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Contributions d’Alfredo Cospito au débat sur la lutte contre le nucléaire

mis en ligne le 1er février 2023 - Alfredo Cospito

Contribution à l’occasion des 3e journées anti-carcérales, à Bure, du 2 au 8 mars 2020

Dans l’écrit suivant, bien que votre initiative soit une initiative anti-carcérale, je ne mentionnerai que brièvement ma situation actuelle de prisonnier anarchiste. Pour deux raisons : la première est que je ne veux pas manquer l’occasion de m’exprimer sur la lutte de « Bure », sachant que beaucoup d’entre vous participent à cette lutte et que je la ressens comme la mienne ainsi que toutes les luttes contre le monstre nucléaire. L’autre raison est que je veux souligner le fait que lorsque l’un de nous se retrouve à l’intérieur, la meilleure façon de résister est de continuer les luttes pour lesquelles on s’est retrouvé « enchaîné » et vous me donnez cette opportunité. Je ne sais pas grand-chose de la situation de la lutte anti-carcérale en France. Je pourrais donc dire des bêtises, c’est pourquoi je joins ma contribution à une réunion anti-carcérale qui se déroule ces mêmes jours à Naples en Italie, peut-être que les choses ne sont pas si différentes de nous, et les mêmes considérations (à la distinction des faits) peuvent aussi s’appliquer à vous. Je vous remercie beaucoup pour cette opportunité que vous me donnez.

C’est un grand honneur pour moi (terroriste anarchiste actuellement détenu dans une cellule d’une prison italienne) de contribuer par un écrit (bien que modeste) à votre lutte, que je ressens également comme la mienne. Je commence par me présenter, il y a 8 ans j’ai tiré dans les jambes du PDG d’Ansaldo Nucleare, concepteur et constructeur de centrales nucléaires. Il est bon de savoir que l’Italie, même si elle n’a pas de centrales nucléaires, les exporte en toute tranquillité vers des pays comme la Roumanie, la Croatie, l’Albanie… L’objectif de cette action était de revitaliser le mouvement antinucléaire en Italie, en donnant une accélération agressive à la lutte contre le système techno-industriel. Par une action « retentissante », nous voulions montrer que les anarchistes pouvaient frapper dans la « chair vivante » l’un des principaux responsables de la relance de l’énergie nucléaire dans « notre » pays. Pour une fois, nous ne nous sommes pas « limités » à la seule action destructrice contre les choses, mais nous avons pris une autre direction en frappant directement les responsables de la destruction de « notre » planète. Nous avons revendiqué cette action avec l’acronyme « Nucleo Olga (FAI-FRI) ».

Nous voulions rendre les différentes perspectives évidentes dans leur faisabilité et stimuler une plus grande ouverture aux différentes formes et pratiques de l’action écologique anarchiste. Refuser le tabou selon lequel seules les actions contre les choses pourraient avoir une justification. Remettre en cause la conviction absurde de l’inviolabilité absolue de la vie humaine, même celle de ceux qui, au nom de la science du progrès, font des massacres. L’objectif n’a été que marginalement atteint (même s’il a fait réfléchir de nombreux-ses compagnon-nes) parce que la pratique de l’action « multiforme » n’a pas encore été pleinement comprise (du moins ici en Italie) et d’autant moins pratiquée dans toute sa potentialité et que de nombreux préjugés subsistent encore. Beaucoup de gens voient (aujourd’hui encore) une opposition entre des actions revendicatives et des actions non-revendicatives, entre des barrages « pacifiques » et des affrontements de rue, entre des attaques contre des personnes et des attaques contre des choses, entre l’utilisation d’acronymes persistants pour donner une continuité (comme FAI-FRI) et d’acronymes temporaires… Peu de gens se rendent compte que toutes ces pratiques ont leur propre raison, leur propre but spécifique et ne sont pas nécessairement en conflit les unes avec les autres. Et dans certaines situations (comme à Bure), si elles sont pratiquées sans préjugés, elles se complètent et deviennent réellement efficaces, dévastatrices et désorientent le pouvoir. Ceci, bien sûr, si on ne crie pas à l’« excommunion » lorsqu’une action va plus loin, frappant plus fort. Ce sont toutes des pratiques qui, si elles se poursuivent en parallèle, sans se contredire et sans s’opposer les unes aux autres, peuvent faire la différence, atteindre l’objectif. L’absence de l’une de ces pratiques affaiblit la force de toutes. L’important est qu’elles contiennent le rejet de toute contamination institutionnelle, sinon cela devient une acceptation du système, seulement des palliatifs contre-productifs. Une lutte spécifique sur un territoire circonscrit comme celui de « Bure » peut être renforcée non seulement par des actions dans le reste du pays mais plus loin encore. Il suffit de penser à cette sorte d’ « internationale noire » qui, sans avoir besoin d’une organisation centralisatrice, a prouvé à maintes reprises qu’elle avait la force de soutenir « nos » luttes de l’extérieur (des quatre coins du monde). Je ne me lasserai jamais de le dire, au risque de devenir répétitif, nous les anarchistes, nous avons une arme puissante d’une efficacité extraordinaire dans sa simplicité : le « groupe affinitaire ». Des compas lié-es par une profonde affection et confiance qui décident de passer à l’action, de frapper et de rentrer sains et saufs, puis de frapper à nouveau. Le « groupe affinitaire » lorsqu’il se fait « groupe d’action » trouve son sens le plus fort dans l’action illégale, destructrice et risquée. Ces groupes ne dépendent pas des assemblées plénières, ils sont autre chose, ils n’ont rien à voir avec l’organisation, ils vivent de gestes libérateurs, destructeurs et peuvent devenir vraiment dangereux pour le système. Surtout lorsqu’elles n’incluent pas le mépris ou la supériorité envers les gens et leurs assemblées de lutte. Lorsque l’action individuelle ou de petits groupes n’est pas antagoniste à la lutte « populaire », elle la renforce, elle la pousse plus loin. L’action violente et armée n’est qu’une partie (importante) de la vie d’un-e anarchiste, et il n’y a rien de contradictoire à se retrouver après avoir agi aux côtés des « gens » dans une assemblée pour avoir son mot à dire, ou sur une barricade ou un blocage routier, la seule chose à éviter a priori c’est le dialogue avec le pouvoir, avec les institutions. Mais ces constatations sont inutiles, car c’est précisément de France que sont venus ces dernières années des exemples très clairs de mise en pratique de l’ « informalité » et de l’action directe généralisée. Les nouvelles des actions menées dans votre région du monde nous parviennent constamment (même à l’intérieur de ces quatre murs), nous donnant des idées et nourrissant notre enthousiasme. Je conclus ce discours en vous disant que même en Italie, il existe des dépôts épars de déchets nucléaires, ces dernières années l’État a décidé de les rassembler tous sur un seul site. Dans le passé, il y a eu des tentatives pour arrêter le transport de déchets, par exemple dans la région du Val di Susa, les déchets venaient de France. Je suis convaincu que votre exemple sera important pour nous aussi. Il est clair pour tous qu’il s’agit d’une lutte pour la survie non seulement de notre espèce, mais de la vie même de « notre » planète, la nature risquant jour après jour d’être « monstrifiée ». La science et la technologie nucléaires bouleversent l’ordre chaotique de la nature depuis ses fondements. Nous n’avons pas beaucoup de temps et si nous voulons vraiment changer les choses et inverser ce processus autodestructeur. Nous ne devons pas, et surtout, nous ne pouvons plus fixer de limites à l’action, nous devons surmonter les craintes, abandonner les scrupules, et foncer.

Alfredo Cospito
Février 2020

Contribution pour la rencontre « Vous lui donnez vingt ans, nous lui donnons la parole », au Circolaccio Anarchico, à Spoleto (Italie), le 20 mars 2021

Ce texte est l’intervention de l’anarchiste emprisonné Alfredo Cospito, à l’occasion du débat sur la lutte contre le nucléaire, qui a eu lieu lors de la rencontre « Vous lui donnez vingt ans, nous lui donnons la parole », au Circolaccio Anarchico, à Spoleto (Italie), le 20 mars 2021.

Publié en italien sur malacoda.noblogs.org le 20 mars 2021.
Première traduction en français sur attaque.noblogs.org le 24 avril 2021.
Corrections de traduction en novembre 2022 et janvier 2023.

On m’a demandé de faire une intervention, après la projection de ce film sur la tragédie de Tchernobyl.

Que dire ?

J’ai passé les neuf dernières années de ma vie enfermé dans une cellule parce que, avec un compagnon, j’ai tiré sur l’un des plus importants responsables du nucléaire en Italie à l’époque. Nous l’avons fait parce que nous ne voulions pas qu’il arrive chez nous ce que vous avez vu dans ce film. Très simpliste comme motivation, mais c’est vraiment arrivé comme ça.

Ça en valait la peine ?

J’aime penser que notre action, bien qu’isolée, a eu son poids. La seule chose sûre c’est que des actions de ce type ne seront jamais, d’aucune manière, récupérées par le système. Elles peuvent être diabolisées, mais jamais récupérées, ni encore moins effacées, puisqu’elles posent un clivage clair avec le pouvoir et, à mon avis, c’est plus que suffisant pour tout mettre en jeu, sa liberté et aussi sa vie.

Oui ! En fin de compte, ça en valait la peine.

Nous ne voulions pas le tuer, seulement le blesser, afin de bâtir un mur indépassable devant le cynisme technologique et meurtrier de scientifiques et politiciens sans scrupules : « Vous n’irez pas plus loin, vous n’allez pas faire revenir le nucléaire en Italie [1], sinon nous allons nous y opposer par tous les moyens ».

Il y a neuf ans, quand nous avons frappé, la possibilité d’un retour du nucléaire en Italie semblait fortement possible. Peu avant, le désastre de Fukushima avait eu lieu ; des années de luttes contre le nucléaire semblaient voir le risque d’être effacées dans « notre » pays, et cela dans le silence le plus complet. À cette époque-là, et encore aujourd’hui, l’Italie, par le biais d’Ansaldo Nucleare, participait à la construction de centrales nucléaires dans des pays comme la Roumanie et l’Albanie. Peu avant notre action, deux ouvriers étaient morts dans un accident, lors de travaux de construction, dans l’un de ces chantiers. En Italie, personne n’en parlait, à l’exception de quelques utopistes écologistes et anarchistes, qui craignaient un retour des centrales sur « notre » territoire, et de nombreux partis politiques soutenaient cette perspective cauchemar-desque. Je ne me fais certes pas d’illusions sur le fait que notre geste ait bloqué le retour du nucléaire en Italie, mais on leur a quand même un peu filé la trouille. Notre contribution, bien que limitée, nous l’avons portée, elle a eu son poids et je ne crois pas que ce soit aussi négligeable que ce qu’on a voulu nous faire croire.

Aujourd’hui, l’État italien doit forcément « éliminer » les déchets nucléaires des anciennes centrales désaffectées et cacher sous le tapis, en Piemonte, Sardegna, Toscana, Lazio, Puglia, Basilicata, Sicilia, 78000 mètres cubes de déchets radioactifs. Ils font passer cela pour l’« élimination » de déchets à basse intensité de radioactivité, tels que les produits à rayons X et autre matériel médical, mais en réalité ils essayent de faire passer en cachette surtout l’« élimination » de matériels radioactifs autrement plus dangereux : les déchets des anciennes centrales.

Je veux être clair, la solution ne peut pas être celle d’envoyer nos déchets en dehors d’Italie, peut-être en Afrique, comme cela a déjà été fait par le passé, en utilisant les pays les plus pauvres comme une déchetterie pour notre merde nucléaire. Un mouvement « écologiste » qui pousserait dans un tel sens est un « écologisme » bourgeois et dégueulasse. Ceux qui s’opposent aux dépôts de déchets radioactifs parce que la valeur de leur propriété en serait abaissée n’auront jamais ma confiance. C’est des personnes de ce genre qui ont fait entrer la politique la plus vile dans le mouvement contre le TAV [2]. Elles sont toujours prêtes à brader les luttes, à se dissocier des actions. Nous ne pouvons pas nous appuyer sur de tels instincts bourgeois et nous ne pourrons pas faire semblant de ne pas voir, quand les maires et les institutions locales de ces villages demanderont des dédommagements ou pleureront à cause de leurs propriétés, de leur commerces, de leurs pertes économiques. Avoir, encore une fois, affaire à de tels personnages serait désastreux. Un vieux proverbe juif disait « L’être humain est le seul animal qui arrive à trébucher deux fois sur la même pierre ».

Il serait idiot et contre-productif que ce soit nous qui cherchions les « solutions », les palliatifs pour rendre la technologie plus acceptable, plus « écologique ». Nous nous opposons aux centrales nucléaires autant que nous nous opposons aux éoliennes, dans ce domaine les demi-mesures n’existent pas. La seule solution définitive et réelle au problème des déchets nucléaires est celle de lutter par tous les moyens afin que les centrales nucléaires ferment, partout. Nous ne pouvons pas tourner autour du pot, c’est une question de vie ou de mort. La planète est en train de mourir, il y a une seule chose à faire : détruire depuis l’intérieur la société technologique et capitaliste où nous sommes obligé.e.s de vivre. Il est inutile de s’enfuir, le fait de se construire un petit paradis sur Terre est hypocrite : même si nous ne le voulons pas, nous devenons complices ; il est criminel de chercher des palliatifs, de se faire des illusions sur une technologie qui puisse devenir « écologique ». Ce n’est pas le nombre de participant.e.s à une manifestation qui nous fera obtenir des résultats, mais la force et la radicalité de nos actions. Voilà une de nos caractéristiques : en tant qu’anarchistes, nous visons le qualitatif, pas forcément le nombre de personnes qui marchent derrière une banderole, mais la qualité des actions, de notre vie. Les gens arriveront, mais cela dépendra de notre cohérence et de l’honnêteté de nos intentions et aussi de notre projectualité révolutionnaire. Le premier obstacle que nous rencontrons dans ce domaine est toujours le même : l’écologisme populiste bourgeois.

En disant cela, je ne veux pas affirmer qu’il faut s’isoler, nous luttons bien entendu aux côtés des personnes qui sont directement concernées par ces dépôts, nous participons à des manifestations et à des rassemblements, mais nous ne sacrifions pas notre point de vue à la « réalité », au compromis. Nous essayons d’être toujours critiques vis-à-vis de ceux qui sont à nos côtés et, surtout, nous ne limitons pas nos actions au nom d’une supposée incompréhension de la part des gens.

Nous participons aux assemblées populaires (s’il y en a) mais nous ne cachons pas notre but réel, la destruction de la société technologique, la construction d’une société libérée de l’État.

Souvenons-nous aussi que, lorsque nous agissons en dehors des décisions prises en assemblée, nous ne causons pas de préjudice à la collectivité en lutte, mais nous exprimons simplement le fait que nous sommes des anarchistes.

Ne nous dissocions pas, au nom d’une lutte commune, des actions violentes qui ont lieu, si jamais elles ont lieu, même si nous ne le partageons pas. Renonçons aux faux bénéfices (aux conforts) que cette société pourrie nous « offre », essayons d’être cohérent.e.s.

Voilà ce que je pense être les quelques enseignements que les luttes « sociales » écologistes nous ont offerts, ces dernières décennies.

Peut-être qu’une nouvelle occasion pointe son nez, une occasion à ne pas louper ; je suis fermement convaincu qu’il suffirait de ne pas répéter les erreurs habituelles, pour arriver à des résultats inespérés.

On pourrait résumer tout mon long soliloque en un concept très simple : « multiformité des actions, sans idées préconçues ni limites ».

Finissons-en avec la paranoïa à propos de l’avant-garde, de la spectacularisation des actions : que chacun.e agisse comme bon lui semble, tout s’harmonisera dans un « ensemble », et surtout, dissocions-nous des dissociations.

Je suis sûrement allé « hors sujet », mais je pense quand-même que parmi vous il y a des anarchistes. Mon discours c’est le discours d’un anarchiste, adressé surtout à des anarchistes, mais j’espère qu’il pourra avoir été saisi par tout le monde, même s’il s’agit d’un point de vue « particulier ».

Ce qui est sûr, c’est que les problèmes que nous avons affronté aujourd’hui touchent tout le monde, la vie de tout le monde.

J’aimerais beaucoup participer à ce débat, là-bas avec vous, mais ça m’est impossible, indépendamment de ma volonté.

Une salutation anarchiste et révolutionnaire,

Alfredo Cospito
prison de Ferrara

[1Note d’Attaque : un referendum, en novembre 1987, a imposé la fermeture des quatre centrales électronucléaires en Italie, qui ont été effectivement éteintes en 1990. A partir de 2005, patrons et politiciens ont commencé à proposer l’ouverture de nouvelles centrales. En juin 2011, un autre referendum ferme la porte à cette possibilité. Néanmoins, il ne faut pas oublier que ENEL, l’EdF italien, possède des centrales électronucléaires dans d’autres pays (Espagne, des pays de l’Europe de l’Est) et qu’Ansaldo Nucleare construit des centrales à l’étranger.

[2Note d’Attaque : Train à grande vitesse, en Val di Susa.


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