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Parution du n°2 du zine féministe « Hors Je(u) »

mis en ligne le 5 août 2018 - Hors-Je(u)

Hors-Je(u) est un fanzine féministe qui recueille les récits et les témoignages de femmes et de personnes opprimées du genre. Hors-je(u) parce qu’elles se retrouvent trop souvent sur le banc de touche ou sont prises pour le ballon de foot...
Le n°1 est trouvable ici.

Le PDF du n°2 est téléchargeable .

Contact : hors-jeu@@@laposte.net

Édito du n°2

Nous sentons bien que si “jeu” il y a, trop
souvent “je” n’y ai pas ma place, si ce n’est sur
le banc de touche. La plupart du temps, nous
sommes les spectatrices d’un match auquel
nous ne pouvons pas participer, et quand nous
le faisons, nous risquons d’être utilisées comme
ballon. Cantonnées à des places d’observatrices
passives par nos patrons, nos mecs ou nos darons,
nous apprenons rapidement à ne pas nous faire
remarquer, à disparaître, jusqu’à en nourrir de
la frustration ou de la rage. Le quotidien pèse
lourd, nous façonne profondément, et quand
nous parvenons à nous en extraire, cela nous fait
l’effet d’instants rares et volés. Il nous est donc
apparu nécessaire de constituer notre propre
équipe, de délimiter ou d’inventer nos propres
terrains de jeu. De nous rencontrer à plusieurs
“ je” dans l’intention de dessiner un “ nous”. De
nous mettre hors-jeu sans attendre que l’arbitre
nous siffle et nous donne un carton
rouge.

Quand on sort de nos histoires
individuelles, quand on
les confronte à d’autres,
on se rend compte que les
merdes dans lesquelles
nous sommes engluées
ressemblent trop à
celles de nos copines,
frangines, collègues
et mères pour être
dues au hasard.
En nous
parlant, nous avons vite compris que nous ne
sommes pas seules à avoir vécu des rapports
sexuels non consentis, à être assignées au soin
et au bien-être des autres, à abandonner trop
facilement une conversation entre amies si un
homme nous interrompt, à manquer cruellement
de confiance en soi, ou à avoir été agressée. Pour
nous, être une femme signifie être coincée dans
des rôles prescrits. Être une femme n’a rien à voir
avec le fait d’avoir des seins, un utérus, ou des
ovaires, c’est être assignée à une certaine place
dans le système d’oppression qu’est le patriarcat.
Être une femme n’est pas uniquement un destin
biologique.

Les femmes, et celles qui sont désignées comme
telles, forment une classe sociale : la classe sociale
des opprimés du genre. Le genre étant le rôle
sexué que la société nous attribue. Dès l’instant où
nous comprenons cela, nous devons nous poser
certaines questions : quels sont précisément
les injonctions genrées qui nous sont faites,
comment régissent-elles nos vies, comment les
perpétuons-nous, et enfin comment nous situer
par rapport à ces rôles qu’on nous oblige à jouer ?
Selon nous, s’extraire de sa classe de genre,
sortir de sa condition doit se faire en évitant
à tout prix de servir d’alibi pour maintenir un
système qui hiérarchise sexes, races et classes.
On ne se réjouit jamais non plus de voir des
femmes en écraser d’autres, s’émanciper seule
est un leurre. Nous prêtons le même pouvoir
de nuisance qu’à leurs homologues masculins
aux patronnes qui exploitent des prolétaires,
aux femmes de pouvoir qui édictent les lois, aux juges et procureuses qui défendent le régime de
la propriété privée, aux matonnes qui refusent
des serviettes hygiéniques à des prisonnières au
mitard, aux assistantes sociales qui inspectent des
domiciles et pratiquent la délation quotidienne
en rendant des rapports. Ces femmes partagent
des aspirations au pouvoir, et ont les moyens de
son exercice réel qui nuisent à l’émancipation de
toutes qui nuisent.

La société toute entière s’emploie à nous faire
croire que la voie institutionnelle est l’unique
moyen de s’en sortir. Rien ne nous paraît plus
dangereux que de devoir affronter seule un fait
social. Celles qui tentent de porter plainte pour
viol dans un commissariat, celles qui demandent
un divorce pour violences conjugales, celles qui
veulent obtenir la garde de leur enfant le savent.
Comme le disent des femmes kurdes de Syrie :
“ Les féministes en Occident ont largement
renoncé à s’affranchir du capitalisme et des
institutions d’État, au point de concevoir leurs
luttes avant tout en terme de “ droits” individuels
garantis par l’État”. Nous ne nous reconnaissons
pas dans un féminisme compatible avec l’État,
un féminisme capable de s’épanouir dans une
société fondée sur des divisions de classe et
de race, dans ce monde de prisons, d’hôpitaux
psychiatriques, de centres de rétention, d’usines
et de centrales nucléaires.

Nous choisissons de créer des moments
de non-mixité, de construire de la sororité
concrète et matérielle car toutes nous avons
besoin de pouvoir réfléchir, danser, parler de nos
sexualités, faire du sport, écrire sans être sous
le regard des hommes, survivre matériellement,
nous défendre, ou autant que possible, vivre
sans devoir recourir aux administrations. Il faut de toute urgence créer des groupes non-mixtes car plus l’expérience du commun est vécue,
concrète, quotidienne, plus la solidarité devient
réelle. Et gardons à l’esprit que nous n’avons
aucun compte à rendre à celles et ceux qui ne
regardent pas l’émancipation des opprimé.es
comme un mouvement aussi joli que nécessaire.
Nous dessinons un féminisme en creux, en
essayant par tous les moyens de nous dépêtrer
du jeu social comme on secouerait un bout
de scotch collé à son doigt. Nous sommes
certaines que nous ne serons jamais arrivées,
que l’émancipation est un chemin, éternellement
raturé, perpétuel brouillon de prochaines
tentatives. Notre féminisme est une forme
de conscience sociale, exactement comme la
conscience de classe.

Hors-je(u) est le fruit de la rencontre de
plusieurs copines. Et ce fanzine est en train de
nous constituer en tant que groupe car nous
devons créer des moyens matériels, trouver
des lieux et du temps pour nous réunir, écrire
et vivre ensemble. Nous constatons jour après
jour qu’avoir du temps c’est du luxe, que faire un
fanzine nécessite toute une organisation. Tout
cela nous transforme et transforme nos rapports
aux autres. Notre féminisme est forcément
existentiel au sens où il s’insinue dans tous
les pans de nos vies, et leur donne des formes
nouvelles.

C’est au printemps 2018 que nous parlons du mouvement social de 2016 contre la Loi Travail, car nous serons toujours en retard sur l’actualité médiatique. Notre rapport à l’urgence dépend de nos conditions matérielles qui, si elles nous laissent de l’espace pour penser, ne nous permettent pas de d’y réagir immédiatement. Mais nous prenons aussi notre temps car nous croyons que les mouvements sociaux n’ont pas d’actualité, et que réfléchir et respirer avant de s’exprimer sont la moindre des choses face
à l’immonde tourbillon de la vie médiatique.
L’actualité ne veut rien dire. Sans recul il n’existe
que de multiples actualités qui s’entrechoquent
et se contredisent.

Hors-je(u) est essentiellement constitué de
témoignages et d’interviews. Nous n’en sommes
pas étonnées, le prisme dans lequel on a habitué
les femmes à percevoir le monde est bien leur
univers sensible. Nous n’avons pas les moyens de
l’universalité, et c’est tant mieux, car c’est l’arme
idéologique de tous les colons, historiquement.
Contre les dominants qui discréditent les formes
de discours subjectifs, nous trouvons important
de leur donner faire une place de choix. Nos
parcours singuliers ne sont pas des histoires
de bonne femme mais bien la tentative de
cartographier un système.

Alors, bien sûr, notre territoire a ses limites et
ce que contient ce fanzine nous ressemble. En
terme de plus petit dénominateur commun, nous
sommes plutôt trentenaires, plutôt blanches,
plutôt célibataires et sans enfant, plus ou moins
hétérosexuelles. Si tu ne te reconnais pas dans
ce que tu vas lire, alors c’est la meilleure raison
de délimiter ton terrain de jeu, de choisir tes
complices et d’inventer ensemble vos propres
règles. Qui sait, on se rencontrera peut-être sur
les prochains gros matchs ou aux tournois de
quartier, sur des gradins à boire des coups ou à
pourrir l’arbitre.

Car, pour construire un monde commun, nous
avons besoin, comme le dit Adrienne Rich, de
“[...] nous demander comment nous pouvons
rendre les conditions du travail plus fructueuses,
non seulement pour nous-mêmes, mais l’une
pour l’autre. Ce n’est pas une question de
générosité. Ce n’est pas la générosité qui fait que
les femmes en communauté se soutiennent et se
nourrissent mutuellement. C’est plutôt ce que
Whitman a appelé ’le besoin de la compagnie
de mes égaux’ (égales), le désir d’un contexte
dans lequel nos propres efforts seront amplifiés,
vivifiés, rendus plus lucides, par ceux de nos
pair.es.”

Bonne lecture !



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