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La fable du chardon et du bouquet
mis en ligne le 4 juin 2025 - Anonyme
Chardon a le seum. À mesure qu’elle étend son regard autour d’elle, elle ne constate qu’injustice, exploitation et désolation. Une énième loi sécuritaire, de nouvelles personnes noyées en Méditerranée, une femme violée toutes les dix minutes, et des milliards d’animaux en cage. Elle a le seum, et bien l’intention d’en découdre avec ce monde qui la fait gerber. Alors elle et ses potes commencent à traîner dans le milieu squat/anarchiste/féministe/anti-autoritaire ; un joyeux bordel qui ne prend pas le temps de se définir et qui bouillonne de réflexions comme de propositions concrètes pour nourrir leurs envies d’agir.
Au fil de ses aventures, Chardon entend, et constate, que le pouvoir qu’elle exècre tant existe aussi entre elle et son entourage, qu’il n’est pas l’apanage des institutions, mais qu’il est tristement reproduit dans leur milieu, et dans les relations qu’elle construit. Qu’elle le subit par endroits, et qu’elle le fait subir à d’autres. Alors elle a d’autant plus le seum. D’abord envers ses potes mecs surtout, même si elle apprend vite que les choses sont plus complexes. Chardon est une meuf blanche, mais elle pourrait être brune, neuroatypique ou non, cis ou non binaire, classe moyenne ou prolo, elle se retrouverait quoi qu’il en soit quelque part dans la chaîne alimentaire des oppressions systémiques : en position d’être opprimée par certain.es, et d’en opprimer d’autres. Alors au seum qu’elle construit envers les personnes qui ne veulent pas entendre parler d’oppressions systémiques, ou qui n’en font pas assez, s’ajoute une envie d’être elle–même attentive aux dominations qu’elle reproduit. Elle apprend à nuancer ses propos, à ne pas voir tout noir ou tout blanc. Elle se veut cohérente, et ses aspirations anti-autoritaires la poussent, logiquement, à ne pas vouloir faire partie du camp des oppresseurs. Alors elle lit beaucoup sur le sujet, et apprend qu’elle a des privilèges, liés à sa naissance ou à son parcours de vie, et qu’il convient d’en faire quelque chose, si elle se veut juste et cohérente. Elle apprend aussi qu’elle peut être l’alliée de certaines luttes, et que c’est aux premier.es concerné.es de décider ce qui est pertinent à faire ou à dire pour lutter contre leurs oppressions propres.
Tout cela lui semble bien logique, bien qu’un peu catégorique. Elle voit bien d’où vient cette idée, et fini par la faire sienne, même si le fait que certaines personnes ne puissent pas donner leur avis la met aussi mal à l’aise. Mais elle a elle-même constaté la quantité de relou.es donneur.euses de leçons qu’il faut bien pouvoir faire taire. Chardon décide alors qu’elle sera une bonne alliée, en plus d’être actrice d’une lutte plus générale contre les institutions, et le sexisme.
Elle découvre le concept d’appropriation culturelle, coupe ses dreads et questionne ses activités, comme le yoga ou le massage chinois. C’est vrai qu’en tant qu’occidentale elle n’est pas vraiment légitime à pratiquer des activités que sa culture d’origine participe à éradiquer. Elle va toujours en manif, mais a rangé – a contrecœur - son K-way noir et son marteau, parce qu’elle comprend que les luttes doivent être inclusives, et que tout le monde n’a pas les mêmes enjeux à se faire arrêter par les keufs. Alors si elle veut que tout le monde ait sa place, il faut bien qu’elle fasse quelques concessions. Pour cette même raison, elle a appris à modérer ses propos en assemblée, parce que sa véhémence avait pu parfois mettre mal à l’aise des personnes, et qu’elle ne veut surtout pas participer à créer des ambiances qui ne soient pas safe. Elle bouillonne de rage contre ce monde, mais veut rester cohérente et se responsabiliser vis-à-vis de ses privilèges et par là mettre fins aux oppressions systémiques. Chardon réalise aussi des chouettes trucs, qui lui font du bien. Elle passe du temps entre copines, apprend à se passer du regard masculin, à faire respecter son consentement, à jouer avec les codes du genre. Ce milieu lui fait du bien, et elle a bien l’intention de le défendre face aux personnes qui le critiquent, et qui, elle le comprend vite, ne veulent pas remettre en question leurs privilèges.
Elle a jusque là toujours prôné l’action directe, mais comprend bien que ce sont des pratiques réservées à une certaine catégorie de personnes, et que la violence, comme l’Anarchie, c’est un truc de mec blanc cis hétéro. Ça ne lui fait pas plaisir de penser en ces termes, mais elle a depuis longtemps admis qu’il est nécessaire de situer son discours, et que coller des étiquettes aux gens (ou nommer les identités que d’autres se choisissent) c’est important pour visibiliser les privilèges et oppressions que vivent les personnes. Elle trouve ça sans doute un peu dur, de qualifier les anarchistes de « privilégiés blancs hétéro », mais vu la réception qu’a leur discours sur les oppressions systémiques, ils ne l’ont sans doute pas volé non plus.
Avec la pratique de l’action directe, Chardon abandonne aussi sa croisade contre les smartphones, parce que « ça fait du bien » à des personnes, et qu’elle n’a pas à juger de ce dont les gens ont besoin pour survivre dans ce monde de merde. D’autant plus quand les dits smartphones permettent à d’autres de passer les frontières, ou à d’autres encore de sortir de leur isolement. Ça n’est pas sa réalité, alors elle n’a rien à en dire ! De même que pour les aspirations de certain.es au mariage, à la P.M.A., au travail, ou à une certaine forme de normalisation. Elle n’en a pas besoin parce qu’elle n’a pas le même parcours que d’autres personnes. Alors si elle se veut toujours cohérente, elle doit soutenir les les personnes qui ont des revendications de droits. Facile de critiquer l’État quand on a des papiers, et le travail quand on n’a jamais connu la pauvreté ! Alors quand on lui conseille d’aller voter pour un candidat aux municipales, qui lors de son précédent mandat a beaucoup œuvré pour la cause des personnes trans, elle le fait. Par cohérence. Par solidarité. Et sans aucune conscience du fait qu’elle achève alors en beauté le processus de mise à mort de son radicalisme et de son rapport conflictuel au monde, dans lequel les codes, les injonctions et les évidences de ce milieu l’ont poussée.
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Cette histoire pourrait être la mienne. Elle est évidemment simplificatrice, peut même paraître condescendante, mais malheureusement, elle n’a rien d’exagéré. Elle cherche à exprimer une tendance que j’ai constatée chez moi, et autour de moi, et que je déplore. Une tendance relativement insidieuse, qui pousse nos aspirations radicales anti–autoritaires, la recherche d’un monde plus juste, et nos envies de cohérence, vers le réformisme. Une tendance qui tue toute forme de critique, parce qu’on ne cumule jamais toutes les oppressions, on n’est donc jamais vraiment tout à fait légitime pour critiquer les choses en elles-mêmes, et non pas uniquement dans un contexte particulier.
Qu’on s’entende, et merci aux détracteur.es acharné.es du féminisme de bien lire ces phrases : je pense que tous les outils et réflexions que j’ai mentionnés dans mon histoire ont, dans des mesures différentes sans doute, leur pertinence, et une histoire qui les justifie. Je pense aussi que c’est bien souvent parce que ces réflexions sont durement critiquées, voire carrément méprisées, par des personnes trop contentes de ne pas se remettre en question qu’elles perdent en nuances et commencent à produire des règles absolues, qu’il est alors impossible de chercher à questionner. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui le constat me semble amer, parce que la perspective de l’attaque et les analyses critiques radicales de ce monde semblent s’être perdues au milieu des considérations sur les systèmes d’oppressions que nous avons été éduqué.es à reproduire, et sur la voie principale prôné pour les détruire (à savoir, soutenir de façon acritique les premier.es concerné.es). Là encore, s’il n’y avait pas eu tout un tas de connards pour dire aux autres comment lutter, on n’en serait sûrement pas là. Pour autant, le contrepied pris face à ça me dérange, évidemment. Si je peux comprendre les galères qui mènent vers des voies légalistes et ou réformistes, ou juste vers l’envie de « se mettre bien », qu’on ne m’interdise pas d’en pointer les limites, et de moi-même ne pas le soutenir. Or il y a une injonction – plus ou moins silencieuse – à soutenir tout acte qui émane d’une catégorie de personnes opprimées. Sauf évidemment, quand ces actes entraînent le renforcement d’une autre oppression systémique. Et là, on rentre dans la merveilleuse bataille des oppressions. Mettant de coté, parce qu’elle est bien plus diffuse et insidieuse, celle qui s’exerce sur nous tous.tes par notre civilisation elle–même. Et on se retrouve alors avec un milieu anti–autoritaire et radical dans lequel il devient compliqué de critiquer le travail, les technologies, le réformisme, la consommation ou les divertissements de masse et tout aussi compliqué de prôner l’action directe et l’usage de la violence.
Il y a une déchirure qui me semble inévitable entre nos aspirations à détruire ce monde (et non pas à le réformer), et nos envies que ce monde aussi soit le plus juste possible, ici et maintenant. Entre nos envies de rupture radicale, et celle de vouloir mener des luttes complètement inclusives, avec des personnes qui n’ont parfois rien d’autre en commun que le partage d’une oppression, et tout ça en ne reproduisant aucune domination, ni aucune violence (alors même que celle-ci peut toujours être ressentie, pour quelques raisons que ça soit.) envers quiconque est opprimé.e. Toutes ces intentions peuvent être louables, mais à mon sens, elles finissent par s’entrechoquer les unes les autres et à un moment il faut choisir et arrêter de prétendre qu’on peut mener tout ça de front. Une lutte (ou un aspect particulier de celle lutte) lorsqu’elle est récupérée par l’État ou des multinationales (par le pouvoir, finalement), perd son potentiel à s’attaquer à lui. Point barre. Ça ne signifie pas que ces luttes ne sont pas importantes pour que chacun.e survive dans ce monde, simplement il faut être lucides sur ce qu’elles sont et sur ce que cela entraîne. À savoir, bien souvent, la perte pure et simple des perspectives radicales.
L’inclusivité, la non–mixité, la tentative de faire des espaces safe, les échanges de savoir ou d’entraide sont tous des outils / aspirations qui ont leur pertinence mais qui ont souvent perdu leur perspectives pour devenir des fins en soi. Et c’est là un point crucial je crois. Je ne me lancerai pas dans une analyse hasardeuse du pourquoi du comment on en est arrivé.es là, et il est important d’agir sur ce milieu pour qu’il ne soit pas que le bête reflet de notre société, du blabla radical en plus, mais j’ai la sensation qu’on a oublié quelles étaient les perspectives lorsque ces outils ont été pensés : a savoir, pour ce que j’en connais, une envie de se renforcer pour attaquer ensuite l’origine de nos oppressions. Et cette origine ne peut être atteinte en agissant uniquement au sein du milieu, ou par des voies réformistes. Qu’il existe des personnes pour suivre cette voie, soit, il y a toujours eu des luttes institutionnelles et réformistes. Ce qui me fait mal c’est de constater qu’il est de plus en plus difficile de les différencier du milieu dit « radical », qui sous couvert de rechercher à détruire un système d’oppression systémique tout à fait abject, enferme les individus dans un système de pensée qui n’amène rien de moins qu’une perte de cette radicalité. Parce qu’on ne peut plus faire de critique, parce que tous les outils sont bons tant qu’ils tendent à rétablir une pseudo égalité, et peu importe qu’ils soient fournis par l’État ou le système économique. Le concept de privilège à pris des proportions complètement démesurées, et s’est substitué à la possibilité d’avoir des débats d’idées, puisque celle qui les clot tous consiste à donner raison au camp qui en a le moins, de privilèges. Avec tout le système d’arbitrage hyper cynique qu’il est donc nécessaire de mettre en place. La culpabilité que produit ce concept, et sur laquelle les injonctions à agir de telle ou telle façon s’appuient allegrement, n’est pas un bon moteur pour agir, puisqu’il s’oppose à toute idée d’émancipation. Cette idéologie reproduit des catégories de décideur.euses et de suiveur.euses qui, même si elles sont à l’exact opposé (en théorie...) de ce qui se déroule dans la société, me paraissent tout aussi néfastes, parce qu’elles ne détruisent pas les pouvoirs, elles en créent d’autres, surtout, encore une fois, quand elles perdent de vue que leurs perspectives devraient être la destruction de toutes ces catégories.
Comme pour le reste de ce que je critique, je vois bien d’où vient le besoin de ces outils/méthodes. Et j’ai pas envie qu’ils soient oubliés lorsqu’on se lance dans une critique. Mais leur application absolutiste ne me convient pas. Elle entraîne une perte dramatique de radicalité et d’offensivité. Je généralise, parce que chaque outil à ses conséquences propres, et que bien sur, ces conséquences ne sont pas les même pour tous.tes. Mais je ressens une grande tristesse à imaginer comment les plus belles aspirations à la liberté et à la cohérence anti–autoritaire peuvent nous amener, sans même le réaliser parfois, à perdre toutes capacités à la critique et à l’agir offensif. Pour autant, je ne voudrais pas clore ce triste constat sans mentionner qu’il reste des personnes – dont je ne fais plus partie – pour se battre à l’intérieur de ce milieu, pour qu’il conserve ses racines offensives et destructrices.
J’ai aussi bien conscience d’une des limites de ce texte, qui se contente de critiquer sans fournir de solution. C’est parce que je n’en ai pas qui me convienne tout à fait. Je voulais juste saisir l’occasion de cet appel a contribution [1] pour partager ce constat, visibiliser un glissement que je trouve bien trop insidieux, et que chacun, chacune, puisse prendre du recul et se demander si la direction qu’a pris son agir politique est vraiment ce qu’il, elle, souhaite.
Pour des chardons sauvages, beaux, doux et piquants !
Fin d’hiver 2022
[1] Pour "Les pieds dans le plat" n°1.
Ce texte a été publié initialement en 2022 dans la brochure "Les pieds dans le plat" n°1, disponible sur demande à lespiedsdansleplat@@@riseup.net.
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