villes européennes de la région.

La défaite des Espagnols est telle, que ceux-ci sont forcés de trouver d’autres stratégies : l’extermination ciblée, la corruption d’autres peuples indigènes pour qu’ils combattent à leurs côtés et l’évangélisation. Stratégie qui continue d’être payante aujourd’hui.

Après cent-vingt années d’une guerre qui parait impossible de gagner, la résistance armée laisse la place à la parole et aux négociations portées par Juan Tama de la Estrella. En 1635, il arrive à faire reconnaître légalement par la couronne espagnole, les territoires indigènes, les resguardos, situés sur des territoires sacrés. Cela dit, cette reconnaissance n’est pas sans arrière-pensée. Il s’agit en fait d’un nouveau système de domination, qui, en regroupant les communautés, facilite le recouvrement de l’impôt.

En 1810, les leaders indépendantistes rompent avec l’Espagne et en profitent pour réduire les resguardos. En fait, ils déclarent les territoires indigènes comme « baldios », c’est-à-dire n’appartenant à personne. C’est ainsi que de nouvelles haciendas apparaissent sur les terres Nasa et un système de fermage appelé terraje se met en place. Ce système impose aux IndienNEs de travailler leurs parcelles en échange d’un loyer sous forme de travail sur les terres du patron. Système qui n’est pas sans rappeler la corvée de l’époque féodale. Illes deviennent des terrajeros, des travailleu-r-ses endettéEs, sur ce qui avait été autrefois leur propre terre.

Par la suite, Simón Bolivar reconnait les terres des resguardos indigènes et favorise leur restitution. En 1890, la Loi 89 fut promulguée à Bogotá, réintégrant les Indigènes dans la propriété des resguardos et instaurant les cabildos.
Mais l’autonomie n’est pas encore au bout du chemin. Cette même loi continue de considérer les Indigènes comme « mineurEs », sous la responsabilité de tutelles catholiques, tandis que les grands cultivateurs du Cauca cherchent toujours à obtenir plus de terres en utilisant des moyens légaux ou non.

À cette époque, les peuples de la région font également face à un nouvel ennemi plus insidieux : l’exploitation capitaliste. Les colons commencent à employer des ouvriers agricoles Nasa pour l’exploitation des arbres de Quinquina. En plus de diviser les communautés face à l’exploitation de leurs richesses naturelles, en plaçant les ouvriers sous l’autorité du patron, les colons les arrachent ainsi à la vie communautaire et à son fonctionnement en collectivité.

C’est dans ce contexte, que dès 1910, Manuel Quintín Lame réagit à une augmentation considérable des jours de fermage en lançant une lutte de récupération de terres. Il s’agit en fait de récupérer des terres déjà reconnues en resguardos et d’abolir le fermage. Il s’adressa d’abord aux autorités étatiques puis en vint à organiser des groupes armés pour continuer la lutte.

En 1971, la récupération de terres est relancée sous la devise : « Un Indigène sans terre est un Indigène mort ». S’inspirant des principes de la lutte de Quintin Lamé, les Indigènes s’organisent et créent le Conseil Régional Indigène du Cauca (CRIC), organisation regroupant 50 cabildos. Leur plateforme de lutte, qui reste à la base des actions de récupération de terres actuelles, stipule :

  • Récupérer les terres des resguardos.
  • Agrandir les resguardos.
  • Renforcer les cabildos indigènes.
  • Ne pas payer de fermage.
  • Faire connaître les lois sur les indigènes et exiger leur juste application.
  • Défendre l’histoire, la langue et les coutumes indigènes.
  • Former des professeurs indigènes.

Par la lutte, des communautés Nasa réussissent à récupérer 120.000 hectares de terres. Mais aussi avec l’aide et l’appui de l’organisation non indigène paysanne ANUC, née en 1970 (dont les membres furent par
la suite persécutéEs à grande échelle) de la remise en question de l’hégémonie économique sociale et politique de l’oligarchie latifundiste.

En 1972, le conflit social est explosif et l’accord Chicoral entre le ministère de l’agriculture et les latifundistes marque le soutien de l’État à l’oligarchie des propriétaires terriens qui paient des « parajos » ou tueurs à gage, des paramilitaires ou des policiers, pour tuer les mouvements tant paysans qu’indigènes.

Pour s’en protéger, dès 1974 des communautés Nasa forment des groupes de résistance qui demandent ensuite un soutien aux guérillas. Les seuls à répondre à leur appel sans vouloir ouvertement pour autant les contrôler sont les M-19. À partir de 1979, les militaires ayant détecté des liens entre les deux mouvements, le nombre d’incarcérations, de tortures et d’assassinats explose.

En novembre 1984 au cours de l’occupation de l’hacienda de Lopez Adentro par une communauté, la police tue sept personnes et laisse une vingtaine de blesséEs dont des enfants. L’unification des groupes de résistance s’officialise alors réellement. C’est le Mouvement Armé du Quintín Lame.

Son programme est d’appuyer le mouvement indigène dans sa lutte pour la terre, défendre la vie des membres des communautés, punir les responsables des assassinats sélectifs. Mais conscient de ne pas représenter les seulEs à souffrir de l’oligarchie capitaliste, son objectif est de défendre les intérêts de touTEs les exploitéEs du Cauca et de Colombie en général en luttant avec les autres forces populaires.

Le manque d’efficacité technico-militaire, la criminalisation de la protestation sociale, le comportement de jeunes de retour de la guérilla ainsi que la pression de communautés pour que le Mouvement Armé du Quintín Lame reste proche d’elles plutôt que de s’éloigner avec la Coordination de guérillas Simón Bolívar et d’autres raisons externes ont amené la guérilla indigène à déposer les armes le 27 mai 1991 suite à l’accord de paix signé avec le gouvernement faisant ainsi changer la Constitution.

Pour autant, la violence contre le mouvement de récupération de terres ne fléchit pas. Le 16 décembre 1991, un des massacres les plus emblématiques de leur histoire a lieu à l’Hacienda El Nilo, à Caloto. Ce jour-là, une vingtaine de personnes alors en processus de libération de terres, sont assassinées par les forces publiques sur commande des propriétaires terriens.

Le collectif d’avocats « José Alvear Restrepo » fait admettre à l’État colombien sa responsabilité et le gouvernement s’engage alors à remettre 15 600 hectares en dédommagement. En septembre 1999, la Cour Internationale des Droits Humains conclut que l’État n’a pas respecté toutes ses obligations.
En 2005, face aux manigances du gouvernement, fatiguées d’attendre une restitution de terres qui ne viendrait sûrement jamais, des communautés Nasa décident non plus de récupérer des terres mais d’évoluer vers la libération de la Terre Mère. Un processus de lutte tout autant politique que spirituel. Cette année-là, la première hacienda récupérée est celle de l’Emperatriz. Aujourd’hui encore, elle est au cœur de la libération de la Terre Mère. Un symbole fort contre la toute-puissance des transnationales et des latifundistes.

Depuis décembre 2014, certaines communautés décident de reprendre la libération de la Terre Mère, repartir à la conquête de ses terres et détruire les champs de monoculture de cannes omniprésents dans la vallée pour semer de nouveau les aliments de base (haricots, maïs). La police anti-émeute (ESMAD) et les militaires répondent par une répression féroce en mars 2015 et détruisent en mai les cultures vivrières juste avant la récolte.

En parcourant l’histoire du peuple Nasa, la libération de la Terre-Mère prend un sens particulier, car pour la première fois depuis 1538, les récupérations de terres concernent des territoires extérieurs aux resguardos, au moment même où les grands capitaux paraissent si puissants et si offensifs.

En effet, le président Santos et son credo de locomotora minera pronant l’extraction minière comme élément moteur de la Colombie, a déjà concédé 70% des Andes (riches en or) et 40% de la Colombie aux transnationales en attendant la paix signée avec les FARC et l’ELN, autre guérilla colombienne.

La libération de la Terre Mère - Juin 2015

Leonidas, un des porte-parole de ce processus, est un paysan d’une soixantaine d’années. Son « bureau », un tronc d’arbre où sont poséEs ses compagnonNEs qui l’attendent pour commencer leur assemblée. Ici, les décisions se prennent directement sur le lieu des occupations, comme ici celle de Quebrada Seca. Illes parlent d’ailleurs « d’assemblée permanente ». L’objectif étant de rester en contact avec la terre, réconforter ceux qui font la garde, surveiller les allées et venues, démontrer par leur simple présence leur détermination à rester sur place. Leonidas se redresse, sa voix prend plus d’assurance : « Nous allons libérer la Terre Mère. La parole "Libérer" à un sens très important. Aujourd’hui, sur ce resguardo de Corinto, il y a une mono-culture de canne à sucre et cela empêche la terre de respirer d’où l’expression "Libérer". La terre est fatiguée, elle doit se reposer ». Il s’agit de libérer des territoires, de semer la vie pour que les communautés Nasa puissent enfin vivre en équilibre et en harmonie et en nombre, leurs petits territoires haut perchés dans les montagnes ne suffisant plus au communautés.

Une réappropriation légitime quand on sait que 62 % des terres en Colombie appartiennent à 0.4 % de la population. En ce qui concerne le nord du Cauca, la mono-culture intensive de cannes à sucre est aux mains de multinationales ou de propriétaires terriens, comme INCAUCA, dont le maître tout-puissant est Carlos Ardila Lülle. Avec l’explosion du marché des biocarburants, la production de cannes est devenue un commerce des plus lucratifs. Comme une petite ressemblance avec la surproduction d’huile de palme au Honduras. Ardila Lülle, Miguel Facussé, deux semblables dans ce sordide petit monde des affaires. Ni l’un ni l’autre n’hésitent à faire appel aux armes lorsque leurs intérêts sont en jeu. Dans une réunion, Ardila Lülle aurait déclaré : « je préfère acheter des centaines de cercueils plutôt que de restituer ces terres ».

La libération, un processus éminemment politique focalisé sur deux zones emblématiques qui représentent le modèle même du vol et de l’expropriation, subi par les communautés Nasa. Il s’agit de sept haciendas sur Corinto (Quebrada Seca, Miraflores, Caucanita, Garcia Arriba, Garcia Abajo, Granadita, El Cultivo), une sur Caloto (La Emperatriz). Par ailleurs, cette zone fut le lieu du massacre de Gualanday, le 18 novembre 2001. Une cicatrice indélébile, plantée en plein cœur de leur âme blessée, c’est bien ce qui transparaît dans les mots de Leonidas lorsqu’il évoque les raisons de ce processus et d’un geste triste, il montre une direction en disant « À peine à huit-cent mètres d’ici, quatorze compañeros ont été massacrés et justice n’a toujours pas été rendue ».
La libération de la Terre Mère, un acte politique pour que la terre ne soit pas seulement considérée comme une marchandise mais aussi un devoir de mémoire, pour ne pas oublier celles et ceux qui ont versé leur sang pour elle.
Fin 2014, la libération de la Terre Mère est entrée dans une phase active comme le souligne le vieil homme : « Tout a commencé le 14 décembre. Nous avions passé un accord avec le gérant, nous occupions pacifiquement la terre sans l’endommager, et eux ne faisaient pas appel à la force publique. Mais en mars 2015, ils ont lancé une offensive contre nous. Nous avons alors décidé de changer notre fusil d’épaule en entrant activement dans les champs, en coupant la canne et en semant la nourriture dont nous avions besoin ». Un effet boomerang auquel Ardila Lülle ne s’attendait pas en envoyant ses chiens méchants.

Depuis le début du processus de libération, la répression est féroce, plus de cent vingt blessés par balles de petits calibres ou à cause de gaz lacrymogènes, de frondes géantes presque des catapultes, normalement interdites d’utilisation par la police. Le 10 avril 2015, Guillermo Pavi, jeune Nasa de dix-neuf ans, tombe sous les balles de la police. Un nom de plus sur la longue liste des morts pour la libération de la Terre Mère.

Doña Flor, son bâton de commandement à la main, vient s’asseoir auprès de Leonidas. Suite à des menaces, elle a dû s’exiler dans une autre ville. Pour autant, elle continue à défendre la lutte : « Ici, ils libèrent la terre et nous de notre côté, nous essayons de libérer les consciences ». Dès qu’elle peut, elle participe aux assemblées, son raisonnement est clair et affirmé, elle sait très bien pourquoi et contre qui elle se bat : « les paysans n’ont pas assez de terres pour vivre et les classes les plus vulnérables ont dû partir à la ville, grossir les files de misère. Comment pouvons-nous parler de sécurité alimentaire alors que la canne arrive presque dans le patio de nos maisons. Nous nous battons pour ne pas crever la bouche ouverte, pour offrir un avenir à nos enfants, pour le peuple Nasa, pour les Afro-descendants mais pas seulement car la sécurité alimentaire concerne la Colombie mais aussi l’humanité toute entière ».

Les Mingas de la libération

« Quand nous faisons les Mingas, nous réalisons des travaux communautaires. Toutes les communautés se bougent pour semer des haricots, du maïs, des bananes plantains, tout ce qui se mange. Car c’est de ça qu’on parle : libérer la terre pour cultiver des aliments pour nourrir les gens. Car si cette année, ici, ils nous avaient laissé cultiver, il n’y aurait pas autant de besoins en nourriture dans les villages. Car les Indigènes sont ceux qui fournissent en nourriture, comme le manioc, la banane plantain, le maïs, tout ça. Mais comme on n’a rien pu faire, il y a une grande pénurie de nourriture dans les villages, ce qui fait monter les prix.
De plus, quand nous parlons de libération, ce n’est pas seulement libérer la terre, c’est la libérer des monocultures, car ça représente une nuisance importante, surtout pour l’environnement. Ils disent que la canne à sucre ne nuit à personne, mais si ça nuit. Car ça va dans la poche d’une seule personne : un capitaliste, c’est tout. Et donc nous, on sait que si on libère, ils ne viendront plus planter de canne à sucre, et l’environnement sera préservé. »
- Une libératrice de Corinto

La « caña » dans le Valle del Cauca, ça représente quoi ?

Bâti sur un patrimoine immense de terres volées aux populations indigènes, le modèle agricole colombien est l’un des exemples les plus parlants de concentration des terres. Système inégalitaire au centre des conflits les plus sombres de l’histoire du pays, il continue d’engendrer les luttes actuelles.
Après la colonisation et jusqu’au 19ème siècle, l’activité agricole se résume au modèle d’haciendas, détenues par de grands propriétaires terriens, avec une activité principalement agricole, d’élevage et d’extraction minière.

La décennie des années 1880 marque ensuite un tournant historique, avec la modernisation des moyens de production, le début de la mécanisation et l’amélioration des transports ferroviaires pour l’acheminement des matières agricoles jusqu’aux centres urbains de Medellín et de Bogotá. L’arrivée de capitaux urbains, bourgeois et industriels a alors pour conséquence l’entrée de l’agro-industrie dans la vallée du fleuve Cauca et entraîne un changement radical dans les modes de culture.

Des politiques encouragent à cette époque la culture de la canne à sucre et celle-ci s’implante de manière croissante dans la vallée du Cauca. Des tests sont réalisées sur les terres de la plaine qui se révèlent être des plus fertiles au monde. Belle aubaine pour une culture aussi gourmande !

Parallèlement, la demande nationale et mondiale de sucre est en constante croissance tout au long du 20ème siècle. Mais lorsque les États-Unis instaurent l’embargo contre Cuba, en 1962, la production sucrière de la petite île devient inaccessible. La porte de secours est vite trouvée et la Colombie devient un des pays favoris des industriels de la production sucrière.

La « caña » se meut alors en enjeu national. Des instances régionales spécialisées dans l’agronomie sont créées par le gouvernement colombien, comme la CVC (Corporación Autónoma Regional del Valle del Cauca) dans le Cauca. Ces institutions étatiques sont directement impulsées par les élites politiques et économiques pour doper la croissance de la culture de la canne. Les plans de développement régionaux se multiplient, avec tout un programme d’activités de drainage des zones humides et des marécages de la vallée, ainsi que d’installations pour maîtriser le réseau hydrique (à l’aide de digues, de canaux et de barrages). L’État national se met donc au service des entreprises privées locales et des investisseurs étrangers, une collusion d’intérêts bien orchestrée, sans pudeur. D’ailleurs, le président de la CVC est aussi le patron d’une industrie de la canne à sucre...

Aujourd’hui, 13 firmes sucrières occupent la vallée du fleuve Cauca, transformant de manière durable le système agro-écologique du territoire. L’agro-industrie dévore tout sur son passage. L’eau en premier lieu, largement monopolisée par les industriels : 17 tonnes d’eau pour une tonne de sucre, de quoi assécher toutes les nappes phréatiques, provoquer des inondations par la construction de barrages et causer la disparition de 72 % des zones humides du Cauca. 66 % des forêts sont rasées pour laisser place aux immensités vertes. Autant de surfaces que les ouvriers agricoles nettoient périodiquement en brûlant les parcelles, polluant atmosphère et terres, déjà intoxiquées par les engrais chimiques et les pesticides, qui ont remplacé la fertilité légendaire de la vallée.
Pour les paysanNEs, AfrodescendentEs et Indigènes, cette expansion rime avec expulsions, vols, assassinats et déplacements forcés. ContraintEs de délaisser les cultures vivrières, les travailleurs et travailleuses de la terre vivent une véritable prolétarisation en devenant ouvriers et ouvrières agricoles, quand illes ne vont pas grossir les rangs de l’exode rural. Et illes ne sont pas au bout de leur peine, car la fin programmée du pétrole et la transition vers les biocarburants renforce la course à l’éthanol.

Selon la FAO, en 2013, la Colombie était le 7ème pays producteur de canne à sucre dans le monde, avec 405 737 hectares, pour une production de 34 876 332 tonnes tout en ayant le rendement le plus important de tous les pays producteurs (859 580 Hg/Ha), certainement du fait d’une utilisation à outrance des engrais et autres intrants.

Dans la Vallée géographique du Fleuve Cauca, actuellement, il y aurait, selon Asocaña, environ 224 000 hectares cultivés de canne à sucre, dont un quart par les firmes et trois quarts par 2 000 cultivateurs « indépendants » au service des firmes.

Une libération intégrale

« Aujourd’hui on libère la terre… mais le sens de libérer n’est pas seulement celui lié à la terre. Nous libérons la partie culturelle, ancestrale et libérer la terre c’est nous libérer nous-mêmes. C’est à dire libérer notre pensée, nos agissements, nos comportements. Car la terre fait partie de nous en tant qu’êtres humains, car c’est la vie, elle fait partie de la vie, car c’est l’eau, l’oxygène, la nourriture, donc elle fait partie de nous. C’est pour cela qu’on parle de Terre Mère. Mais c’est aussi la libérer des modes d’usage des propriétaires terriens. Car si on regarde bien, la canne à sucre aujourd’hui, c’est pour les moteurs et les biocarburants. »
- Un libérateur de Corinto

« Nous ne libérons pas la terre seulement pour nous, on pense au futur, aux enfants… car nous libérons la terre pour que la terre ne soit plus esclave des industriels. Car nous, on entretient les montagnes, l’eau qui s’y trouve. Mais qui l’utilise ? Ceux qui cultivent la canne à sucre utilisent la majorité de l’eau pour irriguer la canne à sucre, alors que c’est nous qui l’entretenons. Donc je maintiens que nous, non seulement on libère la terre, mais aussi on protège la planète. On voit aujourd’hui tout le déséquilibre généré par la pollution, les climats changent énormément. Avant on savait quand étaient les périodes pour planter et quand est-ce qu’il allait pleuvoir, quand on pouvait récolter, maintenant on ne sait plus car des fois il pleut et des fois non. Donc le message que je voudrais faire passer c’est qu’il faut s’unir, qu’on nous soutienne. Ne pas penser seulement à nous, mais à tout le monde. Car l’eau nous bénéficie à tous, l’air aussi, en protégeant la forêt, en protégeant la Terre Mère, on n’est pas les seuls à y gagner. »
- Une libératrice de la ferme L’Emperatriz (Huellas)

Autonomie et participation

« Il y a plein de formes de participation, tout d’abord parce que le processus de libération de la Terre Mère a toujours commencé avec peu de personnes. Dans les années 1970, quand se réalisaient les récupérations de terres, peu de personnes et peu de familles en étaient à l’initiative. Peu de personnes commencent, sont régulières, tout le temps du début jusqu’à la fin. Ensuite beaucoup de gens se greffent, d’autres arrêtent, d’autres arrivent. C’est ce qui s’est passé ici aussi lors de cette nouvelle phase de la Libération de la Terre Mère, de décembre 2014 jusqu’à maintenant. À Corinto peu de personnes ont commencé, mais après c’était la foule, c’est devenu massif, pour Corinto. Il y a eu des moments où il y avait beaucoup de monde sur la ferme et après ça s’est calmé. […] Dans les Mingas, la participation est énorme. Par exemple lors de la dernière Minga il y a eu 1 500 personnes. Le 24 février 2016 on a convoqué une Minga sur La Emperatriz pour commémorer les 45 ans du CRIC : il y a eu aussi 1 500 personnes.
[...]
Pour les prises de décisions, il y a différents scénarios : ça peut être avec les personnes qui occupent les fermes de manière permanente, puis à d’autres moments, avec les gens qui viennent aux Mingas, par exemple pour appeler à d’autres Mingas, pour décider de travaux, pour décider la participation des hameaux, qui se relaient pour être présents sur les fermes. Et aussi au sein des assemblées des « Plans de vie ». Par exemple le Plan de vie Cxa’ Cxa’ Wala [Grande force], qui est celui de Corinto, le Plan de Vie Intégral de Huellas : là aussi il y a des décisions concernant la Libération. Là c’est plus sur les questions de comment le Cabildo prend part à la Libération et décide de soutenir, main dans la main avec la communauté, ce processus de Libération. Donc dans tous ces scénarios il y a aussi différents niveaux de décisions pour la participation de la communauté.

Il faut comprendre la Libération de la Terre Mère comme une mobilisation dans le temps, une mobilisation permanente, dans ce cas depuis le 14 décembre 2014. Et elle ne s’est pas arrêtée. Et bien sûr ce sont des décisions autonomes de la communauté. Le fait d’aller libérer la terre n’a pas été une décision du cabildo par exemple, ça n’a pas été une décision du Conseil de l’ACIN. Ce sont les communautés qui, en application de la plate-forme de lutte du CRIC – récupérer les terres, agrandir les terres, protéger le territoire –, ont décidé de reprendre ce processus de libération, comme on l’appelle aujourd’hui, de libération de la Terre Mère. Ce qui signifie, et c’est important de le dire, beaucoup plus que d’obtenir plus de terres pour les indigènes, bien sûr c’est un objectif, mais ce n’est pas seulement avoir plus de terres pour les communautés, c’est libérer la Terre Mère de l’esclavage auquel elle est soumise du fait de l’exploitation agro-industrielle capitaliste.
[...]
On a beaucoup vu cette dernière décennie le mouvement indigène adopter une stratégie de type institutionnel. C’est très fort, très marqué en ce moment. On peut dire que la Libération de la Terre Mère rompt avec tout ça. Avec tout ce protocole et avec tout l’institutionnel. La signification plus profonde, ou l’une des plus profondes de la Libération de la Terre Mère est qu’elle secoue le Plan de Vie. Car la tendance est à l’institutionnel, à cause des conquêtes importantes, par exemple les transferts d’argent [de l’État aux communautés via des délégations de compétences], par exemple les fonds, ou des décrets gagnés à travers la lutte des communautés.

Toutefois, on a aussi observé que ces conquêtes ont eu une double conséquence. Oui ça a été une conquête, oui on a réussi quelque chose, mais ces victoires ont été en quelque sorte une perte. D’une certaine façon elles ont été des chevaux de Troie. Car elles se sont installées à l’intérieur de la communauté et ont réussi à casser des dynamiques propres qui permettaient la libération et ont fait que ce colonialisme d’État se soit renforcé et que beaucoup de personnes dans les communautés y ont cru. Donc la libération de la Terre Mère vient secouer tout ça. Car c’est depuis la base, car c’est l’autonomie des communautés, parce qu’on a dit qu’on n’allait pas négocier avec le gouvernement, on n’est pas pressés que ça se fasse, on ne va pas se laisser amadouer par des projets avec financement à la clé, s’ils nous offrent de l’argent ou des petites miettes on ne les recevra pas, s’ils nous offrent des grandes miettes on ne les acceptera pas non plus. On lutte pour la libération de la Terre Mère et on n’est pas pressés. »
- Un libérateur de la Terre Mère

Luttes communes avec les Afrodescendant.e.s et paysan.ne.s

« Il y a un rapprochement très fort en ce moment avec les communautés paysannes et les communautés afro-descendantes. Et la principale raison de ce rapprochement, c’est que la terre manque aux trois communautés d’égale manière. Disons que si nous les Indigènes on est serrés sur nos propres territoires, les communautés afro-descendantes le sont aussi, voire pire, et les communautés paysannes aussi. Sans avoir, en ce qui concerne les paysans, une loi, un écrit sur lequel s’appuyer, comme il existe pour les communautés afro-descendantes ou les communautés indigènes. Donc dans le fond il s’agit d’une lutte entre frères et sœurs qui subissent la même situation, la même problématique, les mêmes nécessités, les mêmes douleurs, et c’est pour cela qu’il est indispensable de mener une lutte commune. Cependant, ceci n’est pas toujours compris de cette manière par toutes les communautés, par toutes les personnes qui intègrent les communautés. Et par exemple le gouvernement utilise le racisme et maquille les chiffres pour que les communautés s’affrontent. Par exemple il dit "les Indiens ont beaucoup de terres, laissez-en aux autres !". Il monte la tête à quelques personnes chez les paysans ou les Afro-descendants pour qu’ils se mobilisent contre les Indigènes, c’est arrivé énormément durant le gouvernement de Uribe. Donc on ne peut pas tomber dans ce piège, les communautés indigènes ne pourraient pas manifester parce que le gouvernement garantit des droits aux communautés afro-descendantes, en disant "pourquoi à eux ils leur garantissent ?". Au contraire, s’il y a une garantie des droits pour toutes les communautés et les secteurs, ce qu’il faut faire c’est s’en réjouir avec les communautés qui en bénéficient. Mais au-delà de se réjouir il faut mener une lutte commune et c’est ce qu’on est en train de réussir avec ce processus de libération de la Terre Mère. »
- Un libérateur de la Terre Mère

Solidarités

« Il faut que beaucoup de monde rejoigne ce travail de Libération de la Terre Mère, beaucoup de peuples, car c’est là que réside l’espoir du peuple colombien et des autres mondes extérieurs. Le message que j’envoie à ceux qui sont solidaires de cette cause : continuez de diffuser, continuez de dire qu’ici il y a un peuple qui lutte, que l’espérance fera qu’un jour il y aura la paix, avec une vraie autonomie que l’on a toujours exigée en tant que peuple indigène. »
- Un libérateur de La Emperatriz

Lexique

  • ACIN – Association des cabildos indigènes du Nord-Cauca
  • ANUC – Association nationale des usagers paysans
  • CRIC – Conseil régional indigène du Cauca
  • ELN – Armée de Libération Nationale – marxiste-léniniste, tendance guévariste créée en janvier 1965 promouvant entre autres la théologie de la libération
  • FARC-EP – Forces Armées Révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple – guérilla marxiste-léniniste verticale
  • M-19 – Mouvement du 19 avril – né en janvier 1974
  • Resguardos – territoires indigènes

À lire

  • Textes et paroles de ColombienNEs, brochure sur infokiosques.net, 2015
  •  Eduardo GALEANO, Les veines ouvertes de l’Amérique Latine, 1971.
  • William OSPINA, El país de la canela, 2008
  • Penas y cadenas, 2004
  • Los años del tropel : relatos de la violencia, 1985
  • Pour plus d’infos sur les toutes les guérillas d’Amérique Latine voir le site de CEDEMA.

Octobre 2016 - collectif Bejuco - bejuco[at]riseup.net



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