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Pour que ce juillet-là redevienne une menace

mis en ligne le 18 juin 2004 - Collectif

Sur le procès contre les rebelles de Gênes

Le 2 mars 2004 s’est ouvert à Gênes le procès contre 26 manifestants accusés de « dévastation et pillage » en rapport avec la révolte contre le G8 de juillet 2001. Et ce n’est que le début, un ballon d’essai en vue d’opérations judiciaires encore plus vastes. Il s’agit d’un procès en tout sens exemplaire : par rapport au type d’accusation (qui a bien peu de précédents dans l’histoire italienne, et qui prévoit plusieurs années de prison), par rapport à la façon dont le pouvoir a préparé le terrain aux jeux et à la vengeance des tribunaux, par rapport aux obstacles que tout mouvement collectif de libération individuelle doit affronter dans les palais comme dans la rue.

Préparé par 20 arrestations ordonnées par le parquet de Cosenza en novembre 2002 et par 23 autres effectuées peu après par celui de Gênes, ce procès veut adresser un message clair à tout le monde : l’émeute gênoise aura ses boucs émissaires. Il est plutôt évident que l’enjeu dépasse la révolte de juillet pour projeter son ombre funeste sur le futur. On peut prendre comme exemple l’initiative du parquet de Gênes qui a acheté une page entière du quotidien de la Ligurie, Il secolo XIX, afin de publier les images -prises à partir d’une caméra de vidéosurveillance- de deux manifestants en vue de les identifier. Pour l’occasion, le délit de « complicité psychique » a refait son apparition
publique : l’Etat affirme ainsi qu’il n’est pas nécessaire de participer directement à des actions de révolte pour connaître les faveurs de la répression, mais qu’il suffit simplement pour cela d’être présent là où elles se déroulent sans empêcher les autres de les accomplir. Bref, sans se transformer en flics. Pour avoir un tableau encore plus précis, ajoutons qu’une offre -d’ailleurs aussi classique qu’indécente- avait été adressée de façon explicite et avec un certain succès aux interpellés de Cosenza : l’ « abjuration de la violence » en échange de leur sortie de prison. Ce qui est en cause, ce n’est pas telle ou telle action, tel ou tel sabotage, mais bien l’attitude face aux institutions et, plus
généralement, le refus même de l’ordre social et de la vie de sujet qu’il impose. Collabo ou ennemi, voilà l’ultimatum que l’Etat lance à tout un chacun.

C’est aussi en ce sens qu’il faut lire la propagande fracassante que les différents Ministères de la Peur sont en train d’orchestrer autour du concept de “terrorisme”. Surtout après l’attaque contre les Twin Towers, le manifestant qui casse des vitrines est assimilé au révolutionnaire qui abat un homme d’Etat, et ce dernier au kamikaze qui se fait sauter dans un bus bondé. Grâce à cette confusion intéressée, la domination a essayé d’occulter le sens des journées de Gênes : d’une part une émeute sociale qui a entraîné des milliers d’individus disposés à renverser l’ordre de l’argent et des matraques, d’autre part un Etat qui a jeté bas son masque, révélant ainsi son visage assassin. Pour ceux qui n’ont voulu tirer aucune leçon de ces jours-là, que pourrions-nous ajouter ? Le pouvoir n’a-t-il pas été suffisamment clair en tabassant et assassinant dans la rue, en humiliant et torturant dans le secret de ses casernes ? Que pourrions-nous ajouter sur l’inanité de ceux qui demandent Vérité et Justice aux tribunaux, comme s’il pouvait y avoir une vérité et une justice en commun de part et d’autre de la barricade ? Le gouvernement, les dirigeants et les magistrats n’ont-ils pas été assez explicites en acquittant et en accordant une promotion, comme d’habitude, aux
assassins et aux tortionnaires en uniforme ?

Tout comme les appareils de contrôle sectionnent les quartiers et les villes avec leurs barrières et leurs check-
points, leurs caméras et leurs escadrons, les inquisiteurs sectionnent les événements avec leurs enquêtes et leurs
codes. Les procureurs Canepa et Canciani -deux néo-spécialistes de la traque aux rebelles- perfectionnent juste
l’œuvre commencée avec la militarisation de Gênes et poursuivie avec les charges des flics, le plomb assassin de
Piazza Alimonda, les tortures à Bolzaneto et dans les autres casernes, les arrestations et les expulsions dans les jours
et les mois qui ont suivi. Quant aux enquêtes, le procureur Silvio Franz, célèbre enliseur de scandales d’Etat avec
l’appui d’une bande d’experts judiciaires notoirement liés aux carabiniers et aux néo-fascistes, y a tenu l’un des rôles
principaux.

Il revient à ceux qui n’ont pas oublié cette révolte contagieuse qui a conquis les rues, à ceux qui ne veulent pas
laisser sécher le sang que les sbires de l’Etat ont fait couler, de fournir à la solidarité avec les manifestants inculpés
toutes les armes dont elle a besoin. C’est précisément le sens des modestes notes qui suivent.

Malgré les innombrables contre-enquêtes qui ont fini avec le totalitarisme du fragment par compliquer ce qui
n’était que trop évident ; malgré le bavardage des spécialistes et les calomnies de la raclure politique qui ont couvert
et traîné dans la boue cette émeute, nous voulons reparcourir une histoire menaçante pour la remettre en jeu.


Rendez-vous secrets

Il existe un rendez-vous mystérieux entre les générations passées et la nôtre.
Walter Benjamin

Quelques jours avant le G8, des gênois se rendent chez un ébéniste du centre-ville en lui demandant
de fabriquer des bâtons de bois encastrables sous forme de perches. Le vieil artisan saisit tout de suite
les intentions de ses clients insolites et raconte ce qu’ils utilisaient eux, ceux de sa génération, au cours
des affrontements avec la police. Les souvenirs s’envolent vers la révolte de juillet 1960, vers les tee-shirts
à rayures [1]
, vers la Gênes des quartiers populaires. Le vieux explique que, pour faire face aux charges des
CRS, les insurgés se servaient de la morue en train de sécher à l’extérieur des nombreuses poissonneries
des carrugi [petites ruelles du centre de Gênes]. Les vendeurs la passaient aux rebelles non sans l’avoir
immergée dans les bassins afin de la rendre résistante et efficace.

Les ruelles du centre ne sont plus les mêmes, aussi nos amis s’en vont-ils avec leurs perches
démontables. Ces bâtons seront néanmoins d’ici quelques jours une sorte de témoin entre deux
générations d’incontrôlés et de voyous.

Vendredi 20 juillet 2001, après que des centaines d’émeutiers ont libéré quelques quartiers de cette
normalité capitaliste qui est le plus froid des monstres glacés, un supermarché se transforme en banquet
collectif et gratuit. Pendant quelques heures, rebelles et habitants du coin se servent librement et
mangent, rigolent, discutent. Même un journaliste, payé pour servir avec son téléobjectif comme d’autres
servent avec leur matraque, est photographié par un de ses collègues en train de sortir deux sachets de
mozzarella.
Pour que ces mozzarella rencontrent ces morues dans un « bond de tigre dans le passé », il a fallu une
émeute sociale capable de remplacer le temps historique par le temps de la révolte. Une émeute qui a
bouleversé aussi bien les plans des puissants et de leurs chiens de garde que ceux de la contestation
domestiquée.


Le fil d’une histoire

Ce qui vient de se passer maintenant sera vite oublié. Il ne reste dans
l’air qu’un souvenir vide et atroce. Qui fut protégé ? Les paresseux,
les misérables, les usuriers. Ce qui était jeune devait tomber ... mais
les indignes siègent indemnes dans la torpeur de leur salon.

Ernst Bloch

Le sommet du G8 à Gênes a été l’occasion
d’une expérimentation géante de contrôle et de
militarisation sans précédent en Italie : rues
bloquées et blindées de grilles de cinq mètres de
hauteur, circulation routière entièrement redes-
sinée, plaques d’égouts précautionneusement
soudées... et autres dispositions bien plus
comiques (slips et chaussettes interdites de
balcon !). Plusieurs habitants exaspérés ont quitté
une ville qui a pris l’air lugubre d’un énorme
camp de concentration. 20 000 hommes de tous
les corps armés de l’Etat ont conflué dans le
chef-lieu de la Ligurie pour le quadriller. Des
barrages ont été installés, des sacs destinés à
renfermer d’éventuels cadavres ont été
commandés, des tireurs d’élite ont été placés sur
les toits et des hommes-grenouille dans la mer.
Un véritable centre de torture pour prisonniers a
été monté à Bolzaneto, dont la gestion a été
confiée aux hommes si délicats de l’équipe
spéciale anti-émeute carcérale (le GOM). En
même temps, la tâche de garantir l’ordre public a
été principalement confiée au corps des
carabiniers, qui ont créé pour l’occasion le CCIR
(Contingent de carabiniers pour l’intervention
décisive), constitué de militaires dirigés par les
officiers du groupe d’élite Tuscania, déjà
mobilisés précédemment en Somalie, Bosnie et
Albanie.

L’Etat ne se préparait pas à contrôler une
contestation mais à affronter une guerre. Il ne
s’agissait pas de contenir des manifestants mais
bien de balayer des ennemis. A Gênes, l’Etat a
expérimenté pour la première fois de manière
aussi systématique, explicite et diffuse, contre sa
propre population, la logique militaire qui est à la
base de ses opérations internationales. Histoire
de rappeler que dans un monde unifié par la
religion de l’argent, la ligne de fracture entre
ennemis extérieurs et intérieurs est en train de
s’effacer. Histoire de rappeler que la domination
doit tester à petite échelle des scénarios qui
pourraient se généraliser dans le futur. Après
tout, si la guerre est considérée comme une
opération de police, une opération de police peut
bien être considérée comme une guerre.

La suite démontrera ce qui est une constante
de l’expansion technologique et militaire : tous
les dispositifs déployés n’attendent que d’être
employés.

Le champ de bataille prévu était celui qui
s’étendait autour de la “zone rouge”. C’est là,
sous les grillages et les enceintes érigées pour
protéger le sommet que l’on attendait les assauts
des manifestants. C’est là que les petits chefs de
la contestation médiatisée ont appelé leurs
troupes à se rassembler avec armes et bagages.
C’est là que les chiens de garde de la domination
se sont concentrés pour repousser la pression
des sujets insatisfaits venus quémander leurs
droits illusoires. Tout paraissait prêt. Une
multitude de citoyens respectueux qui hurle ses
propres revendications, les forces de l’ordre
payées pour les repousser, l’escarmouche
négociée autour d’une table pour évoquer et
exorciser le spectre de l’affrontement, les
journalistes accourus du monde entier et les
applaudissements à la fin, de sorte que tout se
passe tranquillement, sommet et contre-sommet.
Mais rien de tout cela ne s’est vérifié. Du côté des
institutions, il n’y avait pas de réelle intention
d’éviter l’affrontement mais au contraire la
volonté délibérée de donner une leçon
inoubliable aux consommateurs ingrats du bien-
être occidental. Du côté du mouvement, nombre
de personnes ont préféré se faire les
protagonistes d’une rébellion contre les fameux
puissants plutôt que de jouer le rôle de
spectateurs ou de figurants dans une mise en
scène agitée au profit des médias. Ainsi, les
révoltés ne se montreront pas autour de la “zone
rouge”, choisissant de déserter l’affrontement
virtuel négocié avec les institutions pour
rechercher l’affrontement réel, sans médiation.
Bien qu’ils se soient présentés dans la ville et à la
date prévue sur l’agenda du pouvoir, plusieurs
centaines d’ennemis de ce monde, assez
différents entre eux, sans chefs ni suiveurs, sans
queue ni tête, iront là où ils n’étaient pas
attendus. Au lieu de foncer tête baissée vers un
supposé cœur de la domination, ils préféreront se
déplacer ailleurs, convaincus que la domination
n’a pas de cœur puisqu’elle est partout. Les
espaces concrets où se pratique le culte de
l’argent, où flotte la puanteur de la marchandise,
où l’on entend le mensonge du commerce -et
non pas de simples “symboles” du capitalisme
comme le prétend la vulgate gauchiste-,
connaîtront la critique pratique de l’action. Des
banques seront prises d’assaut, des supermarchés
pillés, des concessionnaires incendiés.

On peut aimer une ville, on peut reconnaître ses maisons et ses
rues dans nos souvenirs les plus lointains et les plus chers ; mais
ce n’est qu’à l’heure de la révolte que la ville est vraiment ressentie
comme la nôtre : (...) nôtre parce qu’espace circonscrit où le temps
historique est suspendu et tout acte vaut pour lui-même, dans ses
conséquences absolument immédiates. On s’approprie davantage
une ville en reculant et en avançant sous l’alternance des charges
qu’en y jouant gamin ou qu’en s’y promenant plus tard au bras
d’une fille. A l’heure de la révolte, on est plus seul dans une ville.

Furio Jesi

Après le passage des révoltés, auxquels
s’unissaient assez fréquemment des jeunes des
quartiers et des curieux, rien n’était plus comme
avant. Les voitures, de boîtes mobiles qui
transportent des travailleurs vers leur
condamnation quotidienne, se transformaient en
jouets pour s’amuser et en barricades pour
bloquer les flics. Les sirènes publicitaires qui
avilissent l’esprit et marchandisent les corps
étaient réduites au silence. Les yeux électroniques
étaient crevés. Les journalistes étaient chassés.
Les pillages transformaient les marchandises à
acheter en biens gratuits à partager. Les murs se
libéraient de leur grisaille écœurante par des
graffitis colorés. Les rues, les chantiers et les
immeubles étaient utilisés comme arsenaux.
L’urbanisme, modelé sur les exigences de
l’économie et perfectionné par les impératifs du
contrôle, se dissolvait dans le feu de l’émeute.
Bientôt, l’impossible devenait possible : la prison
de Marassi, en bonne partie vidée pour faire de la
place à d’autres éventuels incarcérés, était
attaquée. Un sort identique était réservé à une
caserne de carabiniers. De l’autre côté, les
hommes en uniforme ont déployé toute la
violence dont ils étaient capables. Ceux qui ont
accusé les émeutiers de noir vêtus d’avoir
provoqué la répression feraient mieux de prendre
acte que le comportement des policiers et des
carabiniers avait été programmé et organisé
comme force préventive de dissuasion contre
tous. Il n’a pas du tout été le résultat d’un excès
de zèle, d’un trop plein de nervosité ou
d’inexpérience, mais bien le véritable visage du
terrorisme d’Etat qui s’est déchaîné, lançant à
une vitesse folle ses blindés contre la foule des
manifestants. C’est précisément cela qui a
déterminé la diffusion généralisée de la révolte.
L’intervention policière qui aurait du l’arrêter a
fini par l’alimenter. Soudain, des milliers de
manifestants jusqu’à présent pacifiques se sont
unis aux émeutiers et ont commencé à se battre
contre la flicaille, se lançant dans une guérilla
désespérée. Même parmi les militants des rackets
politiques dont les chefs invitaient au calme, à la
modération et à la non-violence, on trouvait
nombre d’insoumis.

Même l’idéologie de la désobéissance civile a
connu ses premiers désobéissants. Un peu plus
d’une heure après le départ de leur cortège, les
belles intentions des Tute Bianche (qui à Gênes
commencent à s’appeler Disobbedienti) partent en
fumée. Si, croisant la première carcasse de
voiture brûlée, leurs leaders exhortaient encore
les journalistes à leurs basques à ne pas les
confondre avec les “violents”, si les fumées qui
s’élevaient au loin étaient encore suffisamment
distantes pour être ignorées, la charge des
carabiniers de via Tolemaide a interrompu
définitivement leur mise en scène. Malgré les
négociations précédentes, cette fois-ci, pas de
spectacle : les sbires chargeaient pour de vrai.
Restant sourds aux appels de leurs chefaillons les
invitant à ne pas réagir, nombre de désobéissants
ont commencé à se battre contre les serfs en
uniforme, vite rejoints par d’autres manifestants
venus leur prêter main forte. Pendant quelques
heures, il n’y avait ni violents ni non-violents, ni
hommes ni femmes, ni social-démocrates ni
anarchistes, ni travailleurs ni chômeurs, mais des
individus en révolte contre les chiens de garde de
l’existant. C’est au cours de ces affrontements que
Carlo Giuliani a été tué. Ce n’était pas un
participant du “Black Bloc”. Ce n’était pas un
“anarchiste”. Ce n’était pas un “provocateur”. Ce
n’était pas un “infiltré”. C’était juste un jeune qui
a réagi comme des milliers d’autres à la violence
de l’Etat.

Soyons clairs là-dessus. Les jours suivants,
tous les politiciens en herbe qui infestent le
mouvement ont dans un premier temps pris leur
distance par rapport à ce qui s’était passé,
accusant les émeutiers d’être une poignée de
“provocateurs” et d’ “infiltrés” ayant intention-
nellement saboté avec leurs actions un grand
rendez-vous pacifique, faisant perdre une
occasion historique d’être entendus. Toute la
raclure social-démocrate -la même qui jusqu’à
ce moment-là avait soulevé tant de poussière et
de bruit et qui croyait à ce titre être le moteur de
l’histoire- déversait contre les révoltés un
torrent de calomnies, remettant au goût du jour
la vieille tradition stalinienne de la “chasse aux
sorcières”. C’était une manière de défouler leur
propre rancœur contre tous ceux qui avaient
décidé d’échapper à leur contrôle, révélant à tout
le monde la fausseté de leur prétendue
hégémonie. C’était une manière de fermer les
yeux face à la fin de leur projet politique, dont
l’inconsistance vaniteuse est apparue au bout de
ces journées dans toute sa misère, tout en
essayant pathétiquement de le relancer. Ceux qui
se sont tant indignés que des centaines de
compagnons se soient rendus à Gênes dans
l’intention de déclencher une émeute, en se
préparant un minimum en ce sens et en essayant
de fuir le piège de l’affrontement direct avec la
police, devraient réfléchir davantage sur qui a
excité les esprits pendant des mois en promettant
assauts et invasions de la “zone rouge” sans la
moindre intention de les réaliser, sans tenir
compte le moins du monde des conséquences
possibles, sur qui a levé au ciel les mains blanches
de la non-violence en signe de reddition et non
pas de dignité, continuant à envoyer au casse-
pipe des milliers de manifestants désarmés. Et
peut-être se poser quelques questions : peut-on
vraiment être “non-violent” tout en collaborant
avec l’Etat, expression maximale de la violence ?
Qui peut lancer l’anathème contre ceux qui à
Gênes ont fracassé des vitrines ? Peut-être ceux
qui ont fracassé des os, des têtes, des dents ?
Peut-être ceux qui s’indignent pour les squares
piétinés et considèrent normal les morts au
travail ? Ou bien ceux qui veulent envahir la
“zone rouge” du privilège en partant de la “zone
grise” [2] du collaborationisme ? Si celui qui
attaque une banque est un “provocateur infiltré”,
alors comment peut-on qualifier celui qui
conseille un ministre, discute avec un député,
négocie avec un préfet ? Ce vendredi-là a fourni
quelques réponses.

Samedi 21 juillet, les calculs politiques et la
peur prenaient le dessus sur la rage. Les
différents rackets politiques militants
s’organisaient pour éloigner et exorciser leur
véritable ennemi : tous les incontrôlables qui
avaient mis en misérable faillite leurs plans. Le
soir, comme chacun sait, une police déchaînée
dans sa certitude absolue d’impunité,
déclenchera l’attaque contre l’école Diaz, siège
provisoire du Social Forum, où toutes les
personnes présentes seront massacrées par une
flicaille en furie. Un action apparemment
incompréhensible parce qu’elle a même frappé
quelques uns des meilleurs alliés de la police qui,
pendant toute la journée, s’étaient distingués
dans leur travail de délation. En réalité, cet
épisode s’intègre aussi parfaitement dans la
logique militaire qui avait gouverné l’action des
forces de l’ordre. L’épreuve de force du
gouvernement devait être menée jusqu’au bout.


Un bruissement assourdissant

Celui qui a quelque chose à dire, qu’il s’avance et qu’il se taise.
Karl Kraus

La révolte passée, ont débuté les commentaires des journalistes, des spécialistes et des experts. Plus
les témoignages et les interprétations des événements augmentaient, plus leur clarté diminuait. L’émeute
de Gênes, dans sa totalité vivante, a été sectionnée et démembrée en autant de petites parcelles. Tout a
été émietté et réduit en poudre afin que rien ne puisse plus être vu. Naturellement, cette gigantesque
œuvre de mystification a été conduite au nom de la vérité. La même vérité que plusieurs personnes
attendent et prétendent qu’elle apparaisse dans les salles des tribunaux.

Pourtant, chacun sait ce qui s’est véritablement passé. C’est inscrit de manière indélébile dans la
mémoire et la chair de milliers de manifestants. Gênes a précisément démontré la totale inutilité pratique,
et souvent la dangerosité, des appareils photos et des caméras. A part la police, qui en a tiré profit pour
identifier et accuser nombre d’émeutiers, tâche qui lui a été facilitée par l’omniprésence de ces machines,
et à part les journaleux qui ont encaissé leur paie en échange du travail accompli, à quoi ont servi toutes
ces images ? A quoi bon montrer à tout le monde que l’adjoint du chef de la Digos de Gênes, Alessandro
Perugini, a donné un coup de pied en plein visage à jeune bloqué à terre par ses collègues ? Cela l’a-t-il
empêché, étant pris sur le fait, de réitérer son geste ? Un tribunal l’a-t-il condamné, a-t-il été viré de la
police et remplacé par un flic poli et respectueux de la Constitution ? Non, évidemment, et même si
c’était le cas, l’Etat, avec un humour plutôt macabre, a nommé Monsieur Perugini représentant officiel
d’une campagne internationale contre la torture dans le monde.

La conviction qu’il suffit de dévoiler les abus du pouvoir pour le mettre à genoux est une illusion
idéologique qui mérite, comme toutes les autres, de disparaître. Les idéalistes qui croient en la lumière
qui vainc les ténèbres ont dû être bien dégoûtés en apprenant que l’expert du tribunal a établi rien de
moins, en regardant les images, que c’est une pierre lancée par un manifestant qui a dévié le projectile
tuant Carlo Giuliani. Une petite tâche blanche apparue soudain au dessus de sa tête, un instant avant sa
mort, le prouverait... C’est vraiment vrai qu’avec une image, chacun peut faire croire ce qu’il veut. Et
dans une compétition d’images et de bavardages entre médias alternatifs et institutionnels, il est inutile
de se cacher que les seconds gagneront toujours.

De même qu’il n’y a aucune vérité à attendre d’une image, nous ne pouvons attendre aucune justice
d’un verdict. Et notamment parce que les tribunaux sont des institutions de ce même Etat qui a ordonné
le massacre de Gênes. Pourquoi les magistrats devraient-ils condamner les hommes qui sont
habituellement à leur service ? Débarrassons-nous du lieu commun garantiste prétendant qu’il existe une
différence entre Etat de droit et Etat de fait, comme s’il s’agissait de deux entités qu’il était nécessaire de
faire coïncider pour obtenir la justice. L’Etat invente son droit, il l’applique et le modifie comme bon lui
semble, sachant bien qu’il s’agit juste d’un vieux chiffon. Les tortionnaires qui ont déchiré les cartes
d’identité des arrêtés à Bolzaneto en hurlant « ici vous n’avez aucun droit, vous n’êtes personne », ont
exprimé sans fard la nature de l’Etat, celui dont ils sont des serviteurs obéissants et loyaux.


Les illusions d’une fin

Le courage de l’impossible est la lumière qui fend le brouillard, devant lequel chutent les terreurs de la mort et le présent devient vie.
Carlo Michelstaedter

Ce dont on se souvient des journées de Gênes, c’est presque uniquement de la brutalité de la flicaille.
L’aspect joyeux d’une subversion de la vie quotidienne a été presqu’enterré. Mais l’émeute d’il y a trois ans est
toujours là, menaçante, dans son inachèvement. Tellement menaçante, qu’entre temps son sens n’a pas été érodé
par une raison d’Etat qui a imposé une guerre infinie, ou par la calomnie, la mystification, le refoulement mis
en acte par tous ceux -en uniforme bleu ou blanc- qui devaient garantir l’ordre et la sécurité dans les rues
de Gênes, avec le résultat que l’on connaît. Tellement menaçante que des centaines d’actions directes (des
distributeurs automatiques sabotés aux trains bloqués, des commissariats attaqués aux instituts de sciences de la
mort endommagés, de voitures diplomatiques incendiées aux agences et concessionnaires italiens saccagés) ont
été accomplis partout dans le monde les semaines et les mois suivants. Tellement menaçante enfin, qu’après le
brouillard de la représentation, le pouvoir est en train de préparer le ciment de l’incarcération.

Contre la vengeance d’Etat, et en dépit de ceux qui étalent devant les juges l’odieuse division déjà réalisée
dans la rue entre bons et mauvais (en justifiant à la limite les affrontements avec les flics en tant que légitime
défense contre les charges, mais condamnant les actions contre les structures de l’Etat et du capital qui se sont
déroulées avant...), il s’agit d’affirmer le sens de cette émeute contre les pacificateurs et les inquisiteurs. Pour que
la révolte explose, bien au-delà des échéances établies par le pouvoir, là où la partie se joue vraiment : dans la
totalité de nos vies. Voilà le lieu où se rencontreront, avec les conflits sociaux à venir, les désirs de toutes celles
et ceux qui se sont battus avec courage à Gênes. Le lieu d’un crime nommé liberté où il n’existe ni innocents ni
coupables.

Alors aucun tribunal, isolant et frappant les accusés, ne scellera ces journées-là.


De ce côté-ci de la barricade

Gênes, juillet 2001 : une émeute sociale envahit la ville. Une émeute calomniée par les politiciens et vendue par les
journalistes, attaquée par les charges de la flicaille et étouffée par les bavardages des spécialistes.

Gênes, mars 2004 : s’ouvre le procès -qui en appelle d’autres- contre 26 manifestants accusés de « dévastation et pillage »
au cours de la révolte contre le G8. L’Etat, qui a jeté son masque pendant le sommet en massacrant et tuant dans les rues, en
torturant dans le secret de ses casernes et de ses prisons, présente maintenant l’addition. De plus, l’odieuse division entre
bons et méchants réalisée par ceux qui voulaient envoyer au parlement et à la télévision les premiers, dans les commissariats
et les prisons les seconds, est resservie par les mêmes aspirants chefs de la contestation devant les juges, au nom de la Vérité
et de la Justice.

Comme s’il pouvait y avoir une vérité et une justice
en commun entre les deux côtés de la barricade. La vérité
des insurgés est que cette émeute a impliqué des milliers d’individus disposés à renverser l’ordre de l’argent et des matraques.
La justice de l’Etat est que les tortionnaires, les matraqueurs et les assassins ont, comme d’habitude, reçu une promotion.

Les inquisiteurs sectionnent l’histoire et les événements comme les dispositifs de contrôle sectionnent les quartiers
et les villes. Une révolte généralisée doit avoir ses boucs émissaires, quelques uns à punir pour que le plus grand nombre
retienne la leçon. Et alors, que feront toutes ces personnes, que ferons-nous ?

Ne laissons pas les accusés
aux mains des juges. Ne réduisons pas l’insoumission de ce juillet-là, la solidarité contagieuse
qui a conquis les rues à une affaire de tribunaux et d’avocats, de codes et de plaidoiries. Ne laissons pas sécher dans les esprits
le sang que les mains des sbires de l’Etat ont fait couler. N’oublions pas ceux qui se sont battus avec courage, ceux qui ont
commis le crime passionnant nommé liberté.

Que des personnes généreuses
aient une pensée spéciale pour ceux qui incitent à la répression en demandant de la tune
aux accusés et de la vengeance aux magistrats : les banques Carige et San Paolo IMI, le carabinier Filippo Cavataio, la
Présidence du conseil, les ministères de l’Intérieur, de la Défense et de la Justice.

De ce côté-ci de la barricade
, nous crachons sur les lois qui établissent la domination de l’homme sur l’homme. Si les
innocents méritent notre solidarité, les coupables la méritent encore plus.

Quelques complices

SOLIDARITÉ AVEC CEUX QUI PASSENT EN PROCÈS À GÊNES

Traduction de l’affiche diffusée dans toute l’Italie


A Propos

A Gênes, 2 700 militaires seront déployés, moi, au Liban, je
n’en avais que 2 300.

Général Franco Angioni

Notre Etat est un Etat démocratique où personne n’a le droit
de penser qu’il y ait des suppressions de liberté.

Gianfranco Fini
(vice-président du conseil des ministres), après le G8

L’Etat n’est plus, dorénavant, l’ennemi à abattre, mais
l’homologue avec lequel nous devons discuter.

Luca Casarini
(porte-parole des Tute Bianche),
Il Gazzettino, 23/4/1998

Les “tute bianche” et ces secteurs de manifestants qui
participent aux cortèges avec un “équipement
d’autodéfense”, qui exercent une pression physique et
recourent à l’usage contrôlé de la force, jouent un rôle
ambigu. Mais il s’agit d’un rôle, à mon avis, positivement
ambigu. Il offre à l’agressivité un canal par lequel s’exprimer
et, en même temps, un schéma (rituel et combatif) qui
l’administre. Il propose un débouché [...] mais exerce un
contrôle et pose (ou tente de poser) des limites. L’activité des
“tute bianche” est donc, littéralement, un exercice sportif (et
le sport est, classiquement, la poursuite de la codification de
la guerre par des moyens non sanglants), qui décharge et
désamorce la violence [...]. Certes, cela présuppose une vision
de la violence de rue comme une sorte de flux prévisible,
orientable, contrôlable : mais c’est justement en ces termes
qu’elle est traitée par de nombreux responsables de l’ordre
public et par de nombreux leaders du mouvement. [...] Et c’est
là que des témoignages directs peuvent être utiles. Il y a un an
et demi, au cours d’une réunion à la préfecture d’une ville du
Nord, les responsables de l’ordre public et certains leaders du
mouvement discutèrent pointilleusement et, enfin, convinrent
minutieusement tant du trajet que de la destination finale du
cortège. Et nous nous sommes mis d’accord sur le fait qu’il y
avait une limite, matérialisée par un numéro de rue, atteignable
avec le consensus des forces de l’ordre, et une autre limite,
signalée par un numéro de rue plus élevé, non “consenti” mais
“toléré”. L’espace entre ces deux limites successives -une
centaine de mètres- fut ensuite le “champ de bataille” d’un
affrontement non sanglant et presqu’entièrement simulé (mais
qui n’apparaissait pas comme tel sur les retransmissions
télévisées) entre les manifestants et la police.

Luigi Manconi
(ex-membre de Lotta Continua,
actuellement sénateur du centre-gauche et sociologue),
La Repubblica, 14/7/2001

Il ne nous restait qu’un signal à négocier, un signal symbolique
pour les Tute Bianche, cinq centimètres de zone rouge auraient
suffi... mais il n’a rien été possible de négocier.

Luana Zanella
(députée vert, membre du “groupe de contact”
entre les Tute Bianche et la police au cours du G8),
Il Manifesto, 22/7/2001

Nous le connaissions peu [Carlo Giuliani], nous le
rencontrions quelque fois au bar Asinelli. C’était un
punkabbestia [Ndt : “crusty”, “chamard”], un de ceux qui n’ont
pas de travail mais qui portent beaucoup de boucles d’oreilles, un
qui veut entrer sans payer, un que les gens bien-pensants
appellent parasite. Le monde le faisait chier et il n’avait rien à voir
avec nous, des centres sociaux, il disait que nous étions trop
disciplinés.

Matteo Jade,
(porte-parole des Tute Bianche de Gênes
lors d’un direct sur une radio du mouvement),
20/7/2001

Est-ce que vous continuerez à manifester à côté des black bloc ?
« Nous sommes en train de discuter dans le mouvement sur
comment nous [en] protéger. Mais il m’intéresserait qu’il y ait
une véritable enquête sur ces black bloc ».

Interview de Luca Casarini,
La Repubblica, 31/7/2001

Le chef de la police nous a dit qu’il traiterait bien les bons et mal
les méchants, affirmant que le niveau de répression serait
fonction des mesures adoptées : donc, si quelqu’un avait tenté de
franchir la ligne rouge sans instrument offensif, il y aurait eu un
certain niveau de riposte. Le problème, c’est qu’il s’est passé
autre chose !

Vittorio Agnoletto,
(porte-parole du Social Forum de Gênes
devant la Commission d’enquête parlementaire)
6/9/2001

Ces éléments, dont personne n’imagine qu’ils seraient
inconnus des services de police en Europe, ont pu en toute
impunité multiplier les agressions et les déprédations. Ils
n’ont pas non plus hésité à s’attaquer à des organisations
membres du GSF. Attac France s’associe à la condamnation,
par le GSF, de ces éléments provocateurs et de la
complaisance de la police à leur égard.

Attac France,
communiqué du 20/7/2001

[1En 1960, le président démocrate-chrétien du conseil italien, Tambroni, souhaite intégrer des membres du parti fasciste MSI
dans son gouvernement. Organisant un meeting politique à Gênes, ville historique de la Résistance, il est accueilli par une
manifestation qui vire à l’émeute populaire. Tandis que les dockers manifestent au cri de “Azet 36, fascista dove sei ?” [Clé à
molette de taille 36, où es-tu fasciste ?], la jeunesse rebelle en “tee-shirts rayés” à la mode de l’époque s’affronte avec les flics
au cours d’une révolte généralisée. Des anciens partisans préparent les armes qu’ils n’ont jamais rendues et établissent de
véritables plans de bataille... Finalement, le meeting sera annulé, le PCI et les syndicats hurleront aux provocateurs contre les
jeunes voyous et le gouvernement présentera ses excuses à la ville de Gênes.

[2Dans son livre, Les naufragés et les rescapés, écrit en 1986
quelques mois avant de se suicider, Primo Levi définit la
“zone grise” comme l’espace de collaboration entre
certains internés d’Auschwitz et leurs bourreaux et, plus
généralement, la collaboration sociale quotidienne des gens
ordinaires avec la machine à exterminer nazie.


)

Un site en italien vient d’être créé, où on peut trouver différents textes et
documents sur l’émeute de Gênes et une mise à jour sur les procès qui ont
débuté le 2 mars 2004 contre 26 manifestants et devraient durer plusieurs
mois : www.norep.net.

Enfin, il existe un Comité anarchiste de défense et de solidarité à Gênes :
Comitato anarchico di difesa e solidarietà,
c/o Biblioteca F. Ferrer,
piazza Embriaci 5/13,
16 123 Genova, Italie



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