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Malcolm X à Hollywood

mis en ligne le 26 avril 2004 - Charles Reeve

Hollywood présente aujourd’hui Malcolm X comme "une des figures les plus marquantes de l’histoire et de la politique américaines". Etrange renversement d’attitude de la part de ceux qui, longtemps, n’ont vu dans cet homme que le "terroriste extrémiste", le "symbole de la violence raciale". Pourquoi donc les producteurs ont-ils choisi aujourd’hui de s’occuper de ce militant, laissant de côté Martin Luther King Jr., leader responsable ("responsable vis-à-vis des Blancs !", précisait Malcolm X  [1]), s’il en est ?

Depuis quelque temps, Hollywood a entrepris de produire des films qui participent à un projet de réinterprétation de l’histoire américaine récente. Il y eut JFK de Oliver Stone, voici maintenant Malcolm X de Spike Lee. Une certaine intention paraît guider cette entreprise. Si l’Amérique est aujourd’hui en crise, c’est parce que des "chances historiques" ont été ratées ; parce que de "grands hommes" furent mal compris en leur temps. Insuffisamment soutenus par le peuple (ignorant par définition), délaissés par les couches éclairées, abandonnés, voire sabordés, par ceux qui étaient proches du pouvoir, ils furent des victimes faciles pour les "forces du mal" (aux contours imprécis). D’où de facheuses conséquences sur le destin, naturellement grandiose, de l’Amérique. Une vision bourgeoise de l’histoire, tentée par la dérive élitiste et fascisante du chef sauveur providentiel  [2].

Le film de Spike Lee ne s’intègre pas seulement dans ce projet de réécriture simplifié de l’histoire officielle. Il remplit aussi une autre fonction qui lui confère une importance toute particulière. Il apporte une réponse à la demande de la bourgeoisie noire américaine, qui tente de se réapproprier le mouvement noir. "Dans son besoin de vouloir fabriquer une histoire respectable, la bourgeoisie noire essaye de faire passer le mouvement des droits civiques des années 1960 pour un simple moment de son ascension sociale"  [3]. Seulement, la vie politique agitée de Malcolm X constitue un épisode singulièrement complexe de cette période troublée ; et son assassinat témoigne des affrontements entre les divers courants du mouvement noir. Aurait-il été éliminé parce qu’il n’était plus séparatiste-nationaliste ? Ou serait-il devenu encombrant à partir du moment où il était prêt à se montrer plus raisonnable, c’est-à-dire moins radical ? Le moins qu’on puisse dire est que Spike Lee et Hollywood répondent de façon détournée et évasive. Tout d’abord, l’extrémisme et la radicalité de Malcolm X sont complètement assimilés à sa période militante chez les Black Muslims (les "Musulmans noirs"). Ensuite, les raisons profondes de sa rupture avec cette organisation et son évolution politique sont quasiment escamotées. Ceci, alors qu’il s’agit du moment le plus riche et le plus intense du parcours politique de Malcolm X. On apprendra seulement qu’il rentre de La Mecque "transformé" ; qu’il s’est "découvert" Noir américain en faisant du tourisme sur le Nil ; qu’il a renoncé au racisme anti-blanc en priant avec des musulmans blancs aux yeux bleus... C’est essentiel pour Hollywood de souligner combien cette valeur nouvelle de fraternité non-raciste fut issue d’une expérience mystique et non point d’une expérience sociale concrète. On le comprendra aisément : il fallait condamner l’extrémisme religieux et redonner à la religion sa place dans le système des valeurs morales actuelles. Dans la période instable que nous vivons, où la tentation de comportements irrationnels est forte, l’asservissement au religieux est, sans doute, l’aspect le plus pernicieux et réactionnaire du film de Spike Lee.

De son vivant, Malcolm X fut violemment haï par la bourgeoisie noire ; fui par ceux qui préconisaient la voie pacifique de l’intégration et par les rares "individualités" noires qui avaient alors été cooptées par le système. Son assassinat en soulagea plus d’un. Paradoxe de l’époque : Hollywood nous vend aujourd’hui un produit Malcolm X qui est destiné à être consommé (en tout cas aux Etats-Unis) par cette même bourgeoisie noire dont l’aisance cache mal le désastre humain de la majorité de la communauté noire. Le film de Spike Lee s’ouvre sur quelques images insoutenables de la bande vidéo sur le tabassage de Rodney King ; il aurait aussi bien pu se terminer avec les émeutes de Los Angeles, qui en furent la conséquence directe et qui ont failli mettre le feu à Beverly Hills (1992), quartier bien connu des gens de Hollywood. On verra à la place le père Mandela, en chemise africaine et au pli de pantalon impeccable, faire la leçon à des enfants qui prennent Malcolm X pour Rambo !

En fait, la leçon s’adresse à la bourgeoisie noire et aux Blancs libéraux : vous avez pris cet homme pour un extrémiste alors qu’il était un leader responsable ... du calibre de ceux qui nous manquent aujourd’hui pour contrôler les ghettos ! Le film de Spike Lee met un peu de baume au coeur de tout ce beau monde. Les morts ont toujours raison et Malcolm X peut, dorénavant, faire partie de leur panthéon.

La compréhension de Malcolm X et de ses idées peut être totalement différente pour peu qu’on le place dans le cadre du mouvement social de son époque. La période séparatiste et raciste de Malcolm X, entre 1952 et 1964, fut justement celle qui dérangea le moins le pouvoir américain. Pour les Black Muslims, le racisme était une valeur "naturelle", positive, contre laquelle ils ne luttaient évidemment pas. Ils se considéraient eux-mêmes racistes et ils se battaient pour s’affirmer en tant qu’avant-garde de la race supérieure. De ce point de vue, ils se plaçaient sur le même terrain que les organisations racistes blanches  [4] De telles conceptions éloignaient inévitablement les Black Muslims des luttes qui se développaient alors contre la violence raciste et pour les droits civiques. Au moment de sa rupture avec ce parti religieux, Malcolm X l’admet : "Tous ces militants déterminés ont été paralysés par une organisation qui ne prend aucune part active dans aucun combat. Une organisation qui n’est une menace pour personne d’autre qu’elle-même"   [5]. On peut comprendre que c’est à partir de ce moment que le militant, libéré du carcan du nationalisme noir raciste, se place en opposition ouverte avec le système. C’est alors que Malcolm X a commencé à s’intéresser aux fondements capitalistes du racisme et qu’il s’est radicalisé. "Sa carrière militante était en pleine ascension. Elle ne faisait, à vrai dire, que commencer. L’homme était en pleine mue. Une seconde mue, la première ayant été celle qui, naguère, l’avait arraché à l’existence déréglée de sa jeunesse, à travers l’épreuve purificatrice de la solitude, de la méditation, de la lecture. La seconde mue avait commencé le jour d’automne 1963 où il avait osé rompre avec la secte des Musulmans noirs, où délibérément il avait fait prévaloir la lutte politique sur le charlatanisme religieux et le contre-racisme infantile"  [6].
Esprit brillant et vif, attentif aux bouleversements mondiaux de l’après-guerre qui secouaient la domination du capitalisme américain, Malcolm X était également plongé dans les débats contradictoires qui traversaient alors le mouvement noir. Il n’a pas eu le temps de clarifier sa pensée, il n’a pas pu trancher entre ses anciennes conceptions et les nouvelles idées qui l’attiraient et lui semblaient pouvoir redonner un souffle au mouvement noir, en le faisant sortir de l’impasse de séparatisme. D’autant que sa rupture avec les nationalistes religieux et ses désaccords avec les réformistes intégrationnistes faisaient de lui un homme seul, politiquement fragile. Son adhésion passionnée à une vision internationaliste fut influencée par la montée des luttes anti-impérialistes, bien plus que par ses séjours à La Mecque. Malcolm X s’aligna ainsi rapidement sur les positions du tiers-mondisme marxiste-léniniste. Il y recherchait, avant tout, un renforcement du front de lutte contre le système américain. Mais il se préoccupa fort peu de soutenir les nouveaux pouvoirs de classe qui se réclamaient de cette variante marxiste de l’idéologie nationaliste. C’est pourquoi toute tentative pour le présenter aujourd’hui comme un adepte du socialisme étatique relève de la manipulation politique  [7].

Il est, par contre, indéniable que, avant son assassinat, Malcolm X se penchait avec intérêt sur la question sociale, qu’il approfondissait sa critique de classe de la société américaine. "Là où il y a du capitalisme, il y a du racisme - remarquait-il - [...] dans ce pays, le système ne peut pas apporter la liberté aux Noirs. C’est impossible dans le cadre du système économique et dans ce système social"  [8]. L’expérience de sa propre condition sociale a-t-elle pesé dans cette démarche, dans ce réveil politique ? A-t-elle été plus déterminante que la pratique religieuse ? La plupart de ceux qui se sont intéressés à la formation des idées politiques de Malcolm X ont délibérément ignoré ces questions  [9]. Spike Lee et Hollywood n’ont pas, bien évidemment, innové en la matière ! Pourtant - et à l’inverse de la plupart des autres dirigeants noirs de l’époque - Malcolm X a très bien connu les conditions de vie du prolétariat noir. Pendant la deuxième guerre, encore adolescent, il travailla dans les wagons restaurants ; alors, un des secteurs où les travailleurs noirs étaient particulièrement combatifs et organisés syndicalement. Plus tard, en prison, Malcolm X a connu la dureté des ateliers ouvriers où, souvent, le travail n’était même pas payé. Une fois libéré, il sera ouvrier à la chaîne chez Ford à Detroit, juste le temps de se sentir à nouveau renfermé... On le retrouvera ensuite, au début des années 1950, docker sur le port de Philadelphie, alors même qu’il organisait dans cette ville une section des Black Muslims. L’écrivain James Baldwin souligna un jour combien le traitement accordé aux Noirs au cours de la guerre avait marqué un tournant dans leur rapport avec la société. "Un certain respect pour l’Amérique s’est alors estompé"  [10] La révolte de Malcolm X contre la société américaine a pris une forme politique précisément au cours de ces années. Les valeurs de solidarité, d’égalité et de justice sociales ont mûri dans cette expérience de prolétaire noir ; même si la militance religieuse les a, par la suite, incorporées dans un système de pensée moraliste. L’attrait de Malcolm X pour l’action autonome, le respect des individus, sa méfiance envers les institutions et le pouvoir, l’amèneront finalement à rompre avec la rigidité et l’étouffement sectaire. Autant de traits de caractère qui auraient difficilement pu se forger en vase clos, indépendamment du vécu d’exploitation de classe de l’homme.

Avec Malcolm X la question noire était posée de façon plus radicale. S’il continuait à dire qu’elle ne pouvait pas trouver une solution à l’intérieur du système, il suggérait désormais que l’émancipation des Noirs exploités passait par la transformation de la société américaine. Il ne proposait plus une action séparatiste mais la subversion du système. Ce qui entraînait, pour la première fois chez lui, la reconnaissance de l’existence d’intérêts communs entre tous les exploités, au-delà des séparations raciales : "Je crois qu’il éclatera un conflit entre ceux qui veulent la liberté, la justice et l’égalité pour tous et ceux qui veulent maintenir le système d’exploitation. Je crois qu’il y aura un conflit de ce genre, mais je ne pense pas qu’il sera fondé sur la couleur de la peau"   [11]. Et, du coup, Malcolm X reviendra également sur ses anciennes conceptions autoritaires de l’organisation et de l’action : "Je suis d’avis que si on donne aux gens une compréhension parfaite de leur situation et de ses causes essentielles, ils créent eux-mêmes leur programme ; quand les gens créent un programme, il y a de l’action. Quand les leaders créent un programme, il n’y a pas d’action"   [12]. On est loin des principes élitistes d’"éducation politique" que les Black Muslims inculquaient à leurs militants et qui se réduisaient pour l’essentiel à la soumission aveugle des masses aux chefs. Que Hollywood ait passé sous silence l’adhésion de Malcolm X à des idées plus radicales, voilà qui ne peut étonner que des naïfs endurcis.

De 1910 à 1970, six millions et demi de Noirs quittèrent le sud rural des Etats-Unis vers les zones urbaines et industrielles du nord et du nord-est ; un des plus grands mouvements de population de la première moitié du siècle. La plupart de ces migrants laissaient derrière eux les plantations de coton du Delta du Mississippi, "libérés" du travail agricole par l’essor de la mécanisation. Ils abandonnaient leur vie économique et sociale traditionnelle et partaient à la recherche d’un monde nouveau. C’est ainsi qu’entre 1910 et 1960, la population noire de Chicago passa de quarante mille à un million et demi de personnes. Le temps d’un voyage dans le train "Illinois Central", et on passait brusquement d’une société régie par des règles héritées de l’esclavagisme à une société structurée selon les lois du capitalisme industriel moderne. C’est l’écho de cette époque (à la fois douloureuse et libératrice) qu’on retrouve dans les blues de Muddy Waters, ainsi que dans les romans du grand écrivain noir Richard Wright. Si dans un premier temps les nouveaux arrivants furent rapidement absorbés dans le prolétariat urbain et industriel, vers la fin des années 1950 le ralentissement de l’industrialisation et la dégradation du marché du travail opposèrent ceux déjà "installés" à ceux qui tentaient de le faire. Les formes d’exclusion et de marginalisation s’accentuèrent. La situation devînt peu à peu explosive, surtout sur les questions de logement. Les nouveaux thèmes du blues de Chicago en témoignent : on vivait des Tough times (des temps difficiles), comme le chantait John Brim.

Ce fut à cette époque que la secte des Black Muslims de Elijah Muhammad s’est créée et s’est développée, au point de devenir, dans les années 1940, une des plus puissantes organisations dans la communauté noire de Detroit et de Chicago. C’est en 1952 que Malcolm X y adhéra. Ce parti religieux prêchait une curieuse théologie : Dieu est noir et les Blancs sont des créatures du diable, qui ont pris possession de la terre provisoirement (il va de soi !). En attendant le "Grand soir" et la reconquête de la planète par la race élue, les cadres des Black Muslims devaient soumettre les fidèles à une stricte discipline, afin de mieux leur extorquer les fonds nécessaires au financement d’un petit capitalisme privé dans les quartiers noirs (commerces et immobiliers). Accessoirement, et sans trop d’enthousiasme, ils devaient préparer les masses à un éventuel retour en Afrique...
La Nation de l’Islam (nom de l’organisation prophétique qui regroupait les fidèles) recrutait essentiellement parmi les jeunes Noirs qui arrivaient du sud rural, et qui éprouvaient de croissantes difficultés à s’intégrer dans une communauté déjà structurée par des relations industrielles. Communauté où, de surcroît, les liens religieux traditionnels s’effritaient au profit des nouvelles solidarités engendrées par la condition prolétaire : syndicats et associations de quartier.

La mythologie d’un Dieu noir et de la race noire pure, les aspirations sécessionnistes, la fantaisie du "retour en Afrique" ou le projet d’un capitalisme noir n’étaient pourtant pas des idées nouvelles. Elles circulaient dans la communauté noire (surtout parmi ses éléments les plus cultivés) depuis la fin du XVIIIe siècle, avant même l’abolition de l’esclavage dans les Etats de l’Est (1777-1784). Dans les années 1920, Marcus Garvey organisa à Harlem (New York), un large mouvement de masse autour de ces idées, qui entraîna des millions de personnes. Mais, discrédité par de sombres affaires de corruption (comme plus tard les Black Muslims), son parti religieux s’est rapidement décomposé. L’idée séparatiste de Garvey fut, peu de temps après, reprise de façon inattendue, par un protagoniste alors fort actif sur la scène politique nord-américaine : le Parti communiste. Entre 1929 et 1934, celui-ci adaptera la ligne de la IIIe Internationale stalinienne sur la "question nationale" à la situation des Noirs en proposant la création d’un Etat noir indépendant dans le sud du pays ! Position d’autant plus étrange que le Parti communiste comptait à l’époque pour beaucoup dans la vie des quartiers noirs et dans l’activité syndicale des travailleurs noirs. Pendant les années de la grande dépression, le parti était bien implanté dans les quartiers noirs des grandes villes industrielles. A Chicago, le grand journal noir Chicago Defender était même très proche des positions communistes. Mais, une fois de plus, la proposition de séparatisme se révéla être une récupération politique d’aspirations populaires confuses. Au cours de la deuxième guerre et au nom de l’alliance sacrée antifasciste, le Parti communiste s’engagea ouvertement pour la défense du système américain et pour les sacrifices nécessaires à sa consolidation. Il n’hésita pas à soutenir l’action de la police dans la répression des émeutes de Detroit et de Harlem, en 1943. Ces pratiques dévoilèrent son mépris pour les révoltes noires et éloignèrent de l’action politique bon nombre de Noirs militants. L’activisme des groupes religieux, tels que les Black Muslims, en sortit renforcé.

Daniel Guérin, un des rares libertaires qui s’intéressa, en France, à la richesse du mouvement social nord-américain, avait bien compris les aspects contradictoires du séparatisme noir  [13]. Tout en reconnaissant que "la ségrégation confère à la minorité noire aux Etats-Unis une conscience de "race" - se développant parfois en chauvinisme", Guérin expliquait : "Cette conscience de race se manifeste souvent par la hantise de s’évader du ghetto, et de trouver quelque part un refuge"   [14]. En somme : le séparatisme est une manifestation de désespoir et de défaitisme devant la force du racisme dans la société. Elle est l’expression d’un désir de fuite devant l’impossibilité d’intégration.
Le séparatisme sécessionniste tardif prôné par les Black Muslims faisait largement appel aux frustrations des Noirs qui découvraient que le racisme avait survécu à la fin des relations sociales rurales nées de l’esclavagisme. Il était devenu une composante vivace et essentielle du capitalisme industriel et de la vie dans les grandes métropoles. Ceci étant, l’idée d’un retour en Afrique apparaissait à la majorité comme une fantaisie irréalisable. La plupart des militants puisaient dans le courant pan-africain des éléments de fierté ; d’autres, par contre, y voyaient une tactique dont le but était de les éloigner de la lutte pour l’égalité sociale à l’intérieur de la société américaine. Pour reprendre une plaisanterie qui avait cours parmi les Noirs qui quittaient le Delta dans les années 1930 : "Les Blancs souhaitaient notre départ en Afrique ; pour nous, Chicago était suffisamment proche !"   [15].
Comment coordonner les valeurs d’une conscience de classe tardive avec celles de la lutte contre l’oppression raciale ? De par son histoire même, le prolétariat noir nord-américain a toujours eu des difficultés à affronter cette contradiction. Cela entraîna un sentiment explosif, oscillant entre le "rêve" du nationalisme séparatiste et l’"instinct radical" dont parlait Guérin. "Au fond d’elles-mêmes [les masses noires] voudraient bien, elles aussi, s’intégrer dans la société américaine. [...] mais elles sentent que cette intégration ne pourrait s’effectuer que par une opération chirurgicale." C’est pourquoi "elles restent les adversaires irréconciliables du monde blanc"  [16]. L’originalité de Malcolm X fut, justement, de réussir à dépasser le "rêve" de sécession en tant que moment de désespoir et d’impuissance. Il parvint à rompre avec ce courant réactionnaire et à poser la question noire en termes d’"opération chirurgicale". D’où son opposition irréductible aux défenseurs des voies non-violentes : Martin Luther King Jr., en particulier. Malcolm X voyait la violence raciale comme une composante constitutive du système américain et il considérait donc la non-violence comme une attitude irrationnelle. Jusqu’à la fin, il reviendra inlassablement sur cette différence. Elle constitua, indiscutablement, l’aspect de sa pensée qui influença le plus les courants radicaux des années 1960-1970. Le Black Panthers Party (le Parti des Panthères Noires) deviendra le plus connu de tous. Aujourd’hui, Malcolm X reste une référence incontournable pour ceux qui, dans les ghettos, cherchent à renouer avec une opposition au système. Il représente le respect de soi-même et la dignité ; la volonté de lutte contre la soumission et la fatalité.

Si l’idéologie nationaliste des Black Muslims ne pouvait pas, dans le passé, apporter une réponse à l’émancipation des Noirs, elle semble encore plus inadaptée aujourd’hui au salut des classes pauvres noires. La crise actuelle du capitalisme et l’interruption brutale de l’intégration des Noirs dans le prolétariat industriel n’ont fait que rendre encore plus insoluble le problème noir dans le cadre de la société américaine. De l’esclavage à l’exclusion destructrice, en passant par une courte période intermédiaire de prolétarisation, voilà résumé en une phrase le cyle tragique de l’histoire du peuple noir américain. Pour les Noirs qui vivent, depuis maintenant deux ou trois générations, dans les ghettos des grandes métropoles, l’idée séparatiste classique ne peut plus être perçue comme une proposition d’évasion ou de rêve. Il leur faut désormais résister, sur place, à la destruction programmée par le système ! Compte tenu de l’état sinistré des communautés pauvres et de la répression qui s’abat sur elles, la seule revendication des nationalistes noirs qui peut encore entretenir des illusions est celle de la création d’un petit capitalisme noir... C’est en tout cas, un projet que caresse avec espoir l’élite noire à l’intention de "ses" pauvres  [17]. Dans un océan de misère et d’injustice sociale, le petit commerce est l’ersatz du rêve américain dans les ghettos. Bien sûr, la classe dirigeante américaine regarde tout cela avec intérêt. L’explosion de Los Angeles en 1992 étant venue, entretemps, rappeler les conséquences que pouvait avoir la trop grande désagrégation sociale. Bloquée dans son ascension à l’intérieur de la société blanche américaine, la classe moyenne noire se trouve piégée. Par la force des circonstances elle est poussée à revenir dans des quartiers qu’elle avait fui  [18]. Pour sa survie et au nom de la solidarité raciale, elle doit y imposer un ordre respectueux des rapports de classe. Un nouveau projet séparatiste est ainsi remis au goût du jour et est présenté comme la dernière opportunité d’intégration de tous les Noirs. Vu sous cet angle le travail d’Hollywood sur Malcolm X apparaît encore plus insidieux.
S’adressant un jour à ceux qui le critiquaient, Malcolm X aurait dit : "Bien sûr que je suis extrémiste ! Montrez-moi un Noir américain qui n’est pas extrémiste et je vous montrerai quelqu’un qui est mal dans sa peau !" Les conditions de survie du peuple noir pauvre étant ce qu’elles sont, la bourgeoisie noire n’a pas fini de se sentir mal à l’aise. Et Spike Lee avec eux ! Au-delà des différences et des désaccords (et ils sont nombreux), c’est sur ce terrain de l’insoumission à l’ordre capitaliste que Malcolm X nous rejoint et que sa vie de lutte nous interpelle.


Bibliographie sommaire :

- Sylvie Deneuve et Charles Reeve, Voyageurs au bord d’une Amérique en crise, Paris, Traffic, 1992. Notes sur l’Amérique d’aujourd’hui par deux libertaires.
- Michel Fabre, Esclaves et planteurs dans le sud américain au XIXe siècle, Paris, Archives Julliard, 1970.
- Chester Himes, La Croisade de Lee Gordon, Paris, Le Livre de Poche, 1952. La révolte d’un ouvrier noir communiste contre les manipulations du Parti. Préface de Richard Wright.
- Malcolm X, Le Pouvoir noir, Paris, L’Harmattan, 1993 (réédition).
- Malcolm X et Alex Haley, Autobiographie de Malcolm X, Paris, Grasset, 1993 (réédition).
- Malcolm X, Derniers discours, Paris, éditions Dagomo, 1993.
- Richard Wright, Black Boy, Paris, Folio, 1976. L’enfance dans le Sud et l’attirance du Nord. Un des grands de la littérature américaine de l’après-guerre.
- Richard Wright, Une faim d’égalité, Paris, Gallimard, 1979. La jeunesse à Chicago, l’immigration, le déracinement et le racisme quotidien ; l’expérience amère du parti communiste pour un Noir.

[1Discours de Malcolm X, Rochester, N.Y., 16 février 1965, in Malcolm X, derniers discours, éditions Dagorno, Paris,1993.

[2Il y a, dans le film de Spike Lee, une scène qui illustre bien ce qui vient d’être dit. A la tête de son parti religieux, Malcolm X parvient à encadrer et à canaliser une révolte contre des exactions policières. Message clair à l’intention du présent : de la nécessité des chefs crédibles en cas de coup dur !

[3Voyageurs au bord d’une Amérique en crise, Sylvie Deneuve et Charles Reeve, Traffic éditions, Paris, 1992.

[4D’après Malcolm X lui-même, les Black Muslims auraient eu, en 1960, des entretiens secrets avec le Ku Klux Klan dans le but de mettre sur pied un projet de création d’un territoire noir dans le sud des Etats-Unis. Ceci afin de "rendre le programme séparatiste plus crédible aux yeux des Nègres, avec l’espoir que cela diminuerait la pression exercée sur les Blancs par les intégrationnistes." (Discours, Harlem, N.Y., 15 février 1965, op.cit.). Une semaine après avoir fait ces révélations, Malcolm X fut assassiné.

[5Discours du 15 février 1965, op. cit.

[6"Ils ont tué Malcolm X", Daniel Guérin, Présence Africaine, ndeg.62, Paris, 1967.

[7Après sa mort, Malcolm X fut souvent présenté par diverses organisations trotskystes comme étant proche des idées socialistes.

[8Propos d’un débat en 1965, cité par The Nation, 22 février 1993.

[9Une remarquable exception : "The transgression of a laborer : Malcolm X in the wilderness of America" de Ferruccio Gambino, Radical Historical Review, New York, 1993. Je reprends ici une partie de l’argumentation de l’auteur.

[10Cité par Ferruccio Gambino, Ibid.

[11Malcolm X, Le pouvoir noir, L’Harmattan, Paris, 1993 (réédition).

[12Ibid.

[13Où va le peuple américain, Daniel Guérin, Paris, Julliard, 1951.

[14Ibid.

[15Voir le livre de Nicholas Lemann, The promised land, New York, Vintage Book, 1992 : récit passionnant de la migration des Noirs, du sud rural vers le nord industriel.

[16Daniel Guérin, op. cit.

[17Cette idée est sous-jacente dans les films de Spike Lee.

[18La régulation du marché immobilier américain renforce la ségrégation raciale. Au-dessus de 8% de Noirs dans les banlieues des classes moyennes, les prix baissent et les Blancs déménagent. Des aides financières sont proposées aujourd’hui à la classe moyenne noire pour se réinstaller dans les quartiers défavorisés ("Back to the ghetto ?", The Economist, Londres, 10 juillet 1993).


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Publié initialement dans Le Monde Libertaire, les 22-28 avril et 29 avril-5 mai 1993. Edité ensuite sous forme de brochure par Ab irato en février 1994.



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