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La justice contre la révolte Récit et réflexions autour du procès des émeutes qui ont suivi l’assassinat d’Adama Traoré

mis en ligne le 8 décembre 2022 - anonymes

En juillet 2016, lors d’une interpellation dans la rue à Beaumont-sur-Oise, des gendarmes tuent Adama Traoré. Un assassinat de plus par les flics. Suite à ce meurtre, cinq journées et nuits d’émeute ont secoué plusieurs villes du Val d’Oise, dont Persan et Beaumont. Durant ces quelques jours, les keufs venus quadriller les quartiers ont essuyé des jets de pierres, de bouteilles, ainsi que des tirs de mortiers d’artifice et des coups de fusil. La gendarmerie a été attaquée et une station-service a été mise à sac. Des attaques sur le territoire métropolitain qu’on n’avait pas vues depuis Villiers-le-Bel. L’État a bien entendu cherché à se venger, poursuivant des présumé-es émeutier-es dans plusieurs procès.

À partir du 21 juin 2021, cinq ans après ce déchaînement de colère contre les assassins en uniforme et suite à une instruction durant laquelle ont été incarcérées plusieurs personnes, avait lieu à la cour d’assises de Pontoise le procès de certain-es de ces émeutier-es, accusé-es d’avoir tiré à l’arme à feu.

Iels sont cinq à comparaître pour tentative d’homicide en bande organisée, violences volontaires sur flics ainsi que dégradations par moyen dange­reux du matériel policier. Trois d’entre elleux seront relaxé-es à l’issue de ce procès, mais pour les deux autres, la décision sera synonyme de prison. L’un écopera d’une peine de huit ans de détention (dont une année avec sursis) et l’autre prendra douze ans.

Cette brochure, rédigée par des personnes solidaires de ces révoltes, ne cherche pas à retranscrire l’intégralité du procès. Un tri a été fait parmi les pages noircies pendant ces journées d’audience, non seulement afin de les rendre plus lisibles, mais surtout parce que nous ne voulons pas, comme le font les tribunaux, exposer l’intimité des personnes à la vue de tou-tes.

Comment se déroule un procès aux assises ? Qu’est-ce qui ressort d’une enquête visant des émeutes urbaines ? Documenter ce procès est une façon de chercher des pistes pour faire face à l’appareil judiciaire lors de ce genre d’instruction et de réfléchir aux questions que la solidarité implique.

Ne pas oublier cette partie de l’histoire où des dizaines de personnes ont tenté de reprendre prise sur leur vie en s’attaquant directement à ceux qui, après avoir ôté la vie d’un ami, d’un frère, d’un voisin, d’un inconnu, ont occupé militairement le quartier. Ne pas oublier non plus le sale travail de la justice qui punit pour l’exemple, mettant à l’ombre pour de nombreuses années des révolté-es, quoi qu’iels aient fait ou pas lors de ces quelques jours.

Lorsque ceux qui protègent l’ordre établi sont attaqués pour ce qu’ils sont – des assassins à la solde du pouvoir –, il s’agit de prendre position pour la révolte.

Les Assises

C’est un procès devant une cour d’assises, là où la justice s’occupe des « crimes » – des accusations qui peuvent entraîner des condamnations supérieures à 10 ans de taule, mais également les délits qui leur sont liés. En l’occurrence quatre accusés sont jugés pour tentative d’homicide en bande organisée, la cinquième est accusée de complicité de tentative d’homicide en bande organisée et de subornation de témoin [1]. Iels sont également tou-tes jugé-es pour dégrada­tions par moyen dangereux (coups de feu sur les véhicules). Un procès aux assises peut durer long­temps : celui-ci va durer trois semaines.

La particularité de ce type de procès c’est qu’il y a des jurés. C’est eux qui vont décider de la culpabilité et des condamnations des ac­cusé-es. Chaque année, les maires de toutes les communes du département tirent au sort un nombre prédéfini de personnes. Ensuite, celles qui ne remplissent pas certains critères sont écartées. Enfin, 35 d’entre elles sont désignées aléatoirement au début de chaque session de la cour d’assises. Si tu n’es pas français-e, pas inscrit-e sur les listes électorales, que tu as moins de 23 ans, ou que tu as déjà été condamné-e pour un délit ou un crime ou même seulement privé-e de tes droits civiques, pas de panique, tu ne peux pas être sélectionné-e ! Certains corps de métiers comme les flics (policier et gendarmes) ne peuvent pas non plus être jurés.

Les jurés n’ont pas accès au dossier judiciaire et ne peuvent se baser que sur ce qui est dit pendant le procès, retranscrit et accessible via les notes des greffiers. Il y a donc des magistrats professionnels, un président et ses assesseurs, qui vont organiser le procès, choisir comment présenter l’affaire, en décidant de l’ordre de lecture de tel ou tel procès-verbal (PV) ou témoignage. Marc Trevidic, le président, est assez connu : il a été juge d’instruction spécialisé dans l’antiterrorisme. Il a publié des bouquins et a régulièrement parlé dans les médias à ce propos. Il s’y pose comme un juge qui respecte le droit, et qui tient à la séparation des pouvoirs.

Les halls du tribunal de Pontoise ont été réagencés pour l’occasion : deux immenses barnums sont montés à l’extérieur des salles d’audiences. Ils servent à retransmettre le procès grâce à des écrans géants présents dans chacune des deux tentes, ajoutant une centaine de places. Il y a une certaine ampleur politique à ce procès. Ce qui explique aussi pourquoi il a été reporté deux fois. Prévu initialement en juin 2020, il a été reporté une première fois en novembre 2020, les mesures anti-COVID compliquant cette mise en scène. Les faits datent de juillet 2016 et les arrestations ont eu lieu à l’automne de la même année : nous sommes donc cinq ans après. Deux des cinq accusé-es étaient en prison depuis le début et trois comparaissent libres, après être sorti-es de détentions préventives plus ou moins longues.

Pour entrer dans la salle d’audience, on passe des portes qui ouvrent sur le fond de la pièce. Là, il y a les bancs du public et comme au foot on choisit sa tribune : à gauche c’est le côté plaignants et parties civiles, à droite le côté défense. Devant ces bancs se trouve la barre où les accusé-es « libres » se tiennent lorsque l’audience se centre sur elleux. Dans cette zone centrale il y a aussi une énorme boîte transparente, qui ressemble à une grosse urne électorale en verre dans laquelle se trouvent les pièces à conviction dans leurs sachets plastiques, dont un fusil bien en évidence. Puis, sur le mur opposé aux entrées et face aux bancs du public, la cour : le juge, les assesseurs et les jurés trônant sur une estrade surmontée d’un grand bu­reau. Ils sont nombreux : le président Marc Trévidic, attifé d’une robe style as de cœur, est au centre. De chacun de ses cotés il y a deux assesseurs puis six jurés dont trois remplaçants.

Le grand bureau de la cour se poursuit en angle sur la gauche de la pièce et là se trouve l’avocat général, qui représente le ministère public. C’est l’équivalent du procureur et du parquet en correctionnelle. D’après les brochures de pédagogie étatique « son rôle est de défendre les intérêts de la société, de demander l’application de la loi, de soutenir l’accusation et de proposer une peine », c’est donc le rôle du méchant. À ses pieds se trouvent les nombreux avocats des parties civiles dont des têtes connues de défenseurs d’assas­sins en uniforme, comme maître Lienard.

En face, côté droit de la salle entre le public et l’estrade de la cour, se trouve le box où sont enfermés les deux accusés qui sont encore prisonniers avec leur escorte de flics. Ils peuvent échanger regards et sourires, voire deux-trois mots pen­dant les suspensions avec les personnes présentes en soutien.

Pour ce qui est du décor, il y a quatre écrans de projec­tion et leurs vidéoprojecteurs, plus un gigantesque écran tactile sur le mur du fond, des caméras qui retransmettent vers les barnums de rediffusion, ainsi que des micros qui amplifient les voix.

La première audience a été notamment celle de la sélection des jurés : une fois fait l’appel des jurés convo­qués, une des parties civiles a demandé l’ajout de six jurés sup­pléants en raison de la durée particulièrement longue prévue pour le procès. Ensuite les six jurés –le nombre légal pour un procès d’assises en première instance – puis les six suppléants ont été tirés au sort par le président du tribunal. Au fur à mesure que les jurés sont appelés, le ministère public comme la défense peuvent en récuser certains dont ils suspectent la partialité, sans avoir à se justifier. La défense a droit à quatre récusations, le ministère public à trois. Les informations dont ils disposent sont leur sexe, leur profession, leur âge et leur lieu de résidence, mais on peut se rendre compte, quelle sur­prise, que les apparences jouent et notamment la couleur de peau : là, les jeunes hommes noirs ont été particulièrement écartés par le ministère public.

Déroulé du procès

Le décor est planté, le cirque commence. Alors qu’il y avait eu cinq ans pour se faire connaître, une trentaine de parties civiles vient s’ajouter à la centaine déjà constituée. À l’exception de deux ou trois voisin-es qui ont reçu des tirs dans leur fenêtre et dans leur voiture, toutes sont des « forces de l’ordre ».

Comme en correctionnelle, le juge démarre par un récit de sa vision de l’affaire. Plusieurs heures d’un monologue complexe, mais s’il fallait reconnaître une qualité à ce bourreau en toge, c’est qu’il connaît l’affaire sur le bout des doigts et qu’il sait la raconter comme une histoire haletante. Il essaie de donner un coté impartial à son récit mais il semble évident qu’il essaie de mener les jurés vers sa compréhension des événements.

Les faits

Défilent ensuite, parfois à la barre, parfois par visioconfé-rence, les témoins (cf. ci-dessus), notamment ceux qui géraient le maintien de l’ordre pendant les émeutes. Pour chaque témoin, après une éventuelle déclaration spontanée, les questions sont posées d’abord par le juge, les assesseurs, les parties civiles, puis la défense. Les jurés peuvent faire passer des questions aux juges, mais on ne le verra que très peu durant ce procès. On commence par le flic qui aura été le premier directeur d’enquête, Cyril Dubois, aujourd’hui à la retraite et qui brillera par son absence physique, la piètre qualité de l’audio de la visioconférence et par sa mémoire partielle, voire défaillante. Le responsable du maintien de l’ordre de la gendarmerie passe ensuite, et c’est la complainte des pauvres victimes qui doivent intervenir dans un quartier « rongé par le deal », « plein d’armes de guerres », de « fichés S » qui pourraient être « ceux du Bataclan ».

Une dizaine de témoins se succèdent ainsi avant que ne commence une partie du procès concentrée sur la personnalité des prévenu-es.

Les profils

Viennent ensuite les enquêteurs de personnalité et les experts psy (cf. ci-dessous) qui, après avoir décrit leur méthode pour faire parler au cours de l’instruction, dégueulent un portrait étriqué des inculpé-es, plein de jugements sur leur vies personnelles et celles de leurs proches.

Bruno Daunizeau, psychologue clinicien à Élancourt, se fait remarquer en chargeant particulièrement les accusé-es, sur la base de tests scientifiques, passés en trente minutes et qui permettent de mesurer les soi-disant « tendances paranoïaques, névropathiques ou psychopathiques » (questionnaire P.N.P) Par exemple, il parle d’« d’inadaptation sociale dans l’enfance », de « quête de reconnaissance » et de psychopathie quand les gens ne veulent pas répondre. Bref, c’est obscène.

Les prévenu-es sont aussi interrogé-es autour de leur personnalité, avec lecture de leur casier judiciaire et de leurs rapports en détention. Tout ce qu’ils ont raconté à l’expert psy, comme les nombreuses écoutes téléphoniques seront passées au crible, de l’exclusion au collège aux différentes gardes à vue en passant par les relations intimes, pour dresser des portraits pathologisés d’individus violent-es et mal inséré-es.

Suivent les témoignages de la famille, qui essaient, souvent maladroitement, de donner des circonstances atténuantes ou des alibis à leurs proches, parfois en chargeant d’autres…

Les parties civiles

Ensuite défilent les témoignages des parties civiles, les flics présents sur place le soir des émeutes, d’abord les chefs, puis la bleusaille. Viennent enfin les enquêteurs, ceux qui ont cherché à identifier a posteriori les auteur-ices des tirs. Lorsqu’ils ne sont pas présents c’est le président qui lit les témoignages. L’enjeu pour les parties civiles, c’est de se présenter comme victimes tout en conservant un air professionnel. Les chefs en font souvent encore plus que ceux qui ont essuyé les tirs. On se rend compte que lors de l’émeute, les preuves ne les intéressent pas du tout, les flics présents sur place n’ont pas cherché ni à identifier les tireurs, ni à ramasser les douilles, mais à rétablir l’ordre.

Dans leur récit, les chefs s’imaginaient sous le feu de fusils à pompe ou autres armes de guerre tandis que les bleus pensaient qu’il s’agissait de pétards... Leurs dépositions sont truffées d’erreur, tant sur les jours et les horaires que sur les descriptions. Certains se portent même parties civiles pour des jours ou des endroits où ils n’étaient pas présents. Ils galèrent à entendre la différence entre les tirs d’artifice, les tirs de plomb, les tirs à balle [2] et confondent même avec leurs propres tirs. Quant aux blessures, qui sur les images projetées sur les écrans, ressemblent à des piqûres de moustique, les flics parlent à plusieurs reprises de graviers tombant du ciel.

Des experts psy prennent le relais pour expliquer qu’au-delà des blessures physiques, les flics sont touchés psychologiquement, l’un fait des cauchemars, l’autre a repris la clope, encore un autre se pensait superman mais s’est rendu compte qu’il est mortel... Bref, s’il restait un doute sur le rôle des psys dans une affaire judiciaire, c’est chaque jour plus clair.

Le juge reviendra souvent sur la question de la légitime défense, essaiera de comprendre pourquoi les flics n’ont pas riposté.

Fi­nalement, après 15 jours de parties civiles, on se représente un
quar­tier quadrillé par les uniformes et des émeutier-es qui essaient de tenir des points avec des barricades de chantier et des poubelles qui brûlent. Lorsque les flics s’approchent trop, il arrive que des plombs leur tombent dessus, mais ce n’est malheureusement pas suffisant, ils continuent à gagner du terrain.

L’un des enjeux de ces interrogatoires était de déterminer si lorsque les flics s’étaient faits tirer dessus avec un fusil « 22 Long Rifle », c’était avec de vraies balles ou seulement des petits plombs qui se dispersent et perdent leur caractère létal à plus de 10 mètres, sachant que l’estimation du tir le plus proche était de 30 mètres. Aucun d’entre eux n’a pu l’affirmer. C’est une balle retrouvée chez un voisin dont elle a traversé la fenêtre et une autre qui a transpercé une carrosserie de voiture qui resteront les seules preuves de tirs à balles réelles de 22 Long Rifle.

Les interrogatoires des prévenu-es

On entre dans le dur de l’enquête, avec les vidéos d’hélicoptère, de vidéo-surveillance, les enregistrements audios et vidéos des flics sur place, et les enquêteurs qui témoignent à propos de l’instruction. Ils contextualisent les interrogatoires, racontent les négociations avec les différent-es inculpé-es. Suivent ensuite les experts balistiques et les experts ADN. Le juge fera venir d’autres types de témoins à la barre, notamment une poukave, grâce à un mandat d’amener délivré la veille, car il ne s’était pas présenté de lui-même.

Après viennent les interrogatoires des prévenu-es. C’est toujours le président qui mène de longs interrogatoires, sans trop de questions pièges. Il en profite pour lire de nouveaux éléments, parfois pour mettre à mal leur défense. Par exemple, le juge lit les PV des pompiers pour savoir si un appel aux pompiers pendant la première nuit était de bonne foi ou bien un guet-apens comme le prétend l’accusation.

Quant aux avocats des parties civiles, on ne voit souvent pas où ils veulent en venir. Par exemple, sur une vidéo, on voit l’un des tireurs — qui s’est reconnu — discuter avec quelqu’un non identifié. Les avocats des parties civiles l’interrogeront seulement au sujet de cette personne avec qui il discute, et pas sur les nombreuses autres qu’il croise tout au long de la vidéo. On comprendra, surtout lors des plaidoiries, qu’ils auraient voulu lui faire dire que cette personne était un des autres accusé-es. De leur côté, les avocats de la défense questionnent aussi bien leur client-e que les autres prévenu-es, pour leur faire dire des éléments disculpants. Une fois l’ensemble des interrogatoires terminé, les différentes parties doivent se mettre d’accord sur la liste de questions qui seront posées aux jurés, auxquelles ces derniers devront répondre par oui ou non, afin d’établir la culpabilité de chacun-e des prévenu-es pour chacun des chefs d’inculpation. Le ministère public va tenter un dernier tour de passe-passe, demandant si l’un des prévenu-es, dans le cas où il ne serait pas reconnu comme tireur, donc pas condamnable pour tentative d’homicide sur flic, pourrait être coupable de complicité par instigation. Ce sera refusé par le président car n’étant pas dans l’acte d’accusation.

Enfin, toutes les parties peuvent demander des lectures de pièces du dossier qui n’ont pas été lues encore à l’audience. Chacun tentera de tirer la couverture à soi, mais rien n’est particulièrement probant.

Les plaidoiries

Les plaidoiries des avocats des parties civiles sont les plus abusées, elles vont reprendre les dires des flics et gendarmes pour en brosser un tableau encore plus terrible que ce qu’on a pu entendre depuis le début du procès. Et en rajouter dans l’indécence, parlant guerre du Kosovo, terrorisme, tutti quanti. Sans parler de leurs explications foireuses : lorsque les gendarmes rigolent, c’est pour évacuer le stress, s’ils survivent c’est grâce à leur équipement, et s’ils n’ont pas peur, c’est parce que ce sont des pros.

Chaque partie fait un récit à sa sauce, réécrivant l’histoire qu’on a pu entendre à de maintes reprises dans le détail durant les trois semaines. L’important à ce moment-là n’est pas tant de chercher à établir la réalité des faits que d’en imposer sa propre lecture. À choisir, de notre côté on préfère les histoires de la défense, mais on peut dire que les plaidoiries, c’est d’abord et surtout une question d’éloquence et de capter l’auditoire. L’exercice consistant à re-raconter les trois jours d’émeutes, les vies des accusé-es et des parties civiles, l’ambiance générale, souvent sans trop se baser sur l’enquête, tout en étant assez précis pour faire condamner ou pour amoindrir le rôle des prévenu-es. Les écoutes sont réanalysées par les avocats de la défense, montrant qu’on peut leur faire dire ce qu’on a envie de leur faire dire. Ça ne ressemble pas à des plaidoiries de correctionnelle, encore moins en comparution immédiate. Il n’est quasiment pas question de droit. Les avocats s’adressent aux jurés, jouent énormément sur l’émotionnel, peu dans l’auditoire s’en sortiront sans la larme à l’œil.

Les réquisitions

Le ministère public reconnaît que la bande organisée n’est pas caractérisée, et requiert la relaxe pour les dégradations qui sont redondantes avec la tentative d’homicide car matérialisées par les mêmes actes. Concernant la tentative d’homicide, il charge trois des accusé-es (de 8 à 12 ans de prison) et demande la relaxe pour les deux autres. Il reconnaît qu’après cinq ans de préventive et trois semaines de procès il n’y a aucune preuve contre l’un d’entre elleux, pourtant accusé d’être meneur et d’avoir tiré. Il en profite pour se faire mousser comme quelqu’un qui rend la dignité à la justice, qui enquête à charge et à décharge, avec impartialité. Que la démocratie c’est ça, et pas tirer sur les flics. Lui aussi affirme des choses qui n’ont pas pu être prouvées par l’accusation, comme le fait que les tireurs se soient rapprochés des flics pour les tuer, et pas juste qu’ils aient tenu une position.

Les condamnations

L’énoncé du verdict sera aussi une surprise, avec l’acquittement d’un des trois pour lequel l’avocat général avait demandé douze ans, et l’incarcéra­tion immédiate d’un autre, qui comparaissait libre. Les gendarmes se rapprochent de lui, il était venu avec sa valise, prend dans ses bras ses proches, et retour à la case prison…

Les deux personnes condamnées sont celles qui ont avoué avoir tiré en direction des condés. Le premier tombe pour huit ans (dont une année avec sursis) parce qu’il concède avoir tiré au-dessus des gendarmes au 22 long rifle et qu’il se reconnaît sur une vidéo dans la­quelle on voit une personne épauler son fusil, tirer à plusieurs re­prises, partir, recharger son arme, revenir, ré-épauler son arme pour finalement ne pas tirer. Les flics ont retrouvé ce fusil dans son box au cours de l’enquête, et il a admis que cette arme lui appartenait.

Le deuxième est condamné à douze ans de réclusion criminelle. Lui aussi admet avoir tiré sur les gendarmes pour les faire fuir. Il est condamné pour deux nuits d’émeutes. La preuve de sa participation à la première nuit d’émeute repose uniquement sur le témoignage d’une balance. Il s’agit de tirs de grenailles sur deux fourgons de gendarmerie. La tentative d’homicide pour cette nuit-ci n’est pas retenue, car les tirs visaient des véhicules. Il est donc condamné pour dégradations et violences volontaires sur personnes dépositaires de l’autorité publique.

Pour la deuxième nuit, il reconnaît un certain nombre de tirs (mais pas tous). L’intention d’homicide est retenue malgré le fait qu’il ne s’agisse que de grenaille, car les gendarmes s’approchaient de lui tandis qu’il continuait de tirer. Les juges basent l’intention d’homicide sur le fait que la distance entre le tireur et les gendarmes se réduit, quand bien même ce sont les gendarmes qui s’approchent, et que cette distance reste supérieure à une distance considérée comme létale par leurs propres experts. Le tribunal prendra tout de même la peine d’affirmer que ce sont ses aveux qui ont permis sa condamnation pour cette deuxième nuit.

Si les peines ne sont pas les mêmes pour les deux, et semblent plus importante pour le second que pour le premier (douze ans pour des tirs de plombs à une distance non létale contre huit ans pour des tirs à balles réelles), ce n’est pas uniquement parce que la décision concerne deux nuits contre une, mais c’est aussi une question de profils. On se rend compte tout au long du procès que la justice construit, à partir de ce qu’elle a pu glaner des vécus de ces deux personnes au cours de l’instruction ainsi que de leur attitude face à la justice, deux récits.

L’un est celui du bon père de famille, responsable, sans casier, qui s’entend bien avec tout le monde mais qui aurait pété un câble une nuit. Il aurait repris ses esprits et tenté par la suite de ramener le calme dans le quartier.

L’autre contraste. C’est l’image d’un type au casier déjà bien fourni, qui assume ses actes. Un tableau nuancé par ses avocats qui mettent en avant sa participation à une mission de déradicalisation en taule et le fait qu’il ait déjà commencé à payer les parties civiles.

Le qualificatif de bande organisée ne tient pour aucun des deux car ils n’ont pas pu prouver une concertation préalable.

Les trois autres personnes ont été acquittées de tous les chefs de prévention.
Une d’entre elles était accusée de tirs d’arme à feu sur les gendarmes. Un fusil a été retrouvé dans une cage d’escaliers, emmitouflé dans un pull avec des traces de son ADN dessus. Il y a une vidéo le montrant porteur du fusil dans un parking. La vidéo comme l’ADN n’ont pas été suffisantes pour le condamner, car la personne n’a jamais admis avoir utilisé ce fusil. Elle affirme cependant avoir tiré depuis les toits au mortier d’artifice sur les condés (fait pour lequel elle n’était pas poursuivie).

En prison depuis 2016, un frère d’Adama, important dans cette enquête car accusé d’avoir organisé les émeutes, était lui aussi poursuivi pour tentative d’homicide. Les témoins qui l’accablaient se sont dédits de leurs déclarations et lui non plus n’a rien avoué, axant sa défense sur une critique de la justice concernant l’« affaire d’Adama Traoré », et affirmant sans réserve sa solidarité avec les personnes qui ont tiré sur les flics, regrettant de ne pas l’avoir fait lui-même.

La dernière personne comparaissait pour complicité et subornation de témoin, deux chefs de prévention qui sont tombés avec le discrédit du témoin en question au cours du procès.

Les moyens d’enquête

En assistant au procès on a pu avoir connaissance des moyens utilisés par les enquêteurs pour monter leur dossier (sept à huit flics de la section de recherche de Versailles en permanence pendant un an). On essaie de les restituer ici et d’en faire un peu l’analyse. Il y a trois enjeux qui ressortent de l’enquête : déterminer qui a fait quoi, trouver des éléments d’organisation préalable pour caractériser la bande organisée, prouver qu’il y a eu volonté de tuer.

Les images

Des images thermiques ont été prises par un hélicoptère de gendarmerie pendant la première nuit d’émeute. Ce type d’images ne permet pas en soi de reconnaître des gens (même quand ils ne sont pas masqués) mais elles ont permis de capter des scènes de tirs à l’arme à feu, de compter les armes (deux, un fusil de chasse et une carabine avec lunette de visée), d’analyser le nombre de tirs et leurs trajectoires, et d’évaluer le nombre, l’apparence et la main de préférence de tireurs (entre trois et quatre) dont un qui est ensuite suivi par l’hélicoptère lors son cheminement dans le quartier.

Des images de vidéosurveillance d’un parking souterrain ont été fournies par une société de sécurité privée où on voit quelqu’un de reconnaissable porteur d’un fusil.

Des images des émeutes tirées de Snapchat/Périscope ont aussi été versées au dossier, par les flics et par une proche d’un inculpé pour sa défense. De ce qu’on a pu voir on ne reconnait personne sur les vidéos, mais ce sont les commentaires qui les accompagnent qui ont pu être incriminants (ex : « mdr, Machin a sorti le fusil »).

La participation du voisinage

Même si les gendarmes se plaignent du manque de coopéra-tion du voisinage durant l’enquête, ils ont quand même obtenu quelques informations par ce biais. Un « tuyau de voisinage » a permis aux gendarmes de découvrir un fusil de chasse, identifié comme une des armes utilisées pendant les émeutes par les expertises balistiques, dans une cage d’escalier d’immeuble.

Des habitant-es (qui se sont porté-es parties civiles) ont signalé un impact dans leur fenêtre de maison, et d’autres dans leur voiture, permettant aux flics de retrouver une balle, de faire des relevés ADN, des comparaisons balistiques et des estimations de trajectoires de tirs. L’habitante d’un appartement identifié sur les images thermiques a donné pendant l’enquête l’identité de la personne porteuse d’un fusil avec qui elle avait discuté à la fenêtre la première nuit d’émeute, ce qu’elle a confirmé à la barre en tant que témoin.

Les expertises balistiques

À partir des cartouches percutées et des projectiles retrouvés au sol, les expertises ont permis d’évaluer les différents calibres utilisés (de la grenaille et deux balles). Elles ont également permis de lier ces douilles aux armes retrouvées pendant l’enquête : un défaut du percuteur, par exemple, reliait de manière formelle une arme à des cartouches retrouvées.

L’ADN

Des relevés ADN ont été effectués sur des cartouches non percutées et percutées trouvées sur les lieux, sur les deux armes découvertes pendant l’enquête et sur des vêtements attribués à un des tireurs. Trois traces ont matché avec le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG).

Le bornage téléphonique

Les flics cherchent à savoir qui se trouvait où au moment des faits par le bornage des téléphones. Ça leur permet de confirmer la présence d’un des inculpé-es. Les enquêteurs sont capables de savoir si un téléphone était éteint (ou en mode avion) ou allumé à une heure donnée, et s’il était allumé, la zone dans laquelle il se trouvait. Ceci donne lieu à des interprétations du type « X a rallumé son téléphone une fois sa participation aux émeutes terminée ». Les tentatives d’explications de la défense, par exemple que le téléphone n’avait plus de batterie, sont examinées selon la zone où le téléphone borne : si un mobile se reconnecte au réseau téléphonique grâce à une antenne située près de chez son propriétaire, c’est imaginable qu’il ait été rechargé, mais s’il se rallume ailleurs, alors ils en déduisent qu’il a été éteint de manière volontaire et que c’est suspect.

Un téléphone borne à une antenne lorsqu’il y a un échange entre les deux : sms, appels ou bien connexion à internet. Les smartphones sont donc susceptibles d’envoyer des informations de bornage en permanence, puisque nombre d’applications (Signal par exemple) nécessitent une connexion permanente. Toutes ces informations sont récupérables à posteriori grâce aux données des opérateurs mobiles.

Les écoutes téléphoniques

De nombreuses écoutes téléphoniques ont été mises en place, sur les téléphones portables des inculpé-es (y compris des lignes ouvertes en prison) et de leur entourage. Une écoute a notamment permis aux flics de trouver une deuxième arme : quelqu’un du quartier, propriétaire d’un box, appelle un inculpé incarcéré et lui dit qu’il faut faire nettoyer ce box qu’il loue à un autre inculpé. La carabine (22 long rifle avec lunette de visée) sera retrouvée dans un nouveau box loué par ce dernier.

Sur une autre écoute les flics entendent quelqu’un dire qu’il a abrité des tireurs chez lui, cette personne sera auditionnée, confirmera, dira avoir dû planquer une arme sous la contrainte, et balancera un nom.

Plus généralement les écoutes ont permis aux flics d’avoir un aperçu de ce qui se dit dans le quartier concernant les émeutes, qui dit quoi sur qui, et de s’en servir comme base lors des interrogatoires et des confrontations (interrogatoires où plusieurs inculpé-es sont présent-es à la fois) pour semer une ambiance de paranoïa entre les inculpé-es.

Les interrogatoires

Les éléments matériels restant assez minces, l’enquête va beaucoup être alimentée par la délation et l’auto-incrimination, favorisées par une ambiance pourrie entre les inculpé-es que les enquêteurs ont largement participé à mettre en place.

Déjà, comme dit plus haut, les écoutes téléphoniques ont été utilisées pour foutre la merde, les flics préférant laisser couler des infractions (avoir un portable en prison, communiquer entre inculpé-es qui en ont l’interdiction) pour pouvoir exploiter le filon et ainsi créer un climat où tout le monde pense soit avoir été balancé par d’autres soit être accusé d’avoir poukave par d’autres.

Une technique parallèle a été d’arrêter des « innocent-es », c’est-à-dire des personnes qui ne seront pas poursuivies par la suite et qui vont incriminer d’autres devant les flics en balançant pour se disculper, ou par les écoutes que les flics ont mis en place ensuite.

La première, arrêtée en même temps que son compagnon qui fait partie des inculpé-es, est sortie sans suite de la GAV. Elle était cependant poursuivie dans une autre affaire au côté de trois des prévenu-e-s. C’est dans le cadre de cette autre affaire que l’interpellation puis l’assassinat d’Adama ont eu lieu. Cette enquête qui se déroulait en parallèle est importante à mentionner car elle a contribué à pourrir l’ambiance entre les gens.

La rancœur et la méfiance parmi les inculpé-es de cette seconde affaire ont été beaucoup exploitées par les flics. Ils se sont servi d’écoutes ambiguës où on démêle difficilement de laquelle des deux affaires les gens sont en train de parler. Ils ont aussi poussé la personne libérée sans suite pour les émeutes à balancer et à convaincre son compagnon de balancer lui aussi, notamment en la plaçant une deuxième fois en GAV quand ils sentent grâce aux écoutes qu’elle est « mûre ». Elle était partie civile lors du procès, contre une des inculpé-es pour subornation de témoin. Même si son témoignage a été complètement décrédibilisé à la barre et n’a pas été rete­nu pour condamner, pendant l’enquête il a permis d’envoyer deux des inculpé-es en détention provisoire.

Un autre, arrêté sur la base d’une vidéo Périscope, est resté en détention provisoire jusqu’à la fin de l’instruction mais a finalement obtenu un non-lieu. Dès la GAV, il a balancé un des inculpé-es, avec vidéo fournie par sa sœur à l’appui, et il a maintenu sa version tout du long et ce jusqu’au moment du procès où il a confirmé ses dires à la barre en tant que témoin.

Enfin il ressort que les flics ont de manière plus ou moins évidente proposé des deals à des inculpé-es.

L’un, en échange de se mettre à table pendant la garde à vue, a obtenu de pouvoir assister à l’enterrement de son pote qui venait de se suicider en prison. Un autre n’a pas eu son mandat de dépôt renouvelé suite à une « erreur judiciaire », juste après qu’il a poukave quelqu’un après avoir refusé de le faire pendant un an et demi de détention provisoire.

Quelques réflexions

Les raisons de l’émeute

Au cours de ce procès, il était difficile d’éluder l’assassinat d’Adama. Bien qu’il ait été martelé que ce n’était pas le procès de sa mort, le président du tribunal a reconnu devoir la prendre en compte comme un « contexte ». La cour admet que la gestion de l’annonce de la mort a renforcé les tensions. On a donc pu apprendre un certain nombre de choses sur le comportement des flics et sur les enquêtes entourant son assassinat. On va restituer ce qu’on a pu saisir de la chronologie, tout en veillant à prendre quelques pincettes, car cela reste des paroles de flics. Paroles de flics avec tout ce que ça implique de choquant. Des récit froids, cliniques ou encore moqueurs sur son décès et les réactions de ses proches.

Les flics interpellent le frère d’Adama (à 17h15) dans la rue, alors qu’il est accompagné d’Adama, qui prend la tangente. Les gendarmes ne sont pas censés l’interpeller au départ, mais décident de le poursuivre, l’arrêtent et l’embarquent. Un des gendarmes dit d’Adama qu’il simule un malaise dans la voiture de flics qui l’amène à la gendarmerie, peu avant que ce dernier meure. Il est inconscient en arrivant à la gendarmerie. Un gendarme fait une vague tentative pour prendre son pouls, sans succès. Ils le laissent étalé, toujours menotté, dans la cour de la gendarmerie. Un autre gendarme, qui a interpellé son frère, reçoit la consigne de le transférer de la gendarmerie dans un autre commissariat (à Pontoise, à 20 minutes en voiture), afin qu’il ne reste pas à proximité du corps d’Adama qu’il a aperçu étendu dans la cour. Et d’ailleurs, la mort d’Adama ne lui sera annoncée qu’à sa sortie de GAV, plusieurs heures après.

Quand la mère d’Adama vient à la gendarmerie prendre des nouvelles de son fils, les gendarmes lui cachent sa mort et prennent le sandwich qu’elle a amené pour lui. Il y a une agitation autour de la gendarmerie qui inquiète les gens (renforts, SAMU, etc) En effet, les flics ont fait une réunion d’urgence, se préparant à des révoltes de l’ampleur de celles de Villiers-le-Bel qui avaient suivi l’assassinat de Moushin Sehhouli et Laramy Samoura en 2007. Ils décident de quadriller le quartier dans la nuit et ils réfléchissent à la manière avec laquelle ils peuvent évacuer les familles des gendarmes. Les flics contactent un élu du coin pour qu’il se charge d’annoncer la mort d’Adama à leur place, et lui aussi s’abstiendra de toute annonce.

Ce n’est qu’en revenant une deuxième fois accompagnée de quelques personnes que la mère d’Adama finit par apprendre la mort de son fils, à 22h. Quand les gens cherchent à savoir ce qui s’est passé, ils n’ont aucune réponse de la part des gendarmes. Lorsqu’ils veulent entrer dans la gendarmerie, elle est fermée de toute part. Ils tentent de forcer l’entrée, arrêtent un bus et finissent par envoyer des projectiles sur la caserne.

Plus tard dans la soirée, la mère d’Adama fait un malaise et un de ses proches appelle les pompiers. Ces derniers se rendent chez sa famille, accompagnés de gendarmes. Ils y sont mal accueillis, et sont pris dans les émeutes qui agitent les rues, ce qui sera traduit en « guet-apens » dans le langage des pompiers.

Le lendemain, les médias diffusent une annonce mensongère selon laquelle Adama serait mort d’une crise cardiaque. Dans le quartier, il n’est plus possible de sortir de chez soi sans se prendre un contrôle ou autre coup de pression des flics. S’ensuivent alors deux nouvelles nuits d’émeutes, avec une grande variété de projectiles, dont des tirs de grenaille et à balles réelles.

Lorsqu’il est interrogé, l’enquêteur en chef de l’instruction sur les émeutes dit de manière explicite qu’il pense que la famille Traoré a organisé les émeutes. Les flics ont étudié le TAJ (traitement des antécédents judiciaires) de toute la fratrie et fait des recherches sur les co-auteurs connus liés à ce fichier.

Il y a collusion entre trois enquêtes. L’enquête sur les tirs à l’arme à feu pendant les émeutes qui donne lieu à ce procès, celle sur la mort d’Adama, et la troisième pour rébellion à l’encontre d’Adama, ouverte après la mort de ce dernier. Un même gendarme (Cyril Dubois) a été enquêteur dans les trois affaires, et était présent pendant les émeutes. Les enquêteurs pour la supposée rébellion d’Adama sont aussi parties civiles dans le procès. Ils endossent à peu près tous les rôles, bourreaux, enquêteurs, victimes, témoins.

De manière générale, dans les vidéos ou dans les témoignages des uns et des autres, on voit bien que ça n’est pas que quelques personnes qui tirent sur les gendarmes. Il y a du monde dans la rue, des poubelles en feu, des tirs de mortier d’artifices, des cailloux, etc. Dans certaines vidéos, on voit des gens qui se baladent leur arme à la main, et on voit que celleux qu’ils croisent ne s’en formalisent pas, ça fait partie de la normalité du zbeul général.

Cette adhésion à l’émeute s’est retrouvée au fil des audiences au cours desquelles la tendance générale était de donner des raisons à ces soirées émeutières. Même si certain-es appuient sur la douleur causée par la mort d’Adama pour expliquer un moment passager de violence, on entend aussi dire qu’iels ne voulaient plus voir de flics dans leur quartier ce soir-là, qu’iels ont cherché à les effrayer car leur présence était indécente. Rappelons qu’un des accusé-es a dit qu’il regrettait de n’avoir rien fait, et qu’il était reconnaissant envers ceux qui ont attaqué les gendarmes. Il y a aussi la colère causée par les médias qui parlent d’un accident et qui bien sûr disculpent les gendarmes. L’émeute est alors un moyen de faire entendre un autre discours. Même si le discours au sujet de l’émeute reste ambivalent, du type « je ne cautionne pas mais je trouve ça légitime » l’absence de confiance dans la Justice et l’envie de vengeance ressortent clairement.

Questions de soutien et de solidarité

De toute évidence on peut dire que les flics ont réussi leur coup en jouant avec les poukaveries et les auto-incriminations. Toutes les prévenu-es se sont fait plus ou moins rouler, participant, parfois malgré elleux, à la progression de l’enquête. Beaucoup se sont trouvé-es de bonnes raisons de balancer ou de se différencier d’autres. Ce qui nous rappelle que son meilleur ennemi face à la justice, c’est parfois soi-même ou les autres accusé-es, et qu’en deçà même des considé­rations éthiques à propos du fait de balancer son voisin, le fait de par­ler pendant l’instruction constitue une stratégie de laquelle l’accusa­tion tire toujours parti.

Dans ce contexte, ça pose tout plein de questions de faire vivre une solidarité « avec les actes » qui apparaît nécessaire, pour appuyer la révolte comme pour porter un discours contre ce monde de flics, perspectives dans laquelle cette brochure est façonnée. En effet, bien qu’on soit solidaires de l’émeute, et sans présager de l’empathie qu’on pourrait avoir pour certaines des personnes inculpées, on ne peut pas caution­ner les comportements de balance.

Une piste serait d’essayer de distinguer la question du soutien de celle de la solidarité. Le soutien, qu’il soit matériel ou émotionnel, s’exerce nécessairement envers des individus (lettres, mandats, parloirs, relais juridique, etc). De fait, il existe aussi en dehors de perspectives révolutionnaires et se réfléchit alors à l’aune de l’éthique et des affects de chacun-e, en fonction de chaque situation.

La solidarité, elle, s’exprime publiquement lorsqu’un acte s’inscrit dans une perspective qu’on partage et parce qu’on a envie qu’un max de gens soient au courant et puissent s’en saisir. C’est une manière de dire qu’à nos yeux, cet acte en appelle d’autres et que par échos, contagion ou multiplication, on espère mettre à bas ce monde et tous les rapports d’autorité qui le constituent. C’est pourquoi la solidarité peut porter au-delà des personnes sous le joug de la répression. On pourrait par exemple parler de solidarité critique, qui permet d’émettre des ré­serves quant à certains comportements des individus ou certaines ac­tions, tout en se montrant solidaire des actes ou des perspectives. En allant dans ce sens, la proposition « la solidarité, c’est l’attaque » permet une continuité avec les actes qui nous parlent, sans préjuger du soutien à des individus réprimé-es. Voire en se permettant de mar­quer ses différences, sans jamais crier au loup avec les procs, flics et juges.

Lorsqu’on soutient un individu dans une perspective solidaire, notamment pour ne pas le laisser sur le carreau face à la répression, la question peut se corser. On ne saurait réduire une personne à un acte de révolte, et la question de la soutenir nous renvoie à d’autres aspects de sa personne justement. L’enjeu n’est pas d’hé­roïser les personnes ou de fantasmer un groupe homogène de per­sonnes qui se révolteraient identiquement. Pour autant, il n’est pas souhaitable de conditionner le soutien solidaire à une enquête de personnalité qui nous renverrait dans le camp des procs et des flics. Pas non plus de le faire uniquement pour des gens que l’on connaît ou qui communiquent leurs idées. Combien de personnes avec des discours clairement anti-autoritaires ont fait de graves erreurs devant la justice ? Combien se sont comportées comme des merdes en dehors de leur histoire de répression ?

Dans notre tension vers la liberté, on a sans doute à affronter d’éventuelles contradictions et des questions complexes, en évitant de se cacher derrière des réponses idéologiques ou faciles, et sans traquer les erreurs individuelles, ni les ignorer lorsqu’elles apparaissent. Pour que les luttes ne s’arrêtent pas aux portes du commissariat, pour ne pas se retrouver isolé-es face à la répression, créer des liens, réussir à poser les problèmes, être sincères avec les personnes qui font face à l’accusation judiciaire, comme avec les autres personnes qui se montrent solidaires, semblent être des pistes à creuser. Dans tous les cas, qu’elles viennent de compagnon-ne-s comme d’inconnu-e-s, réussir à faire vivre ces actions pour ne pas les laisser tomber dans l’oubli.

Pour se donner de la force et faire vivre la révolte !

[1La subornation de témoin est la tentative d’obtenir un faux témoignage ou une absence de témoignage par tous les moyens possibles. C’est un délit qui peut être puni d’une peine maximale de trois ans de taule et 45000€ d’amende.

[2Quand on parle de grenaille, on parle d’une cartouche contenant des billes de plomb (qui se dispersent et ne sont létales qu’à courte portée). Elles sont faites pour le petit bétail. On peut les trouver par exemple au rayon chasse de certains Décathlon. Une balle « slug », par contre, est une cartouche contenant une balle bien plus létale, et on ne la trouve qu’en armurerie. Elle sert pour le plus gros gibier et les conflits armés.


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