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De la nécessité d’une (bonne) traduction

mis en ligne le 14 janvier 2022 - Anonyme

En s’organisant sur le terrain entre personnes en galère, que ce soit dans la lutte squat ou dans la lutte et l’autodéfense contre l’Etat et ses multiples frontières, physiques ou administratives, on se retrouve souvent dans des groupes aux langues multiples, et il n’est pas rare qu’il y ait des groupes qui n’ont pas de langue en commun. C’est là qu’entre en jeu lx traducteur.ice.

La traduction est censée être (quand elle est bien exécutée) un outil qui permet la communication entre groupes linguistiques qui ne pourraient communiquer (ou alors difficilement) sans. Dans ce sens, quand on veut étendre sa solidarité par delà les lignes de démarcation nationales, linguistiques et culturelles, c’est un outil indispensable, et un point de départ pour une compréhension mutuelle qui pourra se traduire en actions communes.

Et ce n’est pas juste une question technique, c’est aussi une question politique, en ce sens qu’une langue étant ce qui rend possible pas mal d’interactions, les lignes qui séparent celleux qui peuvent s’en servir et celleux qui ne peuvent pas, celleux qui comprennent et celleux qui ne comprennent pas, deviennent des frontières autour desquelles viennent s’articuler les dominations structurelles. C’est là qu’une bonne traduction, et une bonne éthique de discussion autour, sont nécessaires pour avoir une réelle discussion, en faisant en sorte que l’échange d’idées soit le moins possible limité par les oppressions structurelles liées à la langue.

Pour entrer dans le vif du sujet, je dirais que schématiquement, il existe deux configurations de traduction :

A : Les personnes de la langue dominante (qui parlent la langue du groupe dominant) parlent entre elleux et les personnes “à qui l’on traduit” sont “tenues au courant” du développement de la conversation.

B : Les personnes de la langue dominante et les personnes des différentes langues parlent ensemble et s’échangent des idées par la médiation de lx traducteurice.

Pour les personnes à qui la configuration A convient, je ne vous conseille pas particulièrement de lire ce texte, parce que si c’est comme ça que ça fonctionne, ce n’est pas grave si la traduction est mal menée. Parce que si les personnes des langues minorisées (ce n’est pas forcément une question numérique, il peut y avoir un groupe de 100 personnes où seules 6 parlent français, et le français y reste la langue dominante) ne sont que “tenues au courant”, c’est qu’alors elles n’ont aucune possibilité de participer à la discussion, donc vraiment il n’y a pas de raison qu’elles soient là (à moins que ce soit pour que vous puissiez dire "on ne s’organise pas qu’entre Français, nous"), vous n’avez qu’à les tenir au courant de ce qui sort de pratique de la discussion. Les gens ne sont pas de la déco et ne doivent pas être traité.e.s comme tel.le.s.

Je vois d’ici tout le monde se précipiter pour prétendre qu’ielles "ont choisi" et "font" la configuration B, mais à vrai dire c’est plus que souvent que ça ressemble à A, même dans des milieux qui se voudraient sensibilisés au sujet. Si l’on veut que tout le monde ait la possibilité de participer à une discussion où la médiation par traduction est nécessaire, il faut le rendre possible. Ceci demande bien sûr du travail de la part de la personne qui traduit, mais aussi, et c’est l’objet de ce texte, de toutes les personnes dans la discussion. Il n’est pas question que tout le monde sache traduire, mais juste que chaque interlocuteur.ice (et notamment les personnes qui parlent la langue dominante) prenne en compte au moment de parler que tout le monde ne parle pas sa langue.

Ce n’est pas souvent le cas. Et donc les personnes qui parlent la langue dominante font leur truc, parlent de ce qu’elles ont à dire, et s’imaginent que lx traducteur.ice va faire sa magie et que miraculeusement tout le monde va comprendre, et paf, mission accomplie ! Mais en fait, ça ne marche pas comme ça.

Déjà, on ne peut pas juste attendre de la personne qui traduit qu’elle fasse tout le taf, bien que ce soit la personne qui parle les deux langues et qui va ultimement faire pas mal du taf. On n’est pas dans un milieu social où on a des traducteurices pros qui travaillent pour nous, qui ont une formation officielle et protocolaire, etc.

Les traducteur.ices sont en général juste des gens qui sont là et qui savent parler les langues et qui du coup, parce qu’elles considèrent que tout le monde devrait pouvoir comprendre, ou simplement parce que quelqu’un.e leur a demandé de le faire, font ce qu’elles peuvent. Chaque personne a ses capacités propres, et les manières de traduire dépendent des spécificités des personnes engagées dans la traduction : une des langues est une langue utilisée tous les jours, l’autre rarement – les deux langues n’ont pas été parlées dans les mêmes milieux et du coup n’ont pas le même registre ou le même champ de vocabulaire – une des deux langues n’est pas complètement apprise – qui font les spécificités de chaque traduction.

Donc quand tu parles la langue dominante – et que donc tu seras lx premièr.e à parler, celle/celui qui donnera le ton de la discussion, etc – cela demande une attention particulière de ta part pour permettre aux personnes des langues minorisées de trouver leur place dans la discussion. Sinon tu tombes très, très, rapidement dans la configuration A, c’est à dire que les personnes qui ne parlent pas la langue dominante se voient exclues de la conversation.

Une bonne traduction peut permettre des échanges autrement impossibles, et les moments où les personnes qui parlent la langue dominante prennent le temps de laisser parler les autres en leurs langues et de laisser traduire leurs propos ne sont pas nombreux. C’est pourtant la condition de possibilité pour établir une solidarité. Il y a trop de collectifs, d’associations, de groupes où des personnes francophones pilotent des luttes qu’elles prétendent pourtant partager avec des personnes non-francophones, qui sont souvent plus directement concernées, sans même le conscientiser, parce que ça ne leur est même pas venu à l’idée de demander leur avis et pensées aux personnes concernées non-francophones.

Et ce n’est pas toujours aussi clair que ça, il y a autant de cas qu’il y a de groupes concernés par cette situation, et c’est parfois plus mitigé. Souvent, les personnes dominantes – aussi inclusives qu’elles peuvent prétendre être – ont encore beaucoup de chemin à faire pour égaliser le terrain entre francophones et non francophones, ainsi qu’entre personnes qui se considèrent "militantes" et personnes concernées.

(Ces démarcations ne se superposent pas forcément. Déjà, les personnes concernées peuvent se considérer militantes. Puis, y’a plein de personnes concernées qui sont étrangères mais qui parlent français. etc)

Il y a beaucoup de paramètres qui font que les oppressions systémiques et leurs répercussions dans la discussion et la prise de décision perdurent, et les défauts de traduction et d’inclusivité autour de la langue en font certainement partie. Une bonne traduction n’est donc qu’une étape sur un chemin, mais c’est une étape importante.

CAS QUI COMPLIQUENT VRAIMENT LA TRADUCTION

Confusion ou coupures dans le propos et les pensées cheminantes

C’est important d’avoir déjà réfléchi à ce qu’on dit avant de le dire. Si l’idée n’est pas claire dans ta tête avant de parler, il y a peu de chances qu’elle puisse être rattrapée facilement par la personne traductrice. Si le propos est disloqué (par exemple parce que tu as constamment besoin de réfléchir à la suite de ce que tu dis), il le sera quand il sera traduit et cela risque d’être mal compris.

Je ne dis pas ça pour stigmatiser les personnes qui ont du mal à formuler leurs propos clairement. Je suis parfaitement conscient.e que c’est galère parfois de parler devant des groupes, et que des fois ça fait tellement longtemps que tu galères à essayer d’avoir la parole que tu zappes un peu ce que tu voulais dire. C’est pas grave de pas être sûr.e d’exactement comment on aimerait formuler ce qu’on a à dire, mais ça vaut le coup d’essayer d’au moins avoir un fil conducteur clair, et de si on ne l’a pas, prendre le temps – quitte à faire une pause (qu’on peut faire passer en disant "désolé, j’essaie de clarifier dans ma tête avant de parler") – de préparer un peu ce qu’on va dire.

Les gens qui parlent trop, trop longtemps

C’est difficile d’enmagasiner des phrases à rallonge pour les recracher, et c’est encore plus dur si t’as des difficultés sur certains mots parce que ca te coupe dans ton rythme et du coup tu peux perdre des trucs en route. Selon si lx traducteur.ice fonctionne avec des phrases ou des idées, chaque terme ou idée est comme un verre de plus posé sur un plateau. Quand lx traducteurice “sert” les verres, ielle “vide son plateau” et a ainsi à nouveau de la place sur son plateau pour y charger de nouveaux verres. Quand lx traducteur.ice traduit les phrases/ les idées, ielle a de nouveau de la place dans sa tête pour y garder à nouveau des phrases/ idées qu’ielle traduira ensuite. Regarde le visage de la personne qui va traduire quand tu parles, tu verras sur son visage une sorte de mélange de fatigue anticipée et d’appréhension si tu n’arrêtes pas d’enchaîner les phrases et les idées. Sois concis.e !

Les personnes qui ne laissent pas de temps pour la traduction

On peut comprendre que quand un sujet tient à coeur et que quelqu’un.e dit un truc avec lequel tu n’es pas d’accord, voire avec lequel tu es fondamentalement opposé.e, tu aies envie de répondre direct pour remettre les pendules à l’heure, mais c’est un des trucs les plus problématiques dans les discussions. Parce que ça ne laisse pas de pause pour la traduction. Et vu que c’est chiant à chaque fois d’être obligé.e d’interrompre pour pouvoir dire "eh, excusez moi, la traduction..." on n’ose pas forcément vous couper de suite. Et imagine donc que la personne à qui tu as répondu du tac au tac est vraiment attachée à ce qu’elle a dit et qu’elle répond encore, etc. On perd complètement le fil. En plus c’est souvent le genre de situation ou les gens s’énervent et accélèrent le propos, ce qui rend la traduction encore plus difficile.

C’est vraiment relou d’être mis.e, en tant que traducteurice, dans une position où l’on est obligé.e d’interrompre pour rappeler l’importance de la traduction, surtout (et c’est pas si rare) si la personne qui traduit le fait parce qu’elle s’y sent obligée (pour que tout le monde comprenne ou par respect/ crainte de la personne qui leur a demandé) donc c’est sympa de pas lui rajouter du boulot chiant, du genre essayer de calmer deux coqs se préparant à une bataille qui révolutionnera sans doute l’idéologie – mais merde, est-on vraiment là pour ça ? – pour pouvoir avoir l’autorisation de faire son taf...

Ceci ne veut pas dire qu’on ne doit pas exprimer son opposition quand quelqu’un.e dit quelque chose d’aberrant – mais il y a des manières de le faire, du genre : "Je ne suis vraiment pas d’accord avec ce qu’a dit Machin.e, et je veux bien dire pourquoi après la traduction" sans développer plus. Comme ça on peut traduire le premier propos, puis l’autre, sans essayer de mémoriser les cinq minutes de joute verbale que ça prendra avant que quelqu’un.e exprime son exaspération sur la situation.

Quand la personne qui traduit instrumentalise la traduction

Ceci est un problème d’une nature différente, en ce que le reste de ces remarques sont principalement orientées vers les personnes francophones (qui parlent la langue dominante) qui parlent à un.e traducteur.ice, mais bon, ça vaut quand même le coup d’en parler parce que ça peut vraiment flinguer l’utilité d’une discussion.

La position que donne la traduction est une position de pouvoir non-négligeable. En tant que personne qui traduit, c’est toi qui fais que les groupes linguistiques se comprennent entre eux, et si tu le fais mal, ils se comprendront mal, et si tu tords les propos lors de la traduction, les propos seront compris tels que tu les as dits, c’est à dire tordus. Ceci peut être intentionnel, c’est à dire que ça correspondrait à une intention de la personne qui traduit de faire en sorte que les personnes comprennent mal ou qu’elles comprennent une chose différente, ou inintentionnel – la personne traductrice dérape et traduit quelque chose de différent, parce qu’ielle est fatigué.e, a eu un moment inattention, a mal compris un truc...

Pour éviter les prises de pouvoir des personnes qui traduisent, c’est utile (si c’est possible, ça ne l’est pas toujours) de toujours avoir plusieurs personnes qui font le relais entre deux langues. Ca peut être plusieurs traducteurices qui se relaient, ou alors des personnes qui, même si elles ne sauraient pas traduire, comprennent les deux langues et sont capables de pointer du doigt des problèmes.

QUELQUES PISTES

S’adapter au rythme de la personne qui traduit

Il faut écouter la traduction, même si elle est dans une langue que l’on ne comprend pas, parce que 1) on peut y comprendre des petits trucs quand même, 2) on apprend les langues en les écoutant, et 3) on entend si la personne qui traduit galère ou pas. Il faut aussi être attenti.f.ve aux personnes qui reçoivent la traduction pour voir si vous (toi et la personne qui traduit) avez été compris.es. Si ça a l’air de ne pas bien marcher, à toi de voir avec la personne qui traduit ce qui pose problème, et à toi d’adapter ton propos en conséquence.

Technique phrase par phrase vs technique idée par idée

Comme ça, sans trop réfléchir, je vois deux grandes manières de gérer la traduction, je suis sur qu’il y en a plein d’autres, mais je vais parler de ce que je connais.

Soit tu fonctionnes phrase par phrase, c’est à dire E (la personne qui énonce) dit une phrase P que T (la personne qui traduit) traduit, puis E dit une nouvelle phrase que T traduit, ainsi : E(P1) T(P1) E(P2) T(P2) E(P3) etc. Soit tu fonctionnes idée par idée, c’est à dire E dit une idée I que T traduit, puis E dit une nouvelle idée que T traduit, ainsi : E(I1) T(I1) E(I2) T(I2) E(I3) etc.

Laquelle de ces deux techniques est la plus adaptée ? C’est à voir selon les capacités de la personne qui traduit, et il faut prêter attention à cela. Parfois, T est parfaitement opérationel.le pour fonctionner avec plusieurs phrases où idées en même temps ( E(P1,2,3,4) T(P1,2,3,4) ou E(I1,2,3,4) T(I1,2,3,4) ) mais cela implique de retenir plus d’informations pendant un temps qui du coup est plus long, et ce n’est pas donné à tout le monde, et ça peut dépendre de l’état d’esprit, du moment dans la journée etc. pour la personne traductrice.

De fonctionner idée par idée permet de ne pas disloquer les idées en itérations séparées par d’autres langues, parce que pour la personne qui entend le propos, il sera forcément “coupé” par les moments où il est énoncé dans la langue qu’iel ne comprend pas. Cependant, ça peut être compliqué si les idées sont complexes/ peu compréhensibles, parce que si ce n’est pas une idée simple elle risque d’être compliquée à mémoriser pour la personne qui traduit, ce qui peut mener à des cafouillages. Cette technique peut fonctionner pour un propos avec des idées simples ou des idées complexes bien expliquées.

De fonctionner phrase par phrase permet de vraiment bien traduire chaque phrase en dépensant le minimum d’effort. Alors certes, ça “coupe” en “tranches” le propos, tranches qui sont séparées par les/l’ autre(s) langue(s), mais l’avantage du phrase par phrase, c’est que ça peut aller vite, et E(P1) T(P1) E(P2) T(P2) E(P3) T(P3) E(P4) T(P4) peut prendre beaucoup moins de temps que E(P1,2,3,4) T(P1,2,3,4) parce que T n’a pas à galérer pour essayer de se rapeller de ce qu’a dit E et aussi parce que si E et T font attention l’un.e à l’autre, T peut enchainer direct quand E a fini de parler et ainsi de suite pour pouvoir accélerer jusqu’à atteindre la zone de confort des deux.

Utiliser des mots simples de la vie courante/ avoir des synonymes ou paraphrases pour clarifier/ dire les choses clairement

Exemple : Conflit/ Dispute

Pour la plupart des cas pratiques ces deux termes sont assez interchangeables. Alors certes, “dispute” semble plus vulgaire que “conflit”, mais en fait, en termes pratiques, ça fait appel aux mêmes choses et dispute peut être beaucoup plus simple a saisir. En soi, “conflit” n’est pas non plus complètement un mot de jargon, mais il peut être utilisé comme tel. Dans le “milieu anti-autoritaire”, c’est un mot qui est utilisé tout le temps avec un sens assez spécifique mais pour une grande palette de situations, ce qui fait que ce n’est pas toujours le bon mot à choisir.

Plus généralement, c’est bien d’éviter le jargon, les mots trop spécifiques ou trop abstraits, et de s’en tenir à des mots utilisés couramment, qui ont un sens plus commun et sont donc plus simples à traduire. Si l’on part du principe que rien n’est fondamentalement compliqué, mais plutôt que les choses sont souvent complexes, il devient évident que toute idée “compliquée” est en fait une idée complexe mal articulée et qui n’est pas compréhensible justement parce qu’elle est mal articulée (elle peut d’ailleurs être intentionellement mal articulée précisément pour ne pas être comprise par tout le monde). Il n’y a pas d’excuse valable qui justifie d’utiliser du jargon quand c’est avec des gens qui ne le comprennent pas. Ce qui est complexe peut être simplifié – ça sera juste plus long. Mais du coup, à l’enonciateur.ice de savoir être concis.e pour que ça ne soit pas trop long, tout en se permettant de prendre le temps que ça prend pour faire en sorte d’être clair et simple.

Les mots techniques (surtout s’ils ne relèvent pas d’un champ technique que T associe à son utilisation d’une des deux (ou plusieurs) langues qu’ielle traduit) sont difficiles à traduire. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas les utiliser, ils sont justement utiles parce qu’ils sont spécifiques et donc clairs quand tu sais les placer dans leur référenciel, mais plutot qu’il ne faut pas les utiliser à tort et à travers. Le but reste d’être compréhensible, pas d’avoir l’air malin.e parce que tu connais plus de mots que les autres. En tant que personne traductrice, je déteste quand des gens compliquent délibérément leurs propos alors qu’il est possible de dire les mêmes choses simplement. Ça ne sert à rien d’avoir une bonne idée si c’est juste pour dire “regardez, j’ai une super idée, mais vous ne pouvez pas la comprendre parce que je fais le malin”. Si c’est pour faire ça, tais-toi plutôt. Ça n’est utile pour personne. Oublie tes années à l’université et ton bagage culturel dominant et exprime-toi clairement, ou bouge de là. C’est super chiant d’essayer de traduire quelque chose qui a été rendu intentionnellement compliqué. On n’est pas payé (et même si on l’était, on détesterait ça quand même), merde, c’est pas un jeu ou un défi, on veut pas galérer pour rien ! Et ça nous fait galérer, parce qu’on aimerait bien que les gens comprennent mais voilà, ça ne nous aide pas du tout.

Quand on utilise des mots techniques, c’est bien de penser à des synonymes ou des mots qui ont un sens proche dans la situation particulière en main, ou alors à des paraphrases qui permettent de dire la même chose, en plus long, sans l’utilisation du mot ou de l’expression potentiellement problématique. Sinon, c’est la personne traductrice qui doit ramasser derrière toi pour faire en sorte que le truc que t’as voulu dire soit compréhensible.

Parler de questions pratiques partagées/ savoir faire le raccord entre notre vécu et le vécu de la personne avec qui on discute

Parfois ce n’est même pas une question de vocabulaire, c’est juste que certaines manières d’axer les choses peuvent n’avoir aucun sens pour la personne ciblée par la traduction. Il faut faire attention aux références culturelles implicites – le mieux n’étant pas forcément d’en faire l’impasse totalement, mais plutôt de savoir les clarifier pour qu’elles puissent être apprises si on a besoin de les utiliser.

Il est toujours utile d’adapter son propos aux personnes à qui l’on parle si on veut être compris.e. Ca ne veut pas dire adapter son propos à une caricature qu’on considère comme caractérisant la personne à qui l’on parle – c’est un écueil majeur qui ne donne pas du tout envie de t’écouter, chose que tu ne seras pas forcément capable de voir. Les gens ne sont pas stupides (en tout cas pas plus que toi) et peuvent appréhender tous les sujets que tu appréhendes, sur-simplifier c’est juste infantilisant et insultant.

Ce que j’entends par là est plutôt de faire appel à des choses pratiques de la vie avec lesquelles toutes les personnes dans le groupe de parole/discussion peuvent s’identifier dans leur vécu. Etant donné à quel point on est tous et toutes similaires quelle que soit notre langue et notre culture, ce n’est pas très difficile de s’en tenir à du vécu ou du vécu potentiel commun. Cependant, il y a des choses qui sont des particularités culturelles difficiles à lire pour les personnes extérieures – et toutes les cultures n’associent pas les mêmes niveaux d’importance aux mêmes choses.

Du coup c’est important de parler des choses qui intéressent les gens à qui l’on parle et des choses que ces personnes peuvent avoir vécues sinon la discussion n’est pas vraiment utile. Dans un groupe mixte entre personnes militantes qui parlent majoritairement la langue dominante et personnes “non militantes” – pour tout ce que ça m’irrite d’utiliser cette expression, disons plutot de personnes non-initiées aux codages militants spécifiques du groupe militant présent – les personnes qui se considèrent militantes ont souvent en quelque sorte tout prévu, et donc si elles ne font pas attention, ce seront ces personnes là qui controleront quels sujets sont abordés et selon quel axe, ce qui sape la possibilité d’interaction dans la discussion. Ce que j’entends par là c’est que les personnes qui se considèrent "militantes" savent déjà où elles veulent aller et quels sont les éléments qui les intéressent, qu’elles considèrent comme utiles, ont souvent leurs habitudes qui forment des mécaniques huilées ou une chose en entrainerait forcément une autre dans la discussion, donc, bref, c’est le groupe "militant" qui parle la langue dominante et donc qui controle la discussion. Ce n’est plus une réunion, c’est un cours, mais ça a été annoncé comme une réunion et les personnes sont venues pour ça, pas pour un cours – même si, encore une fois, elles ne le feront pas forcément remarquer si c’est le groupe dominant qui contrôle la parole (pour des raisons qu’on sait déjà : c’est souvent difficile de soulever les oppressions quand on est dans un environnement contrôlé par les oppresseureuses, mais aussi pour d’autres raisons : gratitude envers des personnes vues comme apportant de l’aide qui mène à trop de politesse – difficile de contredire ouvertement et de risquer de contrarier la personne qui t’a aidé.e à sortir d’une galère administrative, te traduit tes courriers officiels, t’a aidé.e à ouvrir une maison, etc.).

Il faut donc être à l’écoute de ce dont les gens des langues minorisées (qui n’auront pas initialement l’initiative dans la discussion) ont envie de parler, et de comment ielles axent les sujets. On a envie de lutter ensemble, non ? Alors on doit s’écouter, traiter les propositions des unes avec autant de respect que celles des autres, etc.

Pas d’envolées abstraites

Les personnes qui ont l’habitude d’avoir des discussions théoriques cheminantes et "passionnées" sur des "sujets politiques" ont une tendance irritante à partir dans des longues pensées – que c’est peut être méchant de qualifier d’abstraites – qui n’ont pas de lien clair avec du vécu ou des situations pratiques. C’est souvent long, difficilement compréhensible si tu n’as pas le même bagage que la personne qui parle, et du coup, non seulement ce n’est pas très utile, mais ça donne lieu à des traductions difficiles et entrecoupées de moments où la personne qui traduit essaie de mettre le propos au clair dans sa tête pour pouvoir le traduire.

Mieux vaut éviter complètement les sujets trop abstraits donc, et en rester au concret. Non seulement on galère moins en tant que traducteur.ices mais en plus il y a plus de chance que ça intéresse les autres personnes dans la discussion s’il s’agit de propos pratiques que les personnes peuvent projeter dans leur vécu. On est là pour discuter, pas pour démontrer par un essai en trois parties qu’on est la personne la plus intelligente dans la pièce.

Etre poli.e, compréhensi.f.ve et patient.e avec la personne qui traduit

Des fois, la personne qui est censée traduire a du mal. Ça arrive souvent. Traduire est un savoir-faire. Cela ne signifie pas que c’est l’apanage d’une élite initiée à la traduction, juste que c’est quelque chose qui se travaille et qui s’affine par l’entrainement, et c’est normal que ça soit difficile au début. Tu peux très bien être une personne qui parle parfaitement deux ou plusieurs langues et ne pas avoir l’habitude de jongler entre elles ; cela demandera de la pratique avant d’être capable des sauts de langue en langue que nécessite la traduction.

Mais justement, pour y arriver, il faut pratiquer. Donc il faut qu’on te ménage quand tu fais des erreurs pour pas que tu laisses tomber. Je pense à des discussions dont j’ai fait partie où la traductrice devait avoir genre 12 ans (j’ai vu des gens plus jeunes traduire, et parfois très très bien traduire, ce n’est pas l’age le souci en soi) et qu’elle galérait – même si elle comprenait bien et parlait bien les deux langues en question. Ça a généré une sorte de honte pour elle de ne pas y arriver alors que les personnes de son groupe de langue dépendaient d’elle pour comprendre, et que les personnes de la langue dominante lui répétaient les choses comme si elle était juste bête... Ça pourrait très bien la dégouter à vie de traduire pour ce genre de truc. Aux personnes francophones, j’ai envie de dire, "bravo, c’est malin, faudrait savoir, vous voulez qu’il y ait une traduction ou pas ?" Parce que comme je le sens, on ne peut pas juste vouloir qu’il y ait une traduction et à la fois pas travailler soi-même pour que la traduction se passe bien.

Si l’on voit donc une personne qui galère à traduire, c’est bien d’être patient.e, d’essayer de comprendre pourquoi ça ne fonctionne pas et quel est mon rôle dans ce dysfonctionnement ? Plutot que de blâmer la personne qui traduit, qui fait sans doute de son mieux.

QUELQUES MOTS EN GUISE DE NON-CONCLUSION

De fait, la domination ne va pas s’évaporer par quelques artifices et pratiques mises en place dans une discussion, c’est certain, mais si nous voulons pouvoir travailler ensemble, dans des groupes qui comprennent à la fois des personnes des groupes dominants et des groupes dominés pour attaquer ensemble les structures de domination, alors on a tout intérêt à mettre en place des cadres qui minimisent l’impact des dominations dans les discussions et les prises de décision dans nos luttes partagées.

Ce ne sont ici que quelques idées, quelques pistes de réflexion, qui mériteraient d’être plus poussées, mais j’ai ressenti comme une nécessité d’exprimer au moins ceci, quitte à détailler, développer, et ajouter des éléments plus tard (dans un autre format ?), pour pouvoir partager les questionnements qui m’habitent autour de ce sujet.

Je parle très bien français et me retrouve donc plutôt dans le camp des personnes dominantes. Mais la position de traducteur.ice, même si on ne l’assume pas dans toutes les discussions auquelles on assiste, amène à voir plus facilement des choses que d’autres personnes francophones n’apercevraient pas sans un certain effort. Quand on traduit, on ne fait pas que jongler avec les mots, il y a aussi un élément d’empathie indissociable de la traduction, puisque il faut essayer de voir comment rendre un propos compréhensible dans la langue vers laquelle on le traduit, et donc d’être attentif.ve aux personnes qui écoutent la traduction pour savoir si elle fonctionne.

Souvent, les gens des groupes dominés ne formulent pas elleux-mêmes les problèmes des cadres de discussion, à cause de raisons dont on a parlé un peu plus haut, et du coup, même si ça ne saurait remplacer le fait de discuter de ces problématiques éventuelles directement avec les personnes concernées, il est important que les personnes dominantes conscientisent leur domination, et si elles sont vraiment contre toutes les formes d’autorité et d’oppression, qu’elles la subvertissent de l’intérieur. Il faut agir directement contre sa propre position d’oppresseur/euse, et pas juste attendre que des personnes que l’on oppresse nous prémâchent le travail. Si nous nous y prenons de la mauvaise manière, ce sera toujours possible de nous le signaler ultérieurement, alors que si on ne prend jamais aucune initiative, bien sur qu’on ne pourra pas nous reprocher de nous y être mal pris.es, mais on nous reprochera – justement – notre inaction, qui équivaut à une acceptation du statu quo (et si on a un minimum d’éthique et de conscience de soi, on se le reprochera nous-mêmes).

Dans cette brochure, le terme « traduction » est utilisé au sens d’interprétation. Souhaitant conserver le texte original et le terme « traduction » étant plus courant, nous avons fait le choix de garder cette légère inexactitude.

Texte initialement paru sur iaata.info en août 2019.
Légèrement retouché et mis en page en décembre 2021.



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