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La reproduction de la vie quotidienne

mis en ligne le 20 septembre 2011 - Fredy Perlman

L’activité quotidienne des esclaves reproduit l’esclavage. Par leur activité quotidienne, les esclaves ne se reproduisent pas seulement physiquement eux-mêmes et leurs maîtres, ils reproduisent également les instruments par lesquels leurs maîtres les oppriment, ainsi que leurs propres habitudes de soumission à l’autorité du maître. Pour les hommes vivant dans une société fondée sur l’esclavage, le rapport maître-esclave semble à la fois naturel et éternel. Pourtant, les hommes ne naissent pas maîtres ou esclaves. L’esclavage est une forme sociale spécifique à laquelle les hommes sont soumis exclusivement dans des conditions matérielles et historiques déterminées.

L’activité quotidienne concrète des salariés reproduit le salariat et le capital. Par leurs activités quotidiennes, les hommes « modernes », comme les membres d’une tribu ou les esclaves, reproduisent les habitudes, leurs relations sociales et les idées de leur société, ils reproduisent la forme sociale de la vie quotidienne. De même que le système tribal et l’esclavage, le système capitaliste n’est ni la forme naturelle, ni la forme définitive de la société humaine. Comme les formes sociales précédentes, le capitalisme est la réponse spécifique à des conditions matérielles et historiques données.

Contrairement aux formes précédentes d’activité sociale, la vie quotidienne dans la société capitaliste transforme systématiquement les conditions matérielles auxquelles le capitalisme répondait à l’origine. Certaines limites matérielles à l’activité humaine sont progressivement maîtrisées. A un degré élevé d’industrialisation, l’activité concrète crée ses propres conditions matérielles ainsi que sa forme sociale. Ainsi, l’objet de notre analyse ne doit pas se limiter à la manière par laquelle l’activité concrète dans la société capitaliste reproduit cette société capitaliste, mais aussi aux raisons qui font que cette activité elle-même supprime les conditions matérielles auxquelles répond le capitalisme.

La vie quotidienne dans la société capitaliste

La forme sociale de l’activité dans le système capitaliste répond à une certaine situation matérielle et historique.

Les conditions matérielles et historiques expliquent l’origine de la forme capitaliste, mais pas la raison pour laquelle cette forme perdure alors que la situation initiale a disparu. Le concept de « retard culturel » n’explique rien de la continuité d’une forme sociale après la disparition des conditions auxquelles elle répondait. Un tel concept n’est pour ainsi dire qu’une façon de désigner la persistance de cette forme sociale. En brandissant le concept de « retard culturel » pour désigner une « force sociale » qui détermine l’activité humaine, on entretient la confusion qui voudrait faire passer le résultat de l’activité des gens pour une force externe, hors de leur portée. Ceci n’est pas seulement vrai pour un concept comme le « retard culturel ». De nombreux termes utilisés par Marx pour décrire l’activité humaine ont été élevés au statut de forces externes et même « naturelles » déterminant cette activité ; ainsi des concepts comme « lutte des classes », « rapports de production » et en particulier la « Dialectique » jouent le même rôle dans les théories de certains « marxistes » que le « Péché Originel », « le Destin », « La Main de la Destinée » jouaient dans les théories des mystificateurs médiévaux.

En effectuant leurs activités quotidiennes, les membres de la société capitaliste accomplissent simultanément deux processus : ils reproduisent la forme de leur activité, et ils éliminent les conditions matérielles auxquelles cette activité répondait à l’origine. Mais ils ne savent pas qu’ils accomplissent ces processus ; leur propre activité demeure opaque à leurs propres yeux. Ils croient que leurs activités répondent à des conditions naturelles qu’ils ne peuvent maîtriser, et ne voient pas qu’ils génèrent eux-mêmes ces conditions. Le rôle de l’idéologie capitaliste est de maintenir le voile qui empêche la compréhension de l’activité en ce qu’elle reproduit la forme de la vie quotidienne ; le rôle de la théorie critique est de dévoiler les activités de la vie quotidienne, de les rendre transparentes, de faire apparaître la reproduction de la forme sociale du capitalisme dans les activités quotidiennes.

Sous la loi du capitalisme, la vie quotidienne consiste en des activités connexes qui reproduisent et étendent la forme capitaliste de l’activité sociale. La vente du temps de travail contre une somme d’argent (un salaire), l’incarnation du temps de travail en marchandises (biens de consommation, tangibles ou intangibles), la consommation des marchandises tangibles ou intangibles (les produits et les images à consommer) – ces activités qui caractérisent la vie quotidienne dans la société capitaliste ne sont pas des manifestations de la « nature humaine », pas plus qu’elle ne sont imposées aux hommes par des forces incontrôlables.

On considère qu’il est dans la « nature » de l’homme d’être parfois le membre passif d’une tribu et une autre fois un jeune cadre dynamique, parfois un esclave soumis et parfois un artisan consciencieux, un chasseur autonome ou un salarié dépendant. S’il en est ainsi, soit le concept de « nature humaine » est un concept creux, soit la « nature » de l’homme dépend de conditions matérielles et historiques, et est en fait une réponse à ces conditions.

Aliénation de l’Activité Vivante

Dans la société capitaliste, l’activité créatrice prend la forme de la production de marchandises, de la production de biens destinés à la vente, alors le résultat de l’activité humaine prend la forme de marchandises. La capacité à être marchandée ou rentable caractérise universellement toute activité concrète ou produit.

Les produits de l’activité humaine nécessaires à la survie prennent la forme de biens destinés à la vente : ils ne sont que disponibles contre de l’argent. Et l’argent n’est disponible qu’en échange de marchandises. Si un grand nombre d’hommes tiennent ces conventions pour légitimes, s’ils conviennent que les marchandises sont indispensables pour obtenir de l’argent, et que l’argent est indispensable à la survie, ils se trouvent enfermés dans un cercle vicieux. Puisqu’ils n’ont pas de biens, la seule issue qui s’offre à eux dans ce cercle est de se considérer, au moins partiellement, comme des marchandises. Et il s’agit, en effet, de la « solution » particulière que les hommes s’imposent à eux-mêmes lorsqu’ils sont confrontés à des conditions matérielles et historiques spécifiques. Ils n’échangent pas leur corps ou leurs membres contre de l’argent. Ils échangent le contenu créatif de leurs vies, leur activité quotidienne concrète, contre de l’argent.

Dès qu’ils ont accepté de l’argent en échange de leur existence, la vente de l’activité vivante devient une condition de leur survie physique et sociale. La vie s’échange contre de la survie. La création et la production en viennent à ne plus signifier qu’activité destinée à la vente. L’activité d’un homme n’est « productive », utile à la société, que lorsqu’elle peut être vendue. Et l’homme lui-même n’est un membre productif de la société que tant que les activités de sa vie quotidienne sont échangeables contre de l’argent. Quand sont communément acceptés les termes de cet échange, l’activité quotidienne prend la forme d’une prostitution universelle.

Le pouvoir créatif vendu, l’activité quotidienne vendue, prend la forme du travail. Le travail est dans l’histoire une forme spécifique d’activité humaine. Le travail est une activité abstraite qui n’a qu’une propriété : elle peut se vendre, s’échanger contre une quantité donnée d’argent. Le travail est une activité indifférente : indifférente à la tâche particulière accomplie et indifférente au sujet particulier qui en bénéficiera. Creuser, imprimer et sculpter sont des activités différentes, mais toutes trois sont du travail dans la société capitaliste. Le travail consiste simplement à « gagner de l’argent ». L’activité vivante qui prend la forme du travail est un moyen de gagner de l’argent. La vie devient un moyen de survie.

Cette inversion ironique n’est pas l’apogée dramatique d’un roman d’imagination ; c’est un fait de la vie quotidienne dans la société capitaliste. La survie, c’est-à-dire la préservation et la reproduction de soi-même, n’est pas le moyen, la condition nécessaire à une activité créatrice concrète, mais c’est précisément l’inverse qui se produit. L’activité créative sous la forme du travail, à savoir l’activité vendue, est une douloureuse nécessité pour survivre ; le travail est un moyen permettant la préservation et la reproduction de soi-même.

La vente de l’activité vivante entraîne une autre inversion. Par cette vente, le travail d’un individu devient la « propriété » d’un autre, il passe sous son contrôle. En d’autres termes, l’activité d’une personne devient l’activité d’un autre, celle de son propriétaire ; elle devient étrangère à la personne qui l’accomplit. Ainsi sa propre vie, la réalisation d’un individu dans le monde, la différence que son existence crée dans la vie de l’humanité, ne sont pas seulement transformées en travail, une condition douloureuse de survie ; elles sont transformées en activité aliénée, accomplie par celui qui achète ce travail. Dans la société capitaliste, les architectes, les ingénieurs, les ouvriers ne sont pas constructeurs ; seul celui qui achète leur travail construit ; leurs projets, calculs et mouvements leurs sont étrangers ; leur activité vivante, ce qu’ils accomplissent, lui appartiennent.

Les sociologues universitaires, qui trouvent naturel le fait que le travail se vende, comprennent cette aliénation du travail comme un sentiment : l’activité du travailleur lui « apparaît » étrangère, elle « semble » être contrôlée par quelqu’un d’autre. Pourtant n’importe quel travailleur peut expliquer au sociologue universitaire que l’aliénation n’est ni un sentiment ni une idée dans sa petite tête de travailleur, mais un fait réel concernant sa vie quotidienne. L’activité vendue est en fait étrangère au travailleur, son travail est en fait contrôlé par celui qui l’achète.

En échange de cette activité vendue, le travailleur gagne de l’argent, le moyen de survie agréé dans la société capitaliste. Avec cet argent il peut acheter des marchandises, des choses, mais il ne peut racheter son activité. Ceci révèle un « défaut » particulier de l’argent considéré comme « équivalent universel ». Quelqu’un peut vendre des marchandises contre de l’argent, et il peut racheter ces mêmes marchandises avec de l’argent. Il peut vendre son activité vivante contre de l’argent, mais il ne peut racheter son activité vivante avec de l’argent.

Avec son salaire, le travailleur achète avant tout des biens de consommation qui lui permettent de survivre, de reproduire sa force de travail afin de pouvoir continuer à la vendre, des spectacles, des objets d’admiration passive. Il n’existe pas dans le monde en tant qu’agent de sa transformation. Cependant, en tant que spectateur impuissant, il peut nommer cet état d’admiration impotente « bonheur », et, puisque le travail est une souffrance, il peut désirer le « bonheur », c’est-à-dire l’inaction, pour toute la durée de son existence (ce qui équivaut, ou peu s’en faut, à la condition d’un mort-né). Les marchandises, les spectacles le consument ; il dépense son énergie vivante en admiration béate ; il est consumé par les choses. En ce sens, plus il a de choses, moins il est. (Un individu peut surmonter cette mort-dans-la-vie en exerçant sa créativité de façon marginale ; mais la population ne le peut, à moins d’abolir la forme capitaliste d’activité concrète, à moins d’abolir le salariat et de désaliéner ainsi l’activité créatrice).

Le Fétichisme de la marchandise

En aliénant leur activité et en l’échangeant contre des marchandises, des réceptacles matériels du travail humain, les gens se reproduisent eux-mêmes et créent du Capital. Du point de vue de l’idéologie capitaliste, et en particulier de l’économie politique la plus classique, cette affirmation est fausse : les marchandises ne « sont pas le produit du travail seul » ; elles sont produites par les « facteurs de production » élémentaires, « La Terre, le Travail et le Capital », la Sainte Trinité capitaliste, et le « facteur » principal est évidemment le héros de ce conte : le Capital.

Le but de cette Trinité superficielle n’est pas l’analyse, car les Experts ne sont pas payés pour analyser. Ils sont payés pour obscurcir, pour masquer la forme sociale de l’activité concrète en régime capitaliste, pour jeter un voile sur le fait que les producteurs se reproduisent eux-mêmes, reproduisent leurs exploiteurs aussi bien que les instruments qui les asservissent. La formule de la Trinité n’atteint pas son objectif en convaincant. Il est évident que la terre n’est ni plus ni moins une marchandise que l’eau, l’air ou le soleil. De plus, le Capital, qui désigne à la fois la relation sociale entre travailleurs et capitalistes, les moyens de production possédés par les capitalistes et l’argent équivalent à ces moyens concrets et « intangibles » , ne produit rien de plus que les éjaculations arrangées pour la publication par les spécialistes de l’économie politique. Même les moyens de production, qui constituent le capital d’un capitaliste, ne sont des « facteurs de production » élémentaires que pour celui qui parvient à limiter son champ de vision à une seule entreprise, car une vision globale de l’économie dans son ensemble révèle que le capital d’un capitaliste est le réceptacle matériel du travail aliéné d’un autre capitaliste. Quoi qu’il en soit, bien que la formule de la Sainte Trinité ne convainque personne, elle réalise bien sa fonction de masque idéologique en déplaçant les termes de la question : au lieu de demander pourquoi l’activité des gens dans le système capitaliste prend la forme du travail salarié, les analystes potentiels de la vie quotidienne se trouvent transformés en néo-marxistes parfaitement académiques qui se préoccupent de savoir si, oui ou non, le travail est l’unique « facteur de production ».

L’économie politique (et l’idéologie capitaliste en général) considère la terre, l’argent, et les produits du travail comme des choses capables de créer de la valeur, de travailler pour ceux qui les possèdent, pour transformer le monde. C’est ce que Marx nomme le fétichisme qui caractérise les conceptions quotidiennes des individus, et qui est élevé au rang de dogme par les économistes. Pour l’économiste, les individus vivants sont des choses (« des facteurs de production »), et les choses vivent (puisque l’argent « travaille » et le capital « produit »).

Mais le fétiche est une chose morte, pas un être vivant ; il est dénué d’humanité. Le fétiche n’est rien d’autre qu’une chose pour laquelle, et par laquelle les relations capitalistes sont perpétuées. Le pouvoir mystérieux du Capital, son « pouvoir » de production, son humanité, ne réside pas en lui-même, mais dans le fait que les gens aliènent leur activité créatrice, qu’ils vendent leur travail aux capitalistes, qu’ils matérialisent ou réifient le travail en marchandises. En d’autres termes, les gens sont achetés par le produit de leur propre activité, pourtant ils considèrent leur activité comme celle du Capital, et leurs produits comme ceux du Capital. En projetant un pouvoir créatif sur le Capital et non sur leur propre activité, ils abandonnent leur activité vivante, leur vie quotidienne, au Capital ; il s’abandonnent quotidiennement à la personnification du Capital, au capitaliste. En vendant leur travail, en aliénant leur activité, les gens reproduisent les personnifications des formes dominantes d’activité en régime capitaliste, ils reproduisent le salarié et le capitaliste. Ils ne reproduisent pas simplement les individus physiquement, mais aussi socialement ; ils reproduisent des individus qui vendent leur force de travail, ainsi que d’autres qui possèdent les moyens de production ; ils reproduisent les individus et également les activités particulières de la vente comme de la propriété.

Chaque fois que les gens exercent une activité qu’ils n’ont pas définie et qu’ils ne contrôlent pas, chaque fois qu’ils achètent les biens qu’ils ont produit avec de l’argent reçu en échange de leur activité aliénée, chaque fois qu’ils admirent passivement les produits de leur propre activité comme des objets étrangers acquis grâce à leur argent, ils renforcent le Capital et suppriment leur propre existence.

Le but du processus est la reproduction des relations entre le travailleur et le capitaliste. Ce but ne se confond pas avec celui des individus engagés dans le processus. Leurs activités ne leur apparaissent pas clairement pour ce qu’elles sont ; ils ont les yeux fixés sur le fétiche qui se tient entre l’acte et son résultat. L’individu engagé dans ce processus est obsédé par des choses, précisément ces choses pour lesquelles les relations capitalistes existent. Le travailleur en tant que producteur cherche à échanger son travail quotidien contre un salaire, il cherche précisément la chose par laquelle sa relation au capitaliste est rétablie, ce par quoi il se reproduit lui-même en tant que salarié, et il reproduit l’autre en tant que capitaliste. Le travailleur en tant que consommateur échange son argent contre des produits du travail, c’est-à-dire précisément ce que le capitaliste doit vendre pour réaliser le Capital.

La transformation quotidienne de l’activité vivante en Capital est médiée par les choses, mais non point accomplie par les choses. Le fétichiste ne sait pas cela ; pour lui le travail et la terre, les instruments et l’argent, les entrepreneurs et les banquiers, sont tous des « facteurs » et des « agents ». Lorsqu’un chasseur portant une amulette abat une biche avec une pierre, il peut considérer l’amulette comme un « facteur » essentiel de son acte, et même de l’opportunité qui s’est présentée à lui sous la forme de ce gibier. S’il est un fétichiste responsable et bien éduqué, il consacrera un soin particulier à son amulette, la nourrira de sa dévotion. Afin d’améliorer les conditions matérielles de son existence, il redoublera d’attentions pour le fétiche, plus encore que pour sa propre aptitude à jeter la pierre. S’il y est contraint, il se peut même qu’il envoie l’amulette « chasser » pour lui. Il ne conçoit pas clairement ses propres activités quotidiennes : s’il mange bien, il ne fait pas le lien avec sa propre capacité à jeter la pierre, mais plutôt avec le pouvoir de l’amulette. S’il n’a rien à manger, il ne comprend pas que c’est sa propre obstination à adorer l’amulette alors qu’il aurait pu partir chasser, et non la colère du fétiche, qui le contraint à jeûner.

Le fétichisme des marchandises et de l’argent, la mystification et la religion de la vie quotidienne qui attribue une activité vivante aux choses inanimées n’est pas un caprice mental né dans l’imagination de l’humain : son origine réside dans la nature des relations sociales en régime capitaliste. Les hommes ne sont en fait, pas reliés entre eux par des choses. C’est au travers du fétiche qu’ils agissent collectivement, et qu’ils reproduisent leur activité. Mais le fétiche n’accomplit aucune activité. Le Capital ne transforme pas la matière première et ne produit aucun bien. Si l’activité vivante ne transformait pas la matière première, celle-ci demeurerait inerte – de la matière morte. Si les hommes ne persistaient pas à accepter de vendre leur activité vivante, l’impuissance du Capital serait manifeste. Le Capital cesserait d’exister. Son ultime pouvoir consisterait à rappeler aux gens une forme dévoyée de la vie quotidienne caractérisée par la prostitution universelle du quotidien.

Le travailleur aliène sa vie à la seule fin de la conserver. S’il ne vendait son activité vivante il n’obtiendrait aucun salaire et ne survivrait pas. Pourtant ce n’est pas le salaire qui institue l’aliénation comme condition de la survie. Si les hommes n’étaient pas disposés à vendre leurs vies, s’ils étaient enclins à prendre le contrôle de leurs activités propres, la prostitution universelle ne serait pas une condition de survie. C’est l’inclination des gens à continuer la vente de leur travail, et non pas les choses pour lesquelles ils le vendent, qui rend l’aliénation de l’activité vivante nécessaire à la préservation de la vie.

L’activité vivante vendue par le travailleur est achetée par le capitaliste. C’est cette seule activité vivante qui insuffle vie au Capital et le rend « productif ». Le capitaliste, possédant de la matière première et des moyens de production, présente les objets naturels et les produits de l’activité d’autrui comme sa « propriété privée ». Mais ce n’est pas le mystérieux pouvoir du Capital qui crée la « propriété privée » du capitaliste, c’est l’activité vivante qui crée la « propriété », et la forme de cette activité est ce qui en maintient le caractère « privé ».

La transformation de l’Activité Vivante en Capital

La transformation de l’activité vivante en Capital survient par l’intermédiaire des choses, quotidiennement, mais n’est pas effectuée par les choses. Les choses produites par l’activité humaine paraissent les seuls agents de cette opération parce que les activités et les relations s’établissent pour et au travers des choses, et parce que les gens ne sont pas clairement conscients de leur activité. Ils confondent l’objet médiateur et la cause.

Dans le mode de production capitaliste, le travailleur incarne ou matérialise son activité vivante aliénée dans un objet inerte en utilisant des instruments qui incarnent l’activité d’autres personnes (les instruments industriels sophistiqués incarnent l’activité intellectuelle et manuelle de nombreuses générations ayant inventé, perfectionné et produit sur tous les continents et dans toutes formes de sociétés). Les instruments sont par eux-mêmes des objets inertes. Ils sont l’incarnation matérielle de l’activité vivante, mais ils ne sont pas vivants. Le seul agent vivant dans le processus de production est le travailleur vivant. Il utilise les produits du travail des autres et leur insuffle la vie, si l’on peut dire, mais sa propre vie. Il est incapable de ressusciter les individus qui ont investi leur activité vivante dans cet instrument. L’instrument lui permettra peut-être d’en faire plus dans une période donnée, et en ce sens cela pourra augmenter sa productivité. Mais seul le travail vivant, capable de produire, peut être productif.

Un travailleur industriel, qui utilise par exemple un tour électrique, bénéficie du produit de l’activité de générations de physiciens, d’inventeurs, d’ingénieurs, de fabricants. Il est objectivement plus productif que l’artisan qui façonne le même objet à la main. Mais ce n’est en aucune façon le « Capital » dont dispose le travailleur industriel qui est plus « productif » que le « Capital » de l’artisan. Si des générations de travailleurs intellectuels et manuels ne s’étaient incarnées dans le tour électrique, si le travailleur industriel avait dû inventer l’électricité et le tour électrique, de nombreuses vies lui auraient été nécessaires pour tourner un seul objet, et aucune quantité de Capital n’aurait pu augmenter sa productivité par rapport à celle de l’artisan qui façonne l’objet de ses mains.

La notion de « productivité du capital », et en particulier la mesure détaillée de cette « productivité » sont des inventions de la « science » économique, cette religion de la vie quotidienne capitaliste qui épuise l’énergie des êtres en adoration, admiration et flagornerie du fétiche centralisateur de la société capitaliste. Les confrères médiévaux de ces « scientifiques » se livraient à des mesures détaillées de la hauteur et de la largeur des anges au paradis, sans même se demander ce que ces anges ou ce paradis pouvaient bien être, puisqu’ils tenaient pour admise l’existence des deux.

Le résultat de l’activité vendue par le travailleur est un produit qui ne lui appartient pas. Le produit n’est qu’une incarnation de son labeur, la matérialisation d’une partie de sa vie, un réceptacle qui contient son activité vivante, mais qui lui est étranger : aussi étranger que son travail. Il n’a pas décidé de le produire, et une fois réalisé, il n’en a pas l’usage. S’il le veut, il doit l’acheter. Il n’a pas simplement produit un objet répondant à une utilité spécifique. Pour cela, il n’aurait pas eu besoin de vendre son travail à un capitaliste en échange d’un salaire. Il lui aurait suffi de réunir les matériaux nécessaires et les outils disponibles, de donner forme aux matériaux en fonction de l’objectif qu’il s’était fixé et dans la limite de ses connaissances et capacités. Il est évident cependant qu’un individu ne peut que marginalement réaliser cela. L’appropriation et l’usage des matériaux et des outils disponibles ne peut advenir qu’après s’être débarrassé de la forme capitaliste de l’activité.

Ce que le travailleur produit sous le régime capitaliste possède une propriété très particulière, celle de pouvoir être vendu. Ce que son activité aliénée produit est une marchandise.

La production capitaliste étant une production de marchandises, l’affirmation selon laquelle le but du processus est la satisfaction des besoins humains est fausse. Ce n’est qu’une rationalisation et une apologie. La « satisfaction des besoins humains » n’est pas plus le but du capitaliste que celui du travailleur engagé dans la production, et ce n’est pas non plus le résultat du processus. Le travailleur vend son travail afin d’obtenir un salaire. Le contenu spécifique du travail lui est indifférent. Il n’aliénerait pas son labeur pour un capitaliste qui ne lui donnerait pas de salaire en échange. Peu lui importent les besoins humains que les produits de ce capitaliste sont à même de satisfaire. Le capitaliste achète le travail et l’engage dans la production pour en retirer des marchandises qui peuvent être vendues. Les qualités spécifiques du produit l’indiffèrent autant que les besoins des gens. La seule chose qui l’intéresse quant à son produit, c’est le prix auquel il va le vendre. Quant aux besoins des gens, c’est combien ils ont « besoin » d’acheter et comment leur imposer, par la propagande et le conditionnement psychologique, toujours plus de « besoins ». Le rôle du capitaliste est de satisfaire « son » besoin de reproduire et d’étendre le domaine du Capital, et le résultat de ce processus est la reproduction toujours plus étendue du salariat et du Capital (qui ne sont pas des « besoins humains »).

La marchandise produite par le travailleur est échangée par le capitaliste contre une quantité donnée d’argent. La marchandise est une valeur échangée contre un équivalent en valeur. En d’autres termes, le labeur vivant matérialisé dans le produit peut exister sous deux formes distinctes mais équivalentes : comme marchandise et comme argent, ou comme ce qui est commun aux deux : la valeur. Cela ne signifie pas que la valeur soit le travail. La valeur est la forme sociale du travail réifié (matérialisé) dans la société capitaliste.

En régime capitaliste, les relations sociales ne s’établissent pas directement, elles sont établies par la valeur. L’activité quotidienne n’est pas directement échangée, elle est échangée sous la forme de la valeur. En conséquence, ce qui advient de l’activité vivante sous le régime capitaliste ne peut être reconnu en observant l’activité elle-même, mais seulement en suivant les métamorphoses de la valeur.

Quand l’activité vivante des gens prend la forme du travail (l’activité aliénée), elle acquiert la propriété d’interchangeabilité, elle acquiert la forme de valeur. En d’autres termes, le travail peut être échangé contre une quantité d’argent « équivalente » (le salaire). L’aliénation délibérée de l’activité vivante, dont les membres de la société capitaliste perçoivent la nécessité, reproduit elle-même la forme capitaliste dans laquelle l’aliénation est nécessaire à sa survie. Du fait que l’activité vivante se transforme en valeur, les produits de cette activité doivent également devenir valeur : ils doivent pouvoir être échangés contre de l’argent. C’est évident car, si les produits du travail ne devenaient pas valeur, mais par exemple, des objets utiles mis à la disposition de la société, soit ils resteraient à l’usine, soit ils seraient pris librement par les membres de la société à chaque fois que ces derniers le jugeraient nécessaire. Dans chacun de ces cas, l’argent-salaire reçu par les travailleurs ne pourrait être vendu contre une quantité « équivalente » d’argent, l’activité vivante ne pourrait être aliénée. Conséquemment, dès que l’activité vivante prend la forme de valeur, les produits de cette activité prennent la forme de valeur, et la reproduction de la vie quotidienne s’établit par les changements ou les métamorphoses de la valeur.

Le capitaliste vend les produits du travail sur un marché, il les échange contre une somme équivalente d’argent, il réalise une valeur déterminée. La grandeur de cette valeur sur un marché donné constitue le prix des marchandises. Pour l’économiste académique, le Prix est la clé de Saint Pierre permettant d’accéder au paradis. Comme le Capital lui-même, le Prix se meut dans un monde merveilleux entièrement constitué d’objets. Les objets ont des relations entre eux et sont vivants, ils se transforment mutuellement, ils communiquent entre eux, se marient et ont des enfants. Et c’est, bien entendu, par la grâce de ces objets intelligents, puissants et créatifs, et par cette seule grâce, que règne un tel bonheur dans la société capitaliste.

Dans la représentation imagée de l’économiste, les anges font tout et les hommes rigoureusement rien. Les hommes jouissent de ce qui est réalisé pour eux par ces être supérieurs. Non seulement le Capital produit et l’argent travaille, mais d’autres choses mystérieuses ont des vertus similaires. Comme l’Offre, quantité des choses qui sont vendues, et la Demande, quantité des choses qui sont achetées. Quand l’Offre et la Demande se marient à un point particulier du diagramme, elles donnent naissance à l’Équilibre des Prix, qui correspond à un état de grâce universel. Les activités de la vie quotidienne dépendent des choses, et les gens sont réduits à l’état de choses (« des facteurs de production ») pendant le temps où ils « produisent », et à celui de spectateurs passifs des choses durant leur « temps libre ». La vertu d’un économiste scientifique consiste en sa capacité à attribuer aux choses le résultat des activités quotidiennes des gens, et en son incapacité à observer l’activité vivante des gens derrière les acrobaties de ces choses.

La grandeur de la valeur, c’est-à-dire le prix d’une marchandise et la quantité d’argent contre laquelle elle s’échange, n’est pas déterminée par les choses, mais par l’activité quotidienne des gens. L’offre et la Demande, la concurrence loyale ou déloyale, ne sont rien d’autre que les formes sociales des produits et des activités sous le régime capitaliste, elles n’ont pas de vie propre. Le fait que l’activité est aliénée, c’est-à-dire que le temps de travail est vendu contre une certaine somme d’argent, qu’il acquiert une certaine valeur, entraîne plusieurs conséquences quant à la valeur attribuée aux produits de ce travail.

La valeur des marchandises vendues doit au moins être égale à celle du temps de travail. C’est évident à la fois du point de vue d’une entreprise capitaliste particulière, et de celui de la société dans son ensemble. Si la valeur des marchandises vendues par le capitaliste était inférieure à celle du temps de travail qu’il a loué, alors ses dépenses en main-d’œuvre à elles seules seraient supérieures à ses gains, et il courrait à la faillite. Socialement, si la valeur de ce que produisent les travailleurs était inférieure à leur consommation, alors la force de travail ne pourrait même pas se reproduire elle-même, sans parler d’une classe de capitalistes. Quoi qu’il en soit, si la valeur des marchandises était seulement égale à celle du temps de travail consacré à les produire, les producteurs de ces marchandises se contenteraient de se reproduire eux-mêmes, et leur société n’aurait pas de caractère capitaliste. Leur activité pourrait malgré tout consister à produire des marchandises, mais ce ne serait plus une production capitaliste de marchandises.

Pour que le travail crée du Capital, la valeur des produits du travail doit être supérieure à la valeur du travail. En d’autres termes, la force de travail doit produire un excédent de production, une quantité de biens qu’elle ne consomme pas, et cet excédent doit être transformé en valeur ajoutée, une forme de la valeur que les travailleurs ne s’approprient pas sous forme de salaire, mais que les capitalistes s’approprient comme profit. De plus, la valeur des produits du travail doit être encore plus importante, car il n’y a pas que le travail vivant qui s’y matérialise. Dans le processus de production, les travailleurs dépensent leur propre énergie, mais aussi le travail accumulé par d’autres sous la forme des outils, et ils façonnent des matériaux pour lesquels du travail fut déjà nécessaire.

Ceci conduit à l’étrange résultat que la valeur des produits du travailleur et la valeur de son salaire ne sont pas de la même quantité, c’est-à-dire que la somme d’argent reçue par le capitaliste quand il vend la marchandise produite par ses travailleurs à gages est différente de la somme qu’il leur paie. Cette différence ne s’explique pas par le coût des matériaux et des outils. Si la valeur des marchandises vendues égalait celle du travail vivant et des instruments employés, il n’y aurait toujours pas de place pour les capitalistes. En fait, la différence entre les deux valeurs doit être assez importante pour entretenir une classe de capitalistes – pas seulement les individus, mais également l’activité spécifique dans laquelle ils sont impliqués, à savoir l’achat du travail. La différence entre la valeur totale des produits et la valeur dépensée pour leur production est la valeur ajoutée, la semence du Capital.

Afin de localiser l’origine de la valeur ajoutée, il est nécessaire d’examiner la raison pour laquelle la valeur du travail est inférieure à celle des marchandises qu’il produit. L’activité aliénée du travailleur, avec l’aide de divers outils, transforme des matériaux, elle produit une certaine quantité de marchandises. Pourtant, quand les marchandises sont vendues et que les matériaux et les outils sont payés, les travailleurs ne reçoivent pas en salaire la valeur restante, ils reçoivent moins. En d’autres termes, chaque jour qu’il passe à travailler, le travailleur accomplit une certaine quantité de travail non-rémunéré, de travail forcé, pour lequel il ne reçoit pas de compensation.

L’accomplissement de ce travail non-rémunéré, de ce travail forcé, est une autre « condition de survie » dans la société capitaliste. Pourtant, comme l’aliénation, cette condition n’est pas imposée par la nature, mais par la pratique collective des gens, par leurs activités quotidiennes. Avant l’existence des syndicats, un travailleur acceptait tout emploi qui se présentait, car le refus de cet emploi aurait signifié que d’autres en auraient accepté les conditions, et que le travailleur isolé n’aurait perçu aucun salaire. Les travailleurs luttaient entre eux pour le salaire que leur offraient les capitalistes. Si un travailleur quittait son emploi en raison d’un salaire inacceptable, un chômeur le remplaçait, puisque pour ce dernier, un faible salaire valait mieux que pas de salaire du tout.

Cette lutte entre les travailleurs était appelée « liberté du travail » par les capitalistes, qui firent de grands sacrifices pour maintenir cette liberté des travailleurs, car il s’agissait précisément de la liberté nécessaire à la préservation de la plus-value du capitaliste, lui permettant d’accumuler du Capital. Produire une quantité de biens supérieure à la valeur de leur salaire n’a jamais été l’objectif des travailleurs. Leur but était d’obtenir le salaire le plus élevé possible. Pourtant, l’existence de travailleurs sans salaire, et dont la conception d’un salaire élevé était conséquemment plus modeste que celle des travailleurs salariés, a permis au capitaliste de payer le plus bas salaire accepté par les travailleurs. Ainsi, le résultat de l’activité quotidienne collective des travailleurs, chacun luttant individuellement pour le salaire le plus élevé possible, fut d’abaisser les salaires de tous. Les effets de la lutte de chacun contre tous furent que tous reçurent le salaire le plus bas possible, et le capitaliste le plus grand bénéfice imaginable.

La pratique quotidienne de tous allait contre les buts de chacun. Mais les travailleurs ignoraient que leur situation était le produit de leur propre comportement quotidien. Leurs propres activités ne leur apparaissaient pas clairement. Le travailleur acceptait son bas salaire comme une fatalité, comme la maladie ou la mort, et, si le salaire venait à baisser encore, il n’y voyait que l’effet d’une catastrophe naturelle, comme s’il avait été victime d’une inondation ou d’un hiver rigoureux. La critique des socialistes et les analyses de Marx, ainsi qu’un accroissement du développement industriel permettant de consacrer plus de temps à la réflexion soulevèrent quelques uns des voiles et révélèrent aux travailleurs une part de la réalité de leur activité. Pourtant, en Europe occidentale comme aux États-Unis, les travailleurs ne se débarrassèrent pas de la forme capitaliste de la vie quotidienne. Ils créèrent des syndicats. Et dans les conditions matérielles différentes de l’Union Soviétique et de l’Europe de l’Est, les travailleurs (et les paysans) remplacèrent la classe capitaliste par une bureaucratie d’État ayant pour fonction d’acquérir du travail aliéné et d’accumuler du Capital au nom de Marx.

Avec les syndicats, la vie quotidienne ressemble à ce qu’elle était avant qu’ils ne soient fondés. De fait, elle est à peu près identique. La vie quotidienne est toujours consacrée au travail proprement dit, à l’activité aliénée, au travail non-rémunéré et au travail forcé. Le travailleur syndiqué n’a plus a discuter l’ampleur de son aliénation puisque les fonctionnaires du syndicat s’en occupent. Les limites dans lesquelles l’activité du travailleur est aliénée ne sont plus déterminées par la nécessité où il se trouve d’accepter ce qu’on lui propose, elles sont fixées par le besoin qu’à le bureaucrate syndicaliste de maintenir sa position de proxénète entre ceux qui vendent le travail et ceux qui l’achètent.

Avec ou sans syndicats, la valeur ajoutée n’est produite ni par la nature, ni par le Capital. Elle est créée par les activités quotidiennes des gens. En accomplissant leurs activités quotidiennes, les gens n’acceptent pas seulement d’aliéner ces activités, mais aussi de reproduire les conditions qui les contraignent à reproduire leurs activités, à reproduire le Capital et donc le pouvoir qu’a ce dernier d’acheter le travail. Ce n’est pas qu’ils ignorent « ce qu’est l’alternative ». Une personne souffrant d’une indigestion chronique parce qu’il mange trop de graisses ne continue pas à ingurgiter des matières grasses du fait de son incapacité à concevoir une alternative. Soit il aime mieux subir sa maladie en continuant à manger des matières grasses, soit le lien de causalité entre la maladie et sa consommation quotidienne de graisses ne lui apparaît pas clairement. Et si son médecin, son curé, son professeur, son politicien lui affirment : premièrement, que c’est la graisse qui le fait vivre, et, deuxièmement, qu’ils s’occupent de tout ce qu’il pourrait faire s’il était bien portant, alors il n’est pas surprenant que son activité ne lui apparaisse pas clairement et qu’il ne fasse aucun effort pour la clarifier.

La production de valeur ajoutée est une condition de survie, non pour la population, mais pour le système capitaliste. La valeur ajoutée est une part de la valeur des marchandises produite par le travail, mais qui ne revient pas aux travailleurs. Elle peut exister sous la forme de marchandises ou d’argent (de la même manière que le Capital peut exister sous la forme d’une certaine quantité de choses ou sous la forme de l’argent), mais ceci ne change rien au fait qu’il s’agit d’un équivalent du travail matérialisé présent dans une certaine quantité de produits. Comme les produits peuvent être échangés contre une quantité « équivalente » d’argent, l’argent « remplace » ou représente la même valeur que ces produits. L’argent peut, à son tour, être échangé contre une autre quantité de produits de valeur « équivalente ». L’ensemble de ces échanges, qui s’accomplissent simultanément dans le cours de la vie quotidienne en régime capitaliste, constitue le processus de circulation capitaliste. C’est au travers de ce processus que la métamorphose de la valeur ajoutée en Capital se réalise.

La part de la valeur qui ne revient pas au travail, proprement la valeur ajoutée, permet au capitaliste d’exister et même encore bien plus que simplement exister. Le capitaliste investit une part de la valeur ajoutée, il embauche de nouveaux travailleurs et achète de nouveaux moyens de production, il étend son empire. Cela signifie que le capitaliste accumule à nouveau du travail, à la fois sous la forme du travail vivant qu’il emploie, et sous celle du travail passé (payé ou non) qui s’accumule dans les matériaux et machines qu’il achète.

La classe capitaliste dans son ensemble accumule le surplus de travail de la société, mais ce processus prend place à l’échelle sociale et conséquemment ne peut être identifié si l’on observe seulement l’activité d’un seul capitaliste. Il convient de se souvenir que les produits achetés par un capitaliste donné, en tant qu’instruments de son activité, ont les mêmes caractéristiques que les produits qu’il vend. Un premier capitaliste vend des instruments à un second pour une somme de valeur donnée, et seule une partie de cette valeur revient aux travailleurs en tant que salaire. La part restante est la valeur ajoutée avec laquelle le premier capitaliste achète de nouveaux instruments et du travail. Le second capitaliste achète les instruments pour une valeur donnée, ce qui signifie qu’il paye la totalité du travail accompli au premier capitaliste, celui qui a été rémunéré et aussi celui qui a été effectué gratuitement. Ceci indique que les instruments accumulés par le second capitaliste contiennent le travail impayé qui fut accompli pour le premier. Le second capitaliste, à son tour, vend ses produits contre une valeur donnée et ne restitue qu’une part de cette valeur à ses employés. Il utilise le reste pour acheter de nouveaux instruments et du travail supplémentaire.

Si l’ensemble du processus était ramené à une unique période, et si tous les capitalistes s’agrégeaient en un seul, il apparaîtrait que la valeur grâce à laquelle le capitaliste acquiert de nouveaux instruments et du travail supplémentaire est égale à la valeur des produits qu’il n’a pas restitués aux producteurs. Ce surplus accumulé est Le Capital.

Pour la société capitaliste dans son ensemble, le Capital total est égal à la somme du travail impayé accompli par des générations d’êtres humains dont les vies ont consisté en l’aliénation quotidienne de leur activité vivante. En d’autres termes, le Capital, à qui les hommes vendent les jours de leur existence, est le produit de la vente de cette activité humaine, et il se reproduit et s’étend chaque jour qu’un homme vend sa journée de travail, chaque fois que cet homme décide de perpétuer la forme capitaliste de la vie quotidienne.

Conservation et accumulation de l’Activité Humaine

La transformation du surplus de travail en Capital est la forme historique particulière d’un processus plus général, le processus d’industrialisation, la transformation permanente de l’environnement concret de l’homme. Certaines caractéristiques essentielles de cette conséquence de l’activité humaine en régime capitaliste peuvent être appréhendées au moyen d’une illustration simplifiée. Dans une société imaginaire, les gens passent le plus clair de leur temps actif à produire de la nourriture et d’autres nécessités. Seule une partie de leur temps est « excédentaire », c’est-à-dire délivré de la production des nécessités. Cette activité supplémentaire peut être consacrée à la production de nourriture pour les prêtres et les guerriers qui eux-mêmes ne produisent rien. Elle peut être consacrée à la production de biens qui seront consommés lors de rituels sacrés. Elle peut être dédiée à l’accomplissement de cérémonies ou d’exercices physiques. Dans chacun de ces cas, la condition matérielle de ces gens ne sera probablement pas modifiée d’une génération à l’autre du fait de leur activité quotidienne.

Pourtant, une génération dans cette société imaginaire pourrait décider de conserver son temps excédentaire plutôt que de le dépenser. Par exemple, en occupant ce temps excédentaire à remonter des mécanismes à ressort. La génération suivante pourrait dépenser l’énergie conservée dans ces mécanismes afin d’effectuer des tâches nécessaires, ou pourrait simplement se servir de l’énergie emmagasinée pour remonter de nouveaux mécanismes. Dans tous les cas, le surplus de travail conservé par la génération précédente aura fourni à la nouvelle génération une quantité plus grande de temps de travail excédentaire. La nouvelle génération pourra aussi conserver ce surplus dans des mécanismes à ressort ou d’autres réceptacles. Au terme d’une période relativement courte, le travail consacrés aux mécanismes excédera le temps de travail disponible pour n’importe quelle génération vivante. En dépensant une très faible énergie, les gens de cette société imaginaire pourront mettre les mécanismes à ressort au service de l’accomplissement d’une part importante de leurs tâches obligées, mais, aussi bien, s’en servir pour remonter de nouveaux mécanismes à ressort pour les générations à venir.

La plus grande partie de leur vie, qu’ils consacraient auparavant à la production de nécessités, sera maintenant disponible pour des activités non plus imposées par la nécessité, mais produites par l’imagination.
Au premier abord, il semble improbable que des gens consacrent leur temps à la curieuse occupation qui consiste à remonter des mécanismes à ressort. De plus, à supposer qu’ils le fissent, on n’imagine pas qu’ils conservent cette énergie pour les générations à venir quand sa libération pourrait être utilisée, par exemple, pour produire de merveilleux spectacles pour les jours de fête.

Quoi qu’il en soit, si les gens ne disposent pas de leur propre existence, si leur travail ne leur appartient pas, si leur activité concrète est un travail forcé, alors l’activité humaine peut aussi bien être consacrée à la tâche de remonter des mécanismes à ressort, c’est-à-dire à emmagasiner le surplus de temps de travail dans des réceptacles matériels. Le rôle historique du Capitalisme, joué par ceux qui acceptent comme légitime le fait que d’autres disposent de leur existence, a consisté précisément à emmagasiner de l’activité humaine dans des réceptacles matériels par le moyen du travail forcé.

Sitôt que les gens se soumettent au « pouvoir » qu’a l’argent d’acheter le travail emmagasiné et l’activité vivante, dès qu’ils acceptent le « droit » imaginaire, pour ceux qui possèdent l’argent, de contrôler et de disposer de l’activité emmagasinée ou vivante de la société, ils transforment l’argent en Capital et ceux qui le possèdent en Capitalistes. Cette double aliénation, l’aliénation de l’activité vivante sous la forme du travail salarié, et l’aliénation de l’activité des générations passées sous la forme du travail emmagasiné (les moyens de production) ne découle pas d’un événement précis qui se serait produit à un moment historique donné. La relation entre les travailleurs et les capitalistes ne s’est pas imposée à la société une fois pour toute en une circonstance particulière de l’histoire. A aucun moment les hommes n’ont signé de contrat ou même acquiescé verbalement à l’abandon du pouvoir qu’ils exercent sur leur activité vivante, pour eux-mêmes et les générations à venir en tous points du globe.

Le Capital revêt le masque d’une force naturelle. Il semble aussi ferme que la terre elle-même, ses mouvements apparaissent aussi inéluctables que les marées, ses crises semblent fatales comme des tremblements de terre ou des inondations. La conception même du Capital comme création humaine permet seulement la création d’un leurre encore plus imposant : le masque d’une invention qui échappe à son créateur, un monstre semblable à Frankenstein, dont le pouvoir inspire plus de terreur qu’aucune force naturelle.

De fait, le Capital n’est ni une force naturelle ni une créature monstrueuse de l’homme qui, apparue à un moment historiquement déterminé, domine encore aujourd’hui l’existence des hommes. Le pouvoir du Capital ne réside pas dans l’argent, puisque l’argent est une convention sociale sans plus de « pouvoir » que celui que lui attribuent les hommes. Si les hommes refusent de vendre leur travail, l’argent ne peut réaliser quoi que ce soit, car l’argent ne « travaille » pas. Le pouvoir du Capital ne réside pas plus dans les réceptacles matériels où est conservé le labeur des générations passées, car l’énergie potentielle emmagasinée dans ces réceptacles peut être libérée par l’activité des êtres vivants, que ces réceptacles aient la forme du Capital, c’est-à-dire de « propriété transférée », ou non. Sans activité vivante, la collection d’objets qui constitue le Capital de la société ne serait rien de plus qu’un étalage défraîchi de produits dénués de vie propre, et les « possesseurs » du Capital un assortiment bigarré de gens particulièrement dénués de créativité (par formation) s’entourant de paperasse dans le vain espoir de ressusciter le souvenir d’une grandeur passée. Le seul pouvoir du Capital réside dans l’activité quotidienne des êtres vivants. Ce « pouvoir » dépend de la disposition des gens à vendre leurs activités quotidienne contre de l’argent, et à abandonner tout contrôle sur les produits de leur propre activité et de celle des générations précédentes.

Dès qu’une personne vend son travail à un capitaliste et accepte en rétribution une partie seulement de ce qu’elle a produit, elle crée les conditions de l’achat et de l’exploitation des autres. Aucun homme ne donnerait de plein gré son bras ou son enfant contre de l’argent. Pourtant, quand un homme vend délibérément et consciemment sa force de travail vivante pour acquérir ce qui est nécessaire à son existence, il ne se contente pas de reproduire les conditions qui rendent indispensable à la préservation de sa vie la vente de celle-ci. Il crée aussi pour les autres hommes les conditions qui rendent la vente de leur vie nécessaire. Des générations futures pourraient évidemment refuser de vendre leur travail vivant comme on refuserait naturellement de vendre son bras, mais, quoi qu’il en soit, chaque échec dans le refus du travail aliéné et forcé augmente la quantité de travail emmagasiné grâce auquel le Capital peut acheter du travail vivant.

Afin de transformer le surplus de travail en Capital, le capitaliste doit découvrir la bonne manière de l’emmagasiner dans des réceptacles matériels, comme par de nouveaux moyens de production, et il doit employer de nouveaux salariés pour mettre en œuvre ces nouveaux moyens de production. En d’autres termes, il doit agrandir son entreprise, ou diversifier son activité dans d’autres branches de la production. Ceci présuppose ou requiert l’existence de matériaux qui puissent être façonnés en nouvelles marchandises destinées à la vente ; l’existence d’acheteurs pour ce nouveau produit, et l’existence de gens qui soient assez pauvres pour accepter de vendre leur travail. Ces impératifs sont eux-mêmes créés par l’activité capitaliste, et les capitalistes ne connaissent aucune limite, aucun obstacle à leur activité. La démocratie du Capital nécessite une absolue liberté.

L’impérialisme n’est pas seulement le « stade ultime » du Capitalisme, mais aussi son stade initial. Tout ce qui peut être transformé en bien commercialisable apporte de l’eau au moulin du Capital, que cette matière première se situe sur le territoire du capitaliste ou chez son voisin, sur ou sous la terre, qu’elle navigue sur l’eau ou qu’elle rampe sur le sol, qu’il faille la chercher sur d’autres continents ou d’autres planètes. Toute l’exploration de la nature par l’homme, de l’Alchimie à la Physique, est mobilisée pour la recherche de nouveaux matériaux afin d’y conserver le travail, pour découvrir de nouveaux objets que quelqu’un apprendra à acheter.

Les acheteurs de produits anciens ou nouveaux sont créés par toutes sortes de moyens, et de nouveaux moyens sont sans cesse découverts. « L’ouverture des marchés » et « l’ouverture des frontières » s’imposent par la force et la fraude. Si les gens manquent de moyens pour acheter les produits du capitaliste, ils seront employés par des capitalistes et payés pour la production des biens qu’ils souhaitent acquérir ; si des artisans locaux produisent déjà ce que les capitalistes veulent vendre, ils seront ruinés ou rachetés ; si des lois ou des traditions interdisent l’utilisation de certains produits, on les supprimera ; si les gens manquent des objets auxquels se rattache l’utilisation des produits du capitaliste, on leur dira de se les procurer ; si les gens épuisent leurs besoins physiques ou biologiques, le capitaliste « satisfera » à leurs « besoins spirituels » et louera les services de psychologues pour en créer ; si les gens, rassasiés des produits des capitalistes, n’ont plus la force d’en consommer de nouveaux, on leur apprendra à acheter des objets et des spectacles dépourvus d’utilité et seulement destinés à la contemplation et à l’admiration.

Dans les sociétés agraires ou pré-agraires, à travers tous les continents, vivent des pauvres. S’ils ne le sont pas assez pour accepter de vendre leur travail quand le capitaliste l’exige, ils seront appauvris par l’activité des capitalistes eux-mêmes. Le territoire de chasse deviendra graduellement la « propriété privée » de « propriétaires » qui utiliseront la violence d’État pour confiner les chasseurs dans des « réserves » ne contenant pas assez de nourriture pour les maintenir en vie. Les paysans ne pourront plus se procurer leurs outils qu’auprès du même marchand qui leur avancera l’argent nécessaire jusqu’à ce que les « dettes » des paysans soient tellement importantes qu’ils se verront contraints de vendre une terre que jamais ni eux, ni leurs ancêtres n’ont achetée. Les clients de l’artisan seront progressivement amenés à se fournir chez le marchand qui commercialise les mêmes produits, jusqu’au jour où le marchand se décidera à héberger « ses » artisans sous une même enseigne, leur fournissant les instruments qui permettront à tous de concentrer leur activité sur la production des articles générateurs du profit maximum. Les chasseurs, indépendants ou non, les paysans et les artisans, les hommes libres et les esclaves se transformeront alors en travailleurs contractuels. Ceux qui auparavant disposaient de leur propre existence à travers la lutte contre les conditions matérielles pénibles cesseront d’en disposer au moment même où ils entreprendront de modifier ces conditions matérielles. Ceux qui étaient précédemment les créateurs conscients de leur pauvre existence deviendront les victimes inconscientes de leur propre activité dans le même temps où ils aboliront la précarité de cette existence. Les hommes qui étaient beaucoup mais possédaient peu possèdent aujourd’hui beaucoup mais sont peu de chose.

La production de marchandises, l’« ouverture » de nouveaux marchés, la formation de nouveaux travailleurs ne sont pas des activités séparées, mais trois aspects de la même activité. Une nouvelle force de travail est créée précisément dans le but de produire de nouvelles marchandises. Les salaires reçus par ces travailleurs sont en eux-mêmes le nouveau marché, leur travail non-rémunéré est la source d’une nouvelle expansion.

La marche du Capital, la transformation de l’activité quotidienne des gens en travail aliéné, la transformation du surplus de leur travail en « propriété privée » des capitalistes, n’est pas plus arrêtée par des barrières culturelles que par des barrières naturelles. Pourtant, le Capital n’est pas une force naturelle, c’est un ensemble d’activités accomplies chaque jour par les gens, c’est une forme de la vie quotidienne. La continuité de son existence et de son expansion présuppose une seule condition essentielle : la disposition des gens à poursuivre l’aliénation de leur travail vivant et à reproduire ainsi la forme capitaliste de la vie quotidienne.



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