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Ex Masculus Réflexions critiques sur les groupes d’hommes pro-féministes

mis en ligne le 8 avril 2022 - Paul Kivel, Toby, Matt, Geyl Fling Force Wynd, Vanessa Vendetta, Lundy Bancroft, C. B. Egret, Vo Vo, Tim Phillips

Sommaire

Glossaire

I. Introduction

II. Qu’est ce que le « travail des hommes » ?
The Oakland Men’s Project
Penses-y

III. Que pouvons nous accomplir ?
Des mecs dans une maison
Qu’est ce qui nous motive ?

IV. Comment rester responsables ?
Je hais David Attendorough
Avec ou sans toi
Pour que les hommes restent responsables de leur travail sur eux-mêmes

V. Que faire à partir d’ici ?
Mon très cher
Dépasser nos propres frontières
Recommandations pour les personnes essayant
de monter des groupes radicaux d’hommes

Note des traducteurices

Glossaire

Certains termes qui sont primordiaux au propos de cette brochure ont été difficiles à
traduire en français, parce qu’ils n’existent pas ou sont peu utilisés. Nous nous sommes débattu·e·s avec le vocabulaire dont nous disposons, en inventant un peu parfois. Voici donc un petit glossaire pour s’y retrouver.

ACCOUNTABLE, to ACCOUNT, ACCOUNTING :
Idée de se responsabiliser de ses actes, d’être dans une disposition pour assumer, se rendre compte et prendre en charge les conséquences de ses actes. Exemples de traduction : « rendre des comptes », « responsabilisant », « se responsabiliser », « responsabilisation », « demeurer / être / être tenu·e pour responsable ».

EMPOWERMENT, to EMPOWER, EMPOWERING :
Gagner de la capacité d’agir, du pouvoir de faire quelque chose. Exemples de traduction :
« donner du pouvoir d’agir », « empouvoirement », « gagner en puissance »,
« empouvoirant·e ».

SAFE :
S’utilise notamment pour parler des espaces ; un espace safe serait un endroit où les
personnes seraient à l’abri d’oppressions et de violences systémiques, où il y a une
attention à cela. Exemples de traduction : « en sécurité », « sûr·e », et parfois on ne l’a pas
traduit et laissé en anglais.

TRIGGERING, to TRIGGER, TRIGGER WARNING :
Se dit de quelque chose qui peut ramener une personne à un évènement traumatique tels
que les abus et agressions, qui peut déclencher des émotions, sensations, liées à la
mémoire traumatique (on dit parfois « déclencheur »). Exemples de traduction :
« avertissement », « qui ravive [quelque chose] »

Introduction

Nous avons des vécus différents, sommes issu·es d’horizons, de
perspectives, d’environnements, de gènes immensément variés, et de so-
cialisations que des gouffres séparent. Pourtant il y a un nous, une manière
dangereusement omniprésente de généraliser le nous, qui a besoin de
changer. Des vies sont en jeu et des vies s’éteignent ; enlevées, ensevelies
sous l’avalanche de traumas, de honte et d’impuissance.

Parce que les modèles d’apprentissage social ne sont pas remis en cause,
nos corps (et nos esprits, inextricables) deviennent des terrains accidentés
et peuplés de mines pour les attentes et les jugements des autres, pour leur
violence et leur propre impuissance intériorisée. Les corps des femmes et
des personnes trans sont confrontés à des risques disproportionnés et
incroyablement variables dus à la violence étatique et extralégale¹. Ce n’est
pas nouveau et cela n’a jamais été tolérable. Pourtant, cette violence est
communément acceptée aux niveaux micro et macro-sociaux².
L’objectification des corps est devenue monnaie courante ; la piqûre que
l’on ressent des regards lourds et indiscrets, des attouchements et des
réflexions sexistes nous agresse immanquablement et de façon insidieuse.

Et nous perdons nos ami·es, nos mères, nos sœurs et nos fils.

Le désespoir a été étouffé à la fois par le climat de complaisance à l’égard
du harcèlement et des agressions sexuelles et par la consécration de
l’objectification par l’état, l’église, la famille et la communauté qui
renforcent ces attentes et ces schémas en ne reconnaissant pas, en
n’abordant pas et en n’attaquant pas la réalité des abus dans nos vies
quotidiennes.

Les hommes (ou les personnes qui font l’expérience de privilèges
masculins) doivent être tenus pour responsables. Les hommes doivent se
tenir mutuellement responsables et assumer leurs responsabilités vis-à-vis
des privilèges qu’ils possèdent et de leur socialisation. En reconnaissant les
écarts de pouvoir inhérents à nos interactions sociales, les hommes
peuvent commencer à s’intéresser de façon critique à nos identités en étant
activement à l’écoute des femmes et des personnes trans. Ces voix ne sont
pas considérées sur un pied d’égalité, parce que nous vivons avec les
réalités du passé et sous le poids écrasant et sans pareil du présent, de ses
insuffisances et de ses brutalités. Nous devons concevoir un monde en
nous ancrant dans le présent à partir des conditions dans lesquelles nous
vivons et agissons toutes et tous.

Les hommes doivent se pencher de manière critique sur ce que signifie être
« un homme » et sur les conceptions actuelles de la masculinité en
incluant nos fils, nos frères, nos pères et nos amis. Les hommes doivent
être courageux – tout en redéfinissant le courage – pour se confronter au
statu quo³ et le placer au banc des suspects. Nous devons apprendre à
trouver du confort dans ce qui nous met mal à l’aise. Nous devons dépasser
nos différences et nous engager en écoutant activement les récits et les
expériences des femmes et des personnes trans, leur colère, leur frustration
et leurs besoins, ou en nous engageant auprès d’autres hommes et en les
6interpellant lorsqu’ils reproduisent des comportements hétéro-patriarcaux
ou misogynes.

Nous avons terriblement besoin d’un changement. Nous tou·s·tes. Dès
maintenant, bien que nos enjeux soient très différents et nos expériences
souvent contrastées. Si tu es un homme, une personne socialisée en tant
qu’homme, que tu bénéficies de privilèges masculins innés, nous avons
cruellement besoin que tu te confrontes de façon critique à ta socialisation
et cela avec d’autres hommes, que vous partagiez vos expériences et que
vous écoutiez les femmes, les personnes trans et queers afin de comprendre
comment se vivent différentes identités intersectionnelles⁴ et que vous
luttiez contre le poids de cette réalité délirante et mortelle.

Nous proposons cette brochure en espérant qu’elle suscite cette motivation
et qu’elle nous rappelle qu’il n’y a pas d’excuse pour attendre, pour mettre
de côté ce volet essentiel de la lutte en faveur de causes « plus
pertinentes ». Nous avons le devoir (particulièrement en tant qu’hommes)
de nous responsabiliser les un·es les autres dans nos processus de
déconstruction et dans nos luttes pour la libération collective. En
permanence. Et cela est effrayant et difficile et nous avons simultanément
besoin de guérir, de construire des relations de soutien et de soin, de
grandir et de lutter ensemble.

Cette brochure est une compilation de voix s’exprimant sur le thème du
« travail des hommes pro-féministes », sur ce que c’est, pourquoi nous en
avons besoin et comment s’y prendre. Les textes de cette brochure
proviennent d’une myriade de personnes incluant des queers, des trans, des
femmes et des hommes. Nous espérons qu’elle servira de tremplin, de
support à l’échange d’idées, de points de vue, d’analyses critiques, de
réussites et d’échecs, et enfin qu’elle servira de ressource pour s’engager
sur différents fronts afin de déconstruire et de remettre en cause le
patriarcat dans le monde et dans nos vies. En tant que rédacteurices, nous
espérons également que cette publication soit la première d’une série de
« guides pratiques » abordant les subtilités et la diversité des points de vue
pour démolir le patriarcat. Nous l’imaginons comme une contribution à la
quantité potentiellement illimitée d’écrits qui explorent les stratégies et les
fronts de lutte sur lesquels nous nous engageons pour mettre fin au règne
de l’hétéropatriarcat, et aux violences sexuelles et sexistes.

¹ NdT : extralégale : qui sort du cadre juridique, sans forcément être illégal, c’est à
dire répréhensible aux yeux de la loi.
² NdT : l’échelle « macro-sociale » concerne les grands groupes sociaux, peuples,
nations, civilisations ; l’échelle « micro-sociale » les petits groupes sociaux, une
famille, un club de randonnée, un groupe de jeunes, par exemple.
³ NdT : un statu quo est une situation figée, qui n’évolue pas, qui n’est pas remise en
question. Par exemple, la domination patriarcale et son hégémonie.
⁴ NdT : intersectionnalité : notion issue de l’afroféminisme et employée en sociologie
et en réflexion politique, qui désigne la situation de personnes subissant
simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une
société. (définition inspirée de la page wikipedia)

I. Qu’est-ce que le « travail des hommes » ?

The Oakland Men’s Project

Avertissement - Trigger Warning !
Le texte suivant contient des descriptions de violences
physiques et sexuelles. Assurez-vous de vous sentir
émotionnellement préparé·es avant de continuer.

Ce texte est adapté de Men’s Work : How to Stop the Violence That Tears Our Lives Apart
par Paul Kivel

Nous avons commencé à travailler au Oakland Men’s Project en 1979 avec une multitude
de motivations personnelles, et l’une d’entre elles, non des moindres, était que les rôles
masculins auxquels nous avions été formés ne convenaient pas. Même sans identifier ça
comme une case, nous savions que nous voulions en sortir.

Le mouvement des femmes ainsi qu’une conférence nationale en 1978 à San Francisco sur
la violence faite aux femmes ont constitué nos inspirations immédiates. Depuis des
années, les groupes de femmes répondaient aux besoins des femmes victimes de la
violence masculine en faisant fonctionner des foyers et des centres d’aide aux victimes de
viols. L’un des résultats de cette initiative a été de sensibiliser le public à l’énorme besoin
d’hébergement, de conseil, de défense des droits et d’intervention juridique. Durant cette
période, les effets dévastateurs de la violence sur les femmes, les enfants et même les
hommes sont devenus de plus en plus visibles.

Certains hommes ont commencé à réaliser que l’on ne peut plus considérer le
harcèlement sexuel, les agressions et le viol comme des problèmes de femmes. Il s’agit
clairement d’un problème social d’ampleur nationale. Nous avons constaté que les effets
de la violence passée et les menaces des violences futures maintenaient les femmes hors
des usines, des sièges sociaux et des fonctions officielles. Cela les maintient dans des
mariages dangereux et dans la pauvreté.

Certaines femmes ont dit : « C’est vous qui exercez la violence. Vous êtes des hommes.
Prenez la responsabilité de vos actes et interpellez les autres hommes ». Nous avons tenté
de répondre à la question « pourquoi les hommes sont ils violents ? »

Quelques personnes ont affirmé que les hommes sont irrémédiablement agressifs à cause
de leurs gènes, de leur hormones, de leurs chromosomes, ou simplement parce que les
hommes sont « comme ça ». Aucune de ces théories n’a de légitimité scientifique, cela
étant. Les comportements masculins sont incroyablement variables.

La plupart des féministes voulaient que les hommes soient tenus pour responsables de
leurs actes et voyaient le pouvoir masculin et la socialisation masculine comme sources
de la violence masculine. L’immense quantité de violence diffusée dans la culture
populaire les a amenées à conclure que les garçons apprennent les rôles qu’ils joueront
en tant qu’hommes (adultes), et que les comportements violents font partie de cet
apprentissage.

Les femmes souffraient de cette violence. Elles étaient en colère contre les hommes qui
commettaient des actes violents et contre ceux qui les cautionnaient par leur silence.
Nous nous sommes beaucoup imprégnés de cette colère. En partie motivés par la haine
de nous-mêmes, nous nous sommes servis de cette colère et l’avons dirigée contre les
autres hommes qui ne voulaient pas voir ce qui arrivait aux femmes. Nous avons utilisé
cette colère pour encourager les autres hommes à reconnaître leur complicité dans cette
violence. Certains d’entre nous ont conçu des diapositives à montrer à des groupes
d’hommes, en prenant des images pornographiques, des pochettes de CD, des images de
magazines et de comics. La plupart des images que nous avons montrées étaient celles de
femmes humiliées, ligotées, battues ou violées.

Notre objectif était de susciter l’horreur, le choc et l’indignation face à la violence de ces
images. Au cours de notre présentation, nous avons lu un poème de Ntozake Shange :

toutes les 3 minutes une femme est battue
toutes les cinq minutes une
femme est violée / toutes les 10 minutes
une fille innocente est agressée sexuellement
pourtant j’ai pris le métro aujourd’hui
je me suis assise à côté d’un vieil homme qui
avait peut-être battu sa vieille femme
il y a 3 minutes ou 3 jours / il y a 30 ans
il a peut-être sodomisé sa
fille mais je me suis assise là
car les jeunes hommes dans le train
pourraient frapper de jeunes femmes
plus tard dans la journée ou demain
je pourrais ne pas fermer ma porte
assez vite / ne pas la pousser assez fort
toutes les 3 minutes cela arrive
l’innocence d’une femme
se précipite sur ses joues / se déverse de sa bouche comme si les poupées Betsy Wetsy¹ avaient été
déchiquetées / leurs bouches
fendues et rouge sang de règles / toutes
les trois minutes une épaule
est enfoncée à travers le mur en plâtre et la
porte du four /

des chaises s’enfoncent dans la cage
thoracique / de l’eau chaude ou

du sperme bouillant décorent son corps
j’ai pris le métro aujourd’hui
& j’ai acheté un journal à un
homme qui a peut-être
maintenu sa vieille femme sous
un fer à repasser brûlant / je ne sais pas
peut-être qu’il attrape des petites filles dans
les

parcs et leur déchire le derrière
avec des tiges d’acier / je n’arrivais pas à décider
ce qu’il aurait pu faire juste je
sais que toutes les 3 minutes
toutes les 5 minutes toutes les 10 minutes /
alors

j’ai acheté le journal
à la recherche du communiqué
il doit y avoir un communiqué
sur les corps de femmes trouvés
hier / la petite fille disparue
je me suis assise dans un restaurant avec
mon

journal à la recherche du communiqué
un jeune homme m’a servi du café
je me suis demandé s’il avait versé le café
bouillant

/ sur la femme car elle était idiote /
est-ce qu’il a mis le nourrisson / dans
la cafetière / avec le café bouillant / parce
qu’elle a

trop pleuré ?
qu’a-t-il fait exactement avec du café chaud
j’ai cherché le communiqué
la découverte / du corps démembré
de la femme / les
victimes n’ont pas toutes été
identifiées / aujourd’hui elles sont
nues et mortes ! refusent de
témoigner / une fille sur 10 n’est pas
cohérente / j’ai pris le café
& je l’ai recraché / j’ai trouvé un
communiqué / pas la femme au
corps gonflé dans la rivière / flottant
pas l’enfant qui saigne dans le
couloir de la 59e Rue / pas le bébé
brisé au sol /
« on s’inquiète
que des femmes soi-disant battues
commencent à tuer leurs
maris & amants sans
cause immédiate »
je crache je vomis je crie
nous avons toutes une cause immédiate
toutes les 3 minutes
toutes les 5 minutes
toutes les 10 minutes
tous les jours
des corps de femmes sont retrouvés
dans les ruelles et les chambres à coucher / au sommet des escaliers
avant de prendre le métro / acheter un
journal / boire

du café / je dois savoir / as-tu blessé une
femme aujourd’hui

as-tu frappé une femme aujourd’hui
jeté un enfant à travers une pièce
la culotte de la petite fille est-elle
dans ta poche
as-tu blessé une femme aujourd’hui
je dois poser ces questions obscènes
les autorités m’obligent à
justifier
d’une cause immédiate
toutes les. trois minutes
toutes les cinq minutes
toutes les dix. minutes
tous les jours

* Ntozake Shange, nappy edges (New York :
Bantam Books, 1978)

C’est un poème très dérangeant. On peut se sentir en colère, coupable, ou honteux après
l’avoir lu. Quand on présente de manière factuelle le coût de la violence des hommes
contre les femmes, comme nous le faisons avec ce poème, l’horreur de la réalité devient
indéniable. Je ne vais pas passer de temps ici à citer des statistiques, car les chiffres ne
font que masquer l’horreur de la réalité. Il suffit d’ouvrir le journal du jour. Il suffit
d’écouter les femmes que nous connaissons parler de leurs expériences pour connaître la
vérité.

Les hommes doivent écouter la douleur et la colère des femmes. Le fait que des femmes
puissent exprimer sereinement cette colère en public est le signe d’un changement
important dans notre société. Cela signifie que les femmes remettent en cause la
perception masculine du sexe, du genre, du viol, de l’exploitation et des abus. Elles
décrivent des aspects de notre réalité commune qui sont extrêmement destructeurs pour
nous tou·s·tes.

Mais si nous nous contentons d’accepter ces points de vue sans les attester à travers nos
propres expériences, nous finirons par les rejeter et nous retourner contre celles qui en
sont à l’origine – les femmes fortes autour de nous. C’est le cas lorsque nous répondons à
la colère des femmes par la culpabilité, la honte ou une attitude défensive. Dans de
nombreux cas, ces sentiments finissent par entraîner un retour de bâton contre les
femmes. L’attitude défensive devient une contre-attaque ; nous reprochons aux femmes
l’impuissance des hommes ou essayons de protéger le pouvoir qu’ils ont.

Au lieu de ça, nous devons accepter la douleur et la colère dans le poème de Ntozake
Shange comme la preuve d’une réalité que nous nions souvent. Nous devons regarder nos
propres vies et expériences. Nous devons nous attaquer aux problèmes, et non à la colère,
jusqu’à ce que nous puissions comprendre la véracité de ce que Shange dit, non pas parce
qu’elle le dit, mais parce que nous avons constaté qu’elle a raison. C’est à ce moment-là,
et pas avant, que nous serons capables de nous engager dans des changements
personnels et sociaux, parce que nous savons ce qui est en jeu pour les femmes et pour
nous.

Susciter ce genre de réaction de la part des hommes exigeait une approche pédagogique
totalement différente de la lecture de poèmes pleins de colère et la projection de
diapositives de femmes maltraitées. Il nous a fallu nous réunir et, en toute honnêteté,
partager et comparer nos expériences sur le fait de grandir et de vivre en tant
qu’hommes, analyser les expériences des femmes telles qu’elles les décrivaient et
déterminer les causes de nos actes violents et leurs conséquences.

Mais les anciennes méthodes de conférence et de diapos étaient difficiles à abandonner.
Elles avaient fait de nous les « bons » hommes avec les « bonnes » idées et nous avaient
permis de nous sentir puissants en attaquant et réprimandant d’autres hommes. Nous
étions devenus les hommes les plus déconstruits du quartier, et c’était devenu une autre
façon de gagner l’approbation et l’attention des femmes. Cela nous avait aussi conféré un
sentiment de supériorité morale vis-à-vis des autres hommes.

Nous avons fait notre présentation avec ses diapositives, poèmes et témoignages à de
nombreux et différents groupes d’hommes. Certains étaient choqués et indignés, d’autres
non. Ces réactions ne les ont pas nécessairement amenés à s’engager et à agir de façon
soutenue pour mettre fin à la violence. Pas plus qu’ils n’ont aidé notre public à
comprendre comment le système de violence masculine fonctionnait, ou comment cela
les affectait personnellement.

Nous disions aux hommes qu’ils avaient du pouvoir, des privilèges, et qu’ils étaient
responsables de la violence. Les hommes à qui nous en avons parlé n’étaient pas d’accord.
Ils nous disaient qu’ils se sentaient en colère, blessés, vulnérables, et impuissants. Au
début, nous ne les avons pas crus, parce qu’avoir raison était un gros enjeu pour nous.
Après tout, nous étions les enseignants et ils étaient les élèves. Nous étions censés avoir
les bonnes réponses.

Ensuite, nous avons présenté ces ateliers à des classes de collège, en leur transmettant le
message suivant : dans le monde actuel, les hommes sont forts et puissants et les femmes
ne le sont pas. Les jeunes hommes nous ont dit qu’ils essayaient d’être puissants et n’y
arrivaient pas. Les jeunes femmes refusaient l’étiquette de victime. Garçons comme filles
pensaient que les femmes n’étaient pas aussi vulnérables que nous le prétendions. Là non
plus, nous n’avons pas réussi à entendre leur propos.

Au cours des deux années suivantes, nous avons examiné ce qui ne fonctionnait pas dans
nos ateliers. Les gens adoraient discuter des diapositives, mais ils ne croyaient pas à ce
que nous disions. Nous avons finalement dû reconnaître que les adolescents ne sont pas
puissants dans notre société. Ce sont principalement des victimes et des survivants de la
violence familiale, communautaire et institutionnelle. Nous avons également dû
reconnaître que les adolescentes, bien que vulnérables à la violence, ne sont pas des
victimes passives, mais des survivantes essayant de s’en sortir dans un environnement
hostile.

Nous nous sommes rendu compte que les garçons et les filles sont blessé·es en tant
qu’enfants, violé·es et démuni·es. Elles et ils reçoivent la violence des adultes,
principalement des hommes. On enseigne aux garçons à répercuter la violence sur les
autres. On s’attend à ce que les filles soient victimes de cette violence. Tous les hommes
ont été victimes du système quand ils étaient jeunes. Ainsi, la clé d’un travail efficace
avec les hommes était de comprendre comment nous avions été éduqués, la souffrance
que nous avions éprouvée, tout en nous responsabilisant vis-à-vis de la violence que nous
reproduisions. Nous devions trouver un moyen de faire comprendre le lien entre
apprentissage social et responsabilité individuelle. Nous avons appris comment le faire,
en tâtonnant.

Durant cette période, nous avons appris que les hommes qui dénoncent et agissent contre
le sexisme démentent certaines idées préconçues selon lesquelles les hommes sont
inévitablement violents envers les femmes, qu’ils ne changeront jamais et que les femmes
ne peuvent pas leur faire confiance. Nous avons constaté que quand nous commettions
des erreurs, disions des choses inappropriées, ou agissions nous-mêmes de manière
sexiste par inadvertance, des femmes se mettaient en colère contre nous. Après les avoir
invitées à nous faire confiance, nous avions fini par les blesser. Parfois, cela nous poussait
à être très prudents. Nous étions réticents à nous mettre les femmes à dos ou à nous
montrer incorrects.

Pour être de véritables alliés des femmes, nous devions entendre leur colère et
comprendre qu’elle trouve sa source dans leurs sentiments de désespoir et leurs
expériences de la violence. Nous avons appris à écouter, à accepter les critiques et à
apporter des changements, tout en continuant à prendre des risques. Nous faisions ce
travail pour réduire la violence. Ce n’était pas juste une façon de plus de gagner le
soutien, l’approbation ou la gratitude des femmes.

Nous avons aussi été confrontés à la colère des hommes lorsque nous nous sommes
exprimés. Certains d’entre eux se sentaient abandonnés, accusés à tort, ou nous
trouvaient hypocrites. Pour désamorcer cette colère, nous avons appris qu’il était crucial
de ne pas blâmer ou attaquer d’autres hommes pour les mensonges qu’on leur a dits et
l’éducation qu’on leur a inculquée. En étant à leur écoute et en les acceptant, tout en
remettant en question leurs croyances et leurs comportements, nous avons été capables
de démontrer que des alliances fortes et chaleureuses contre l’injustice étaient possibles
entre hommes. Les paragraphes suivants présentent certaines manières dont l’équipe de
l’Oakland Men’s Project a essayé de mettre en place ce type d’approche.

Au fur et à mesure que nous avons développé les jeux de rôle, le « tableau du pouvoir » et
d’autres exercices que nous utilisions dans les ateliers, nous avons aussi développé une
façon d’entrer en relation avec les gens, d’être pédagogues, qui nous semblait cohérente
avec le contenu de notre travail. Les principes pédagogiques de base d’Oakland Men’s
Project se sont développés au fur et à mesure que nous nous attaquions aux questions de
pouvoir et de violence, d’égalité des sexes et des rôles, et de racisme. Au fil du temps, les
objectifs et la mission du projet sont devenus les suivants :

Déclaration d’intention

L’abus de pouvoir et la violence sont considérés comme allant de soi dans
notre société. Ils dominent nos vies et nos relations. On nous a appris que la
façon d’obtenir du pouvoir est de l’exercer sur quelqu’un·e qui est, dans ce
milieu social, moins puissant·e. Blesser les autres par la violence physique et
les agressions sexuelles, le harcèlement, l’exploitation et la discrimination, ou
nous blesser nous-mêmes par le suicide, l’abus de drogues et d’alcool et autres
comportements autodestructeurs crée un cycle de violence et de souffrance.

Les institutions sociales et les pratiques individuelles entretiennent ce cycle,
créant de la violence, des inégalités, de la pauvreté et des troubles physiques
et psychologiques affectant chacun·e d’entre nous. En tant qu’hommes, nous
sommes particulièrement formés à perpétuer la violence, la domination et
l’oppression.

La mission du Oakland Men’s Project est de remettre en cause ce cycle de
violence et les structures sociales qui le perpétuent. Tout le monde peut
apprendre à être puissant sans être abusif. Ensemble, nous pouvons
développer des alternatives à la violence. Nous pouvons transformer les
institutions qui perpétuent la violence. Le Oakland Men’s Project fournit
l’information, le soutien, les ressources et la formation nécessaires pour bâtir
des relations et des communautés sans violence, égalitaires et respectueuses.

Objectifs

1. S’OPPOSER au cycle de la violence en défiant activement les idées reçues sur les abus
et les persécutions.

2. ENCOURAGER les individus à se réunir et à élaborer ensemble des réponses
communautaires à la violence et l’oppression.

3. COMPRENDRE l’éducation singulière que les hommes ont reçue et qui les amène à
perpétuer la violence, puis mettre au défi chacun d’entre nous de s’en défaire.

4. SOUTENIR la lutte de chacun·e pour surmonter la douleur, la souffrance et dépasser
l’impuissance apprise² ; pour guérir et devenir un·e membre plus puissant·e de la
communauté.

5. FOURNIR aux jeunes l’information, le soutien, les ressources et l’encouragement dont
ielles ont besoin pour créer des relations et des communautés sans violence.

6. COMPRENDRE et établir des liens entre tous les mécanismes complexes de pouvoir et
d’abus à l’œuvre dans nos vies et dans la société.

7. PROMOUVOIR un éventail d’alternatives percutantes et efficaces à la violence, à
l’échelle sociale comme individuelle.

8. CONFRONTER la violence des institutions locales et des habitudes sociales.

9. ÊTRE EXEMPLAIRE, dans tous ces domaines, dans le rôle déterminant que les
hommes peuvent jouer dans la rupture du cycle de la violence.

Nous avons également appris que les problèmes de pouvoir, de violence et d’oppression
doivent être abordés en travaillant avec les gens, dans une démarche qui n’encourage pas
la violence, mais qui au contraire contribue à leur libération. Les idées de base sont celles
qui suivent.

Ce sont des principes barbants, difficiles à suivre sans exemples concrets. Les
descriptions d’ateliers et les réflexions sur la vie des hommes dans mon livre Men’s
Work : How to Stop the Violence That Tears Our Lives Apart
ont pour but de donner une
compréhension plus complète de ce que nous faisons et des raisons pour lesquelles nous
le faisons.

Objectifs et hypothèses

Premier objectif global : Donner du pouvoir d’agir à chaque personne
présente.

Hypothèses :

• Les choix qu’une personne fait – en matière d’attitudes, d’actes et de
convictions – sont ceux qu’elle considère comme la meilleure stratégie de
survie à ce moment-là.

• L’empouvoirement des individus est en partie un processus de guérison de la
douleur, de la souffrance et de la perte de leur pouvoir d’agir antérieurs.

• Les comportements chargés d’émotions ne peuvent être changés qu’en
travaillant sur ces émotions. Informer ne suffit pas à changer les mentalités.

• L’épanouissement et l’empouvoirement individuels proviennent de la
capacité de chacun·e à rassembler les informations et les expériences, passées
comme présentes, en un processus conscient, émotionnel et intellectuel de
transformation.

• L’empouvoirement est plus efficace et se maintient plus fortement avec le
soutien d’un groupe.

• Les gens gagnent en pouvoir d’agir à travers une participation active.

• Les graines du changement peuvent rester en dormance pendant longtemps.

Deuxième objectif global : Encourager chaque personne à être plus
active et impliquée.

Hypothèses :

• L’empouvoirement d’un individu passe par l’implication dans l’activité
communautaire.

• Le développement individuel sans activité communautaire est
intrinsèquement limité et n’a que peu de valeur pour notre communauté.

• L’impuissance se traduit par l’inactivité, l’apathie et le cynisme.

• L’activité communautaire brise l’isolement, l’auto-culpabilisation, la
désinformation et l’individualisme extrême, qui sont autant de facteurs
d’impuissance.

• L’activité communautaire aide les gens à se familiariser avec les systèmes de
pouvoirs qui nous rendent impuissant·es.

• L’activité communautaire n’est pas nécessairement organisée, formelle ou
traditionnelle. Chaque personne peut et doit définir sa propre manière d’y être
active.

Troisième objectif global : Créer des solidarités de groupe, des réseaux
de soutien, et une meilleure compréhension des relations au sein du
groupe.

Hypothèses :

• Nous sommes tou·s·tes relié·es les un·es aux autres.

• Nous sommes rendu·es impuissant·es par la croyance que nous sommes des
individu·es isolé·es, par la peur des autres et par la non-collaboration.

• Nos plus grandes ressources se trouvent dans notre propre communauté.

• Dans n’importe quel groupe de personnes, il y a une quantité énorme de
potentiel à libérer ; chaque groupe dispose déjà de l’information et de
l’expérience nécessaires pour que celui-ci ainsi que ses membres gagnent en
puissance.

• L’empouvoirement individuel est plus facile et plus efficace quand il est
appuyé et nourri par l’énergie et l’action du groupe.

• L’énergie de groupe a un effet boule de neige sur les personnes extérieures
au groupe.

Voici les recommandations destinées aux membres du Oakland Men’s
Project pour l’animation d’ateliers et de formations :

• Déployer, encourager et soutenir la force, l’ouverture, le respect, la
progression, la confiance, l’amour, et la coopération.

• Fournir des informations.

• Respecter l’intelligence de chacun·e en tout temps.

• Aider chacun·e à identifier ses problèmes personnels et des solutions à ses
problèmes.

• Fournir un cadre pour aider à la résolution de problèmes personnels.

• Fournir de nombreuses options et encourager la création de nouvelles
options pour la résolution de problèmes.

• Ne pas essayer de forcer qui que ce soit à changer.

• Empêcher les personnes de se rabaisser les unes les autres, d’être vulgaires,
de faire la morale aux autres, d’avoir des attitudes irrespectueuses ; les
postures de « bon·ne élève » ou de « détenteur·ice de la bonne pensée
politique » ne sont ni l’une ni l’autre empouvoirantes.

• Faire de petits pas vers une gestion efficace des problèmes et participer aux
activités relatives à ces questions sont des actes importants et doivent être
encouragés.

• Reconnaître que les gens font déjà beaucoup de travail pour s’améliorer et
améliorer leurs communautés.

• En tant que personnes extérieures à un groupe particulier, nous pouvons
attirer l’attention sur les problèmes, animer des discussions sur les expériences
des gens dans leur rapport au pouvoir, partager des informations et travailler
sur le sentiment d’appartenance au groupe.

• Orienter le groupe vers ses propres ressources.

• Insister sur le fait que le groupe peut obtenir des informations et des services
par le biais de sources et de réseaux qui existent déjà.

• Souligner que dans la plupart des situations, et sur certains aspects
particuliers de chaque situation, il existe des problématiques communes.

• Aider à briser le repli sur soi causé par les schémas familiaux et relationnels,
et qui entravent l’action communautaire.

• Mettre en place et pratiquer l’intervention communautaire : les ami·es et les
membres de la famille se tendent la main.

• Parler avec le cœur.

Notes de bas de page

¹ NdT : célèbre marque de poupons « drink and wet » commercialisées aux États-Unis dès les années 40,
qui boivent et font pipi.

² NdT : « impuissance apprise », terme psychologique : « Très proche du syndrome dépressif,
l’impuissance apprise ou résignation acquise (traduction de l’anglais Learned Helplessness ) est un
sentiment d’impuissance généralisée provoqué par le fait d’être plongé de manière répétée et durable
dans une situation où nos efforts ne sont liés à aucun résultat, ou à laquelle on ne peut pas échapper ».

Penses-y

par un·e Féministe par défaut

Pourquoi féministe ?

Le simple fait d’avoir de l’amour pour soi, en tant que femme, c’est être
étiquetée féministe . Se percevoir comme ayant autant de valeur qu’un
homme, c’est être étiquetée féministe . Respecter son corps, en tant que
femme, assez pour exiger qu’il soit traité avec respect, se faire entendre
quand il ne l’est pas, c’est être étiquetée féministe dans cette société. Se
sentir suffisamment concernée par la santé des autres femmes pour
réclamer des changements drastiques dans un système médical qui porte
gravement atteinte à la santé des femmes, c’est être étiquetée féministe.
Riposter face aux viols et aux abus et ensuite défendre cette position,
c’est être étiquetée féministe. Refuser d’accepter la dégradation de son
propre genre comme relevant d’un statu quo, c’est être étiquetée
féministe . Demander le respect dans des milieux où il n’est pas souvent
accordé, c’est être étiquetée féministe. Être aussi bruyante qu’un
homme, aussi fière qu’un homme, aussi sûre de soi qu’un homme,
prendre autant de place qu’un homme et s’attendre à être traitée avec
autant de valeur qu’un homme, être indépendante, dire ce que l’on pense,
ne pas se laisser faire lorsqu’on est attaquée, faire n’importe laquelle de
ces choses en tant que femme c’est se voir accusée d’être malpolie, de
chercher l’embrouille, d’être sans-gêne, de dépasser les bornes, d’être
masculine, bref d’être une féministe.

Je n’ai pas choisi d’être féministe. Je suis simplement une femme et me
suis engagée à être respectée en tant que telle. Mais dans une société où
« femme » est synonyme d’objet, d’irrespect, de « sexe faible », je ne
peux pas être simplement moi-même. Et donc « être moi » est considéré
comme féministe. Et donc, en tant que telle, j’accepte cette étiquette et
je résiste et me bats.

Pourquoi allié ?

Le simple fait d’être né homme dans un monde patriarcal, c’est détenir
un excédent de pouvoir en régime patriarcal. Te voir juste en tant que
toi-même, plutôt que comme appartenant à un groupe social genré et
dominant les autres genres que le tien, c’est un privilège du patriarcat.
Savoir que ton corps sera représenté et respecté dans le monde social,
c’est un privilège du patriarcat.

Ne pas avoir besoin de savoir ou de t’inquiéter de comment les autres
corps genrés sont traités par le système médical, c’est un privilège du
patriarcat. N’avoir que rarement à craindre d’être violé ou à prendre
position contre le viol est un privilège du patriarcat.

Accepter comme allant de soi que des ressources et des privilèges
supplémentaires soient accordés au sexe masculin, c’est un privilège du
patriarcat. Recevoir du respect même lorsqu’on ne le mérite pas, c’est un
privilège du patriarcat.

Parler haut et fort, être fier, sûr de soi, prendre de la place et s’attendre à
être traité avec valeur, être indépendant, dire ce que l’on pense, ne pas se
laisser faire lorsqu’on est attaqué, faire n’importe laquelle de ces choses
en tant qu’homme c’est être vu comme résolu, charismatique, ambitieux,
dynamique, fort, viril, autrement dit disposer des privilèges du patriarcat.

Tu n’as peut-être pas choisi de recevoir ces privilèges du système
patriarcal. Tu as simplement été assigné homme et donc tu t’y identifies
et te présente comme tel. Mais dans une société où « homme » est
synonyme de pouvoir, de domination, de « sexe fort », tu ne peux pas
juste rester les bras croisés.

Tu es un homme dans un « monde d’hommes »¹ avec tous les privilèges
que le patriarcat maintient. Et donc, en tant que tel, il en va de ta
responsabilité de combattre cette structure de pouvoir inégal. Il en va de
ta responsabilité de choisir de devenir un allié.

Exercice :
1. Pense aux pouvoirs que tu détiens en tant qu’homme. Écris quels sont
ces pouvoirs.

2. Pense à la façon dont ce pouvoir t’affectes, toi, les personnes non
genrées « homme » et la société dans son ensemble. Décris ces effets.

3. Réfléchis aux raisons pour lesquelles tu choisis d’être un allié. Écris-
les.

4. Pense maintenant à la façon dont tu seras un allié. Note les moyens
pratiques qui te permettront de lutter contre le déséquilibre de pouvoir
et de travailler à démanteler le patriarcat en toi et au-delà.

Notes de bas de page

¹ NdT : « in a man’s world » dans le texte en anglais. C’est peut-être une référence à la chanson « It’s a
Man’s Man’s Man’s World » écrite par James Brown et Betty Jean Newsome.

² NdT : « impuissance apprise », terme psychologique : « Très proche du syndrome dépressif, l’impuissance apprise ou résignation acquise (traduction de l’anglais Learned Helplessness ) est un
sentiment d’impuissance généralisée provoqué par le fait d’être plongé de manière répétée et durable
dans une situation où nos efforts ne sont liés à aucun résultat, ou à laquelle on ne peut pas échapper ».

II. Que pouvons-nous accomplir ?

Des mecs dans une maison

par Toby

Vivre avec d’autres mecs ne m’a pas toujours empli de joie ni de la
sensation de faire communauté. Pendant une grande partie de ma vie
« pas-chez-mes-parents », vivre avec d’autres mecs a surtout été un
moyen de réduire le loyer, d’avoir accès à une sélection musicale élargie
et à des amitiés superficielles (des « potes de beuverie »). Ce n’est que
depuis quelques années que mes colocataires masculins sont devenus des
personnes vers qui je peux me tourner pour obtenir de l’aide et de
l’attention, de l’amitié réelle (même sobres !), des gens qui peuvent
m’aider à gérer mes merdes et qui peuvent pareillement se tourner vers
moi. Inutile de dire que c’est bien plus gratifiant de vivre avec ces mecs
que ça ne l’a jamais été.

Des groupes d’hommes sont entrés et sortis de ma vie – certains supers,
d’autres médiocres, et parfois les qualifier de « groupe » était déjà un
bien grand compliment. Une partie du problème, au début de mon
expérimentation, était que je n’avais pas vraiment compris, que je ne
savais pas ce qu’était un groupe d’hommes. Je savais juste que nos amies
socialisées femmes avaient mentionné, au moins quelques fois, que ce
serait génial « si vous tous, les mecs, vous pouviez avoir un moment
ensemble et parler ». Alors pourquoi pas, vu qu’on parle tout le temps
(tooouut le temps). On se voyait de temps en temps, on se félicitait
mutuellement de prendre cette initiative, on parlait de ce dont on
pourrait parler, puis on choisissait l’heure de la prochaine réunion... Pas
le plus transformateur, c’est le moins qu’on puisse dire.

Tout cela se passait en parallèle des réunions de maison, pendant
lesquelles les mêmes choses étaient régulièrement pointées du doigt : qui
délaissait la vaisselle ; à la dernière fête, j’ai à peine dit un mot parce que
les mecs parlaient tout le temps ; mon bol préféré est toujours sale ; j’en
ai marre d’être interrompu·e ; qui s’approprie toutes les tasses ; seuls les
gars sont capables de faire les projets de construction amusants ; peut-
être qu’on devrait ralentir la picole ; l’évier déborde littéralement de
vaisselle, au point qu’on ne puisse plus y remplir un verre d’eau ; ne
mettez pas de savon dans les poêles en fonte ! Bien sûr, il n’y avait pas
que des gars qui laissaient de la vaisselle sale derrière eux, mais
beaucoup de problèmes venaient de nous. Les mecs de la maison ont
donc décidé qu’on devrait s’organiser ensemble pour gérer nos merdes.

En réfléchissant à ce que nous devrions faire pendant nos réunions, et à
comment nous devrions nous y prendre pour corriger le tir, nous avons
eu quelques révélations profondes (pour nous). D’abord, nous ne
pouvions pas simplement tout corriger. Qu’est-ce que ça changerait si
tous les mecs de la maison étaient d’accord pour prendre en charge la
vaisselle laissée de côté ? Bien sûr, finies les discussions sur la vaisselle
aux réunions de la maison (comme elles seraient courtes !). Fin du
patriarcat ? Malheureusement non. Et c’est valable pour n’importe quel
problème que nous pourrions essayer de régler dans notre maison. Qui
utilise les outils électriques, qui prend plus de place, qui se sent à l’aise
dans les fêtes... Ce n’est pas pour autant une perte de temps de s’assurer
que nos milieux de vie soient aussi sûrs et sains que possible ; mais si
notre travail s’arrête au pas de la porte de la maison, on a raté l’essentiel.

Il y a des millions de raisons pour lesquelles il est important de
commencer des groupes d’hommes, et la problématique domestique a
été notre point de départ. Nous voulions également reconnaître que ça
ne devrait pas toujours être à nos amies socialisées femmes de signaler
les problèmes, mais que nous devions reconnaître notre part de
responsabilité et s’en préoccuper tous ensemble. Bien qu’aucun d’entre
nous n’ait été accusé d’agression sexuelle, ce sont principalement des
mecs qui le sont – nous voulions donc être prêts à aider à faire face à
cette situation si elle arrivait. Mais ce n’est pas seulement à l’occasion de
violences extrêmes, comme lors d’agressions sexuelles, que le patriarcat
révèle son ignoble visage. La violence passive et quotidienne du
patriarcat est ce qui rend possible ces incidents de violence active : la
volonté d’interrompre les personnes socialisées femmes plus souvent que
celles socialisées hommes ; croire instantanément un autre mec tout en
remettant sans cesse en question les faits/jugements/idées d’amies
femmes ; l’incapacité générale de mecs à faire preuve d’amour et de
soin ; parler plus longtemps, plus fort tout le temps et ainsi prendre tout
l’espace disponible ; estimer que les mecs sont « juste plus cool » ;
sexualiser le corps des femmes à la moindre occasion, par des regards
indiscrets, des blagues et des commentaires grossiers ; la liste pourrait
s’étaler sur des pages entières. Le fait est que nous vivons dans une
société qui a des préjugés positifs envers les hommes (et les blanc·he·s, et
les riches, et les hétéros, et les personnes valides...), et il en résulte
qu’être un homme, c’est détenir de nombreux privilèges. Et tout cela est
généralement invisible. Toutes les choses que nous n’avons pas besoin de
remarquer, que nous ne verrons ou n’entendrons jamais et auxquelles
nous n’auront certainement jamais à penser si nous ne le désirons pas...
ce sont ces choses sur lesquelles les groupes d’hommes doivent travailler.

Malheureusement, aucun groupe d’hommes ne pourra à lui seul se
débarrasser du patriarcat et créer une société plus juste et plus équitable,
où chacun·e puisse être qui iel est sans crainte et sans douleur. Mais je
sais que dans ma vie, c’est le temps que j’ai passé avec d’autres mecs (que
ce soit en groupes formels ou simplement en ayant de vraies discussions)
qui ont été les meilleurs moments de ma vie pour travailler ma
socialisation en tant qu’homme. Dans une certaine mesure, nous savons
ce que les autres traversent, je suis capable de comprendre à quel point il
est difficile de lutter contre ses privilèges et d’aller au fond des choses, de
chercher pourquoi je traite les gens comme je le fais. Ce sont d’autres
gars qui sont capables de me soutenir quand je fais une erreur et que j’ai
besoin d’aide pour comprendre ce que j’ai fait, et comment ne pas le
refaire. Sans un espace dédié qui rende cela possible, on n’en parle
généralement pas.

Ce premier groupe de maison s’est réuni pendant quelques années. Non
seulement nous avons cherché à rendre notre maison plus safe – que ce
soit par notre comportement ou lors des fêtes et repas collectifs –, mais
nous avons réussi à nous confronter à certaines de ces choses
insidieuses. Ces choses qu’il est difficile de voir et vraiment difficile à
entendre quand quelqu’un d’autre le voit en toi. Cet environnement
favorable m’a permis de prendre certaines des premières mesures
concrètes en vue de remettre en cause mon propre privilège. Nous avons
eu le temps chaque semaine de raconter ce sur quoi nous travaillions en
nous-mêmes, et de nous dire les uns aux autres ce que nous pensions que
les autres pourraient faire (beaucoup plus difficile à dire).

Chaque réunion se terminait par la description d’un scénario que l’un
d’entre nous avait vu, et pour lequel il aurait voulu savoir comment
réagir – du harcèlement de rue, un commentaire foireux à une fête, voir
un type mettre à terre sa partenaire... La réunion suivante commençait
par ce que chacun d’entre nous aurait fait dans cette situation pour
intervenir ou la dénoncer. C’est l’un des moyens qui a contribué à élargir
notre champ d’action de notre petite bulle au monde réel.

Le groupe des mecs de la maison s’est effondré quand on a tous
déménagé. Mais d’autres maisons dans lesquelles j’ai vécu ont eu des
groupes similaires – et heureusement, aucun d’eux n’a conduit à faire la
vaisselle des autres.

Qu’est-ce qui nous motive ?

par Matt

J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ce que je dois faire en tant que
personne socialisée homme s’étant engagée à soutenir les objectifs
féministes. Je n’ai pas autant réfléchi au pourquoi. Je parle pas tant de la
question de « Pourquoi lutter pour la libération collective et la fin du
patriarcat ? » mais plutôt de « Pourquoi moi ? Pourquoi est-ce que je
m’identifie en tant qu’individu comme un allié masculin ? »

J’aimerais donc poser la question, autant à moi-même qu’aux lecteurs de
ces mots : « Pourquoi faisons-nous¹ cela ? Quelle est notre
motivation ? »

Pour être de meilleures personnes ? Pour être des partenaires intimes
attentionnés et responsables ? Pour apaiser la honte et la culpabilité ?
Pour couvrir de manière plus convaincante nos erreurs passées et
détourner l’attention de nos défauts ? Pour créer des structures pour une
prise en charge significative ? Pour répondre à une demande de
quelqu’un·e que nous avons blessé ? Pour créer ou renforcer une
communauté ? Pour participer à développer des mouvements pour la
justice qui soient vraiment durables ? Pour cultiver l’image radicale
parfaite ? Pour s’intégrer ? Pour être remarqués ? Pour contribuer, par
tous les moyens dont nous disposons à résister à la violence et la
déshumanisation ? Pour faire preuve de solidarité envers les femmes et
les personnes trans et queer ? Pour faire croire aux gens que nous
sommes différents et safe ?

Peut-être que les motivations dans le paragraphe ci-dessus devraient être
une checklist². Coche celles qui s’appliquent à toi. Si je devais le faire, en
réfléchissant sincèrement et en étant au clair avec la façon dont je me
suis engagé dans la lutte féministe depuis l’âge d’environ 18 ans, je
cocherais probablement chaque ligne, certaines avec de grandes marques
en gras, faites avec une conviction profonde, et d’autres avec réticence,
peut-être au crayon pour que je puisse les effacer si je crains de partager
la liste avec quelqu’un·e d’autre.

Et toi ? Tu cocherais lesquelles ? Réponds honnêtement.

C’est l’un des nombreux aspects avec lesquels je galère dans le fait d’être
un allié mec. C’est l’une de ces ironies inconfortables et troublantes :
s’identifier comme un mec féministe rend évidemment possible un
certain degré de dérision et d’ostracisme si l’on est particulièrement franc
avec les autres hommes mais apporte aussi souvent de nombreux
avantages. En fait, je parie que la plupart d’entre nous qui s’identifient en
tant qu’hommes et ont fait publiquement allégeance au féminisme ont
entendu ça : « Il le fait juste pour s’envoyer en l’air ». Je sais que je l’ai
entendu dire et que je l’ai rejeté du revers de la main.

Mais dans le passé, j’ai souvent traité cette accusation grossière et
manichéenne avec quelques pensées peu nuancées, et arrivais
rapidement à la conclusion confortable que je n’avais à peu près rien à
craindre. Après tout, je ne me crois pas capable d’une telle inversion
perverse des idées féministes. Mais en y pensant un peu plus
intentionnellement, plus sous la surface, il y a la suggestion que nos
motivations ne sont pas toujours aussi pures qu’on le souhaiterait - que
hommes et féministes, quand ils sont nommés ensemble, doivent
toujours être considérés avec un sain scepticisme - et qu’il y a là des
bénéfices dont nous profitons et auxquels nous pourrions ne pas prêter
assez d’attention.

En fin de compte, je pense que l’idée est la suivante : ce que nous
pourrions appeler le privilège masculin est une chose collante et durable,
c’est ce qui rend les choses difficiles à déconstruire et dépasser. Ce n’est
pas facile à mettre de côté, ça ne disparaît pas en empruntant l’étiquette
« féministe » ou « allié masculin ». Au lieu de ça, il semble que ces
privilèges restent avec nous, même une fois intégrée la conscience
féministe et au-delà encore, parfois de façon déformée. Même parmi les
féministes de tout genre, le patriarcat fonctionne toujours au détriment
des femmes, des personnes trans et queer et au profit des hommes. Un
exemple : comme dans d’autres domaines, il existe un tas de termes
péjoratifs qui sont utilisés pour attaquer et discréditer des femmes
féministes ; aucun ne me vient à l’esprit en ce qui concerne les hommes
féministes.

J’ai reçu une lettre il y a environ un an d’une personne avec qui j’ai eu
une relation à l’université. On ne s’était pas parlé depuis presque deux
ans et elle m’a écrit pour m’expliquer certaines des façons dont je l’avais
blessée pendant notre relation. Parmi les choses qu’elle dit, elle dit
notamment avoir appris de moi à se méfier des hommes qui prétendent
être féministes pour mieux se livrer en privé aux types de
comportements qu’ils dénoncent. J’ai répondu en reconnaissant comme
vrai tout ce qu’elle m’avait dit.

En réfléchissant à mon comportement depuis, j’ai réalisé que la
dynamique en jeu était un peu plus compliquée que le simple fait
d’utiliser le féminisme comme levier dans mes relations avec les femmes.
Ce qu’il s’est passé, de ce que j’en comprends aujourd’hui, n’était pas tout
à fait une exploitation consciente du féminisme. Je suis toujours certain
qu’il y avait plein de vraies motivations à mon engagement féministe.
Mais, ce n’est pas un hasard si j’ai investi massivement plus d’efforts dans
le fait d’être un féministe dans ma vie publique que dans ma vie privée.
J’ai travaillé dur à cultiver l’image d’un homme engagé, féministe et me
suis mis en première ligne de plusieurs projets féministes. J’étais prompt
à juger d’autres hommes pour toute défaillance perçue à la conscience
féministe. Pendant ce même temps, j’étais paresseux quant à ma façon de
penser et de me comporter quand il s’agissait d’intimité et de relations
interpersonnelles. Je sais que mes activités féministes publiques ont
suggérées que les gens pouvaient s’attendre à un certain niveau de soin
et d’intentionnalité dans mes relations intimes. Il s’est effectivement
avéré pour plusieurs de mes partenaires que je n’étais pas à la hauteur.

Je ne suis pas devenu féministe pour blesser d’autres personnes ; je suis
devenu féministe parce que je croyais en la justice de genre et en la
libération collective. Mais, je me suis investi là où je pouvais en tirer
profit et suis devenu négligent quand il s’est agi de choses délicates et
interpersonnelles que de toute façon la plupart des gens n’allaient jamais
voir. En conséquence, j’ai sacrifié mes relations avec un certain nombre
de femmes dont j’étais proche, parce que je n’ai pas réussi à les traiter
avec le niveau de soin que requiert la vulnérabilité qui vient avec
l’intimité.

Je partage cet exemple de ma propre vie, mais pas parce que je veux me
concentrer sur la dynamique particulière des hommes revendiquant le
féminisme en public et se révélant être de piètres partenaires intimes en
privé. Bien que je pense qu’il s’agit là d’un problème commun et grave, je
veux que mon expérience serve à illustrer un point plus général. Même
avec les bonnes intentions que je croyais avoir, j’ai échoué à créer une
cohérence dans mon engagement envers le féminisme et, ce faisant, j’ai
permis au statut que j’ai obtenu en tant que mec féministe publiquement
visible de remplacer mon engagement réel à traquer le patriarcat, où qu’il
se trouve en moi. Dans cet échec, j’ai blessé d’autres personnes et trahi
mes propres croyances. Créer l’image d’un engagement responsable
d’allié masculin et s’engager envers le féminisme dans tous les aspects de
la vie sont deux choses très différentes. Moi-même, et plusieurs des
hommes identifiés féministes que je connais, avons fait de la première
une priorité sur l’autre.

J’ai vu ces dynamiques se dérouler de toutes sortes de façons. Je connais
des gars qui dénonceront publiquement et à haute voix quelqu’un accusé
de violence sexuelle mais qui n’iront jamais offrir de soutien aux
survivant·es ou demander des comptes à l’auteur de ces mêmes actes. Je
vois des hommes porter le féminisme comme une insigne avec les
femmes lorsqu’ils les rencontrent pour la première fois, tandis qu’ils
délaissent ces mêmes idéaux avec leurs ami·es et collègues dans le travail
politique. Je connais beaucoup d’hommes qui courent pour être les
premiers à crier la phrase écœurante et tellement répétée : « C’est
vraiment abusé » en réponse à une histoire d’incident sexiste, mais qui
semblent peu investis pour découvrir comment ils sont eux-mêmes dans
l’abus. J’en suis sûr, nous pouvons tou·s·tes penser à un exemple, ou
deux, ou beaucoup d’autres, à ajouter ici.

Le fait est que dans tous les cas, il y a une tension entre l’identité que ces
hommes veulent revendiquer et leurs actions. Leur engagement au
féminisme n’est pas fiable. Se servent-ils du féminisme dans le but de
faire oublier leurs autres merdes et s’en tirer à bon compte ? Je crois que
dans la plupart des cas, la réponse est non. Au lieu de ça, je pense que ces
gars se sont engagés dans le féminisme, assez loin pour en connaître le
jargon, citer quelques théoricien·nes, tempérer leurs pires pulsions
masculines, et recevoir, de temps en temps une tape dans le dos pour être
de « bons gars ». Ils n’ont pas été au bout, seulement au point où les
incitations extérieures prennent fin et où le véritable travail sur soi
commence.

C’est là, je pense, que les hommes peuvent s’entraider et que les groupes
d’hommes peuvent jouer un rôle crucial. Nous devons nous fournir les
uns les autres un soutien critique. Nous devons nous signaler les uns les
autres nos incohérences et nos contradictions pour nous aider à voir
clairement les endroits où nous ne tenons pas nos promesses envers
nous-mêmes et envers les autres, et nous encourager chacun à nous y
pencher sérieusement et à travailler dur pour changer. Je pense que les
« groupes d’hommes » sont un raccourci maladroit parmi toute la
panoplie de façons dont on peut le faire. Je ne pense pas qu’il y ait une
formule ou un modèle qui fonctionnera pour chaque personne, groupe,
communauté ou situation. Il y a beaucoup d’idées et de suggestions
offertes par d’autres auteur·ices dont les écrits sont inclus ici. Mais, je
crois vraiment que c’est un travail dont les hommes doivent assumer la
responsabilité et dans lequel nous devons nous soutenir les uns les
autres. Répondons au « pourquoi ? » (Pourquoi faisons-nous cela ?
Quelle est notre motivation ?) et soyons vigilants quant aux récompenses
qui découlent de ce travail. Nous avons besoin de relations de solidarité
et de responsabilité mutuelle, et non de reconnaissance pour être les
« gentils ». Notre engagement interpersonnel et privé envers le
féminisme devrait refléter notre position publique.

Pour conclure, je veux revenir sur « que faire ». En fin de compte, je
pense qu’il n’y a pas grand-chose que nous puissions faire pour être sûrs
que nous ne profitons pas de notre identification à la lutte féministe.
Comme je l’ai dit plus tôt, nous ne pouvons pas simplement faire
disparaître nos privilèges. Être vigilant est important, tout comme le fait
d’être toujours prêt à écouter et à répondre de façon significative lorsque
des préoccupations sont soulevées au sujet de notre identification avec le
féminisme ou avec notre comportement. Au final, peut-être que le
meilleur moyen d’être vigilant aux raisons qui nous poussent à agir c’est
de ne rien lâcher vis-à-vis de ce que l’on fait.

Comme je l’ai mentionné plus tôt, je pense qu’on peut facilement
s’identifier au féminisme et obtenir pour résultat de récolter de
nombreux avantages sans se soumettre à un grand nombre de
contraintes et de risques. Mais, si l’on est pleinement engagé, que l’on
travaille à la fois en public et en privé pour la justice entre les sexes, les
risques et les récompenses peuvent s’équilibrer de manière plus équitable
et effacer les incitations à s’engager à mi-chemin du féminisme.

Quelles sont les choses que nous pourrions nous engager à réaliser
ensemble ?

Travaillons-nous, seuls et avec les autres à démêler les biais par lesquels
le patriarcat s’est insinué dans nos vies et nos êtres pendant des années
d’immersion profonde dans une société malade ? Sommes-nous en train
de mettre en lumière les erreurs et les luttes – grandes et petites,
publiques et privées – que la plupart d’entre nous pourraient plus
confortablement garder cachées du monde ? Sommes-nous en train de
nous rendre vulnérables aux autres hommes, d’une manière que
beaucoup d’entre nous trouvent inconfortable, troublante, inhabituelle ?

Est-ce que nous nous poussons les uns les autres à nous améliorer, à
reconnaître nos erreurs et à nous soutenir pour les dépasser ? Est-ce
qu’on parle avec d’autres hommes qui n’ont pas vraiment réfléchi à leurs
propres privilèges auparavant en soulignant quels comportements sont
inappropriés et les choses sur lesquelles ils doivent travailler ? Sommes-
nous prêts à parler avec les autres de certaines parties de notre vie privée
et intime dont nous ne sommes pas fiers, des erreurs et des promesses
que nous n’avons pas tenues ? Lorsque nous écrivons ou parlons de
notre engagement envers le féminisme, est-ce que nous le faisons depuis
nos propres expériences et combats, ou est-ce que l’on restreint notre
discours public à l’impersonnel et au normatif³ ? Est-ce que l’on accepte
qu’aucun de nous ne se débarrassera jamais complètement de la
persistance et de la continuité du conditionnement patriarcal et que nous
devons tous commencer quelque part ?

Rappelons-nous la formulation féministe selon laquelle le personnel est
politique. Agir politiquement en solidarité avec les personnes les plus
directement touchées par le patriarcat est important. Le fait d’être un
bon ami, un bon partenaire, un bon allié l’est tout autant. Efforçons-nous
d’être cohérents (et fiables⁴) dans notre engagement à éradiquer le
patriarcat dans nos vies, où que nous le trouvions.

Notes de bas de page

¹ Nous : je m’identifie ici avec ceux d’entre nous qui profitons des privilèges masculins et se sont
engagés à résister au patriarcat.

² NdT : checklist n’est ici pas traduit, faute de correspondance. Il s’agit d’une liste dans laquelle on est
invités à répondre aux questions afin d’évaluer la situation. On pourrait le traduire par « liste de
contrôle/vérification ».

³ NdT : normatif : qui émet des jugements de valeur, institue des règles, des principes.

⁴ NdT : cette parenthèse est un ajout de traduction, puisque le mot anglais coherent signifie à la fois
fiable et cohérent.

III. Comment faire pour rester responsables ?

Je hais David Attenborough

par Geyl Fling Force Wynd

Je veux parler des groupes d’hommes. De ce
qu’ils peuvent faire et de ce que je pense
qu’ils ne devraient pas faire. Mon
expérience avec eux est un petit peu désuète
et limitée, puisque j’ai passé ma vie d’adulte
en tant que femme, mais il y eu un court
laps de temps entre mon adolescence et le
début de la vingtaine où j’ai vraiment retiré
de bonnes choses de ma participation à un
groupe « anti-pat » ou anti-patriarcal
masculin.

Ok, donc je déteste David Attenborough¹.
J’aime bien ses documentaires animaliers
mais ses commentaires (ou ceux des autres)
les rendent insupportables. Je suis surtout
en colère contre la manière dont sa voix,
telle Dieu ou Big Brother, nous dit ce que
font les animaux et pourquoi ils le font.
« ....regardez le mâle préparer une danse
nuptiale pour impressionner la femelle... »
Comment est-ce qu’il le sait, putain !? C’est
pas comme s’il avait demandé à l’animal. Il
ne cite jamais les études, explique rarement
d’autres théories sur le comportement
animal, ne mentionne même pas les
animaux « homosexuels, intersexuels et
transgenres » (lire Biological Exuberance ) et
explique tout à travers la question de
l’accouplement. Je pense que c’est de la
science de bas étage, mais tout le monde est
teeeeeellement prêt à accepter l’autorité
d’une voix anglaise désincarnée.

Quoi qu’il en soit, je voulais vous raconter une histoire qu’on entend très souvent
sur les éléphants, et comme David Attenborough, je ne vais pas en citer l’origine.
C’est irresponsable et hypocrite, mais vraiment, les détails n’ont pas d’importance,
lisez :

– Les éléphant·es sont matriarcaux·ales. Cette affirmation est tirée du fait qu’il y a
une femelle alpha du troupeau qui conduit un groupe d’éléphant·es aux bons points
d’eau et les tient écarté·es du danger. Les jeunes éléphants mâles vivent avec le
troupeau jusqu’à ce qu’ils deviennent adolescents, puis la femelle alpha les expulse
du troupeau s’ils n’arrêtent pas d’être sexuellement agressifs envers les éléphantes
femelles. Les « mauvais garçons » éléphants doivent aller s’entraîner à être de bons
pachydermecs² avec des éléphants plus âgés pendant quelques années, et ensuite ils
peuvent revenir dans le troupeau.

Super histoire hein ? Les éléphant·es ont un système, et peut-être que c’est plus ou
moins pareil qu’un groupe anti-pat. Il est agréable de penser que ce genre de chose
arrive naturellement dans le monde entier. Je pense vraiment qu’il y a des éléments
de cette histoire qui me rappellent de bons groupes d’hommes.

 devoir rendre des comptes à un groupe de femmes

 enseigner aux (jeunes) mecs qui ont merdé comment se comporter

Quelque part, c’est tout ce que je veux qu’un groupe d’hommes fasse, et si votre
groupe d’hommes fait cela, je ne sais pas s’il y a autre chose à dire, mais j’en dis da-
vantage...

Malheureusement, l’histoire des éléphant·es, comme celle des groupes d’hommes, se
retrouve coincée dans le paradigme de l’accouplement hétéro et non-transgenre
d’Attenborough. Indépendamment de la façon dont le processus de « mentorat » est
différent pour les éléphant·es homosexuel·les ou transgenres (et IL Y A les deux,
mais je ne me souviens pas des détails), les humain·es ont une large gamme
d’expressions de genre et de façons de manifester leur préférences sexuelles ; il en
découle une large gamme de privilèges et d’expériences de genre associées à la
violence, à la sexualité, à la sécurité, bla bla etc. En résumé : il y a des gens qui ne
sont pas des hommes qui bénéficieraient d’un groupe d’hommes et il y a des
hommes qui pourraient en bénéficier si les groupes d’hommes comprenaient mieux
comment leurs identités intersectionnelles affectent leur relation au patriarcat (les
hommes trans, les hommes racisés, pédés³ , etc.)

Je ne me fais pas confiance pour « dire les choses telles qu’elles sont » à propos des
expériences des autres alors ne me crois pas sur parole, va lire/parler à d’autres
personnes. Ce que je veux dire, c’est que se focaliser sur les identités homme, mâle,
hommes, place les autres personnes dans une position incongrue. Il se passe la
même chose dans les espaces pour femmes. C’est pourquoi certains espaces
féministes ont remplacé la « mixité choisie meufs » par la « mixité choisie meufs et
personnes trans ». Je ne propose pas que « seulement entre mecs » soit remplacé
par « mecs et personnes trans ». Je veux dire, peu importe, fais ce que tu veux, je
serai curieuse de voir ce que ça donne, mais j’ai aussi eu l’occasion d’avoir une
expérience personnelle montrant comment « meufs et personnes trans » a échoué
dans son objectif d’inclusion/libération des personnes transgenres.

J’ai une suggestion de solution, mais ça c’est pour après.

Il y a beaucoup de rituels pour tisser des liens entre mecs dans la culture populaire
américaine qui sont stupides (d’après moi), et qui sont généralement l’occasion de
former l’essentiel des hiérarchies patriarcales. Je ne suis pas particulièrement
intéressée par un archétype du « mâle-alpha féministe ». Je ne sais pas si c’est
comme ça que les éléphants fonctionnent, genre, est-ce que les plus âgés intimident
et poussent les plus jeunes vers une masculinité appropriée ? Ça ne me donne pas
l’impression que ça marcherait. Je pense que ça créerait de nouvelles couches de
rage refoulée et je pense que les éléphants sont plus intelligents que ça.

Je pense qu’il y a un problème avec les hommes qui se réunissent explicitement
dans des espaces exclusifs, en non-mixité mecs. Comment suis-je supposée faire
confiance à un groupe de mecs pour « parler de leurs casseroles » et qu’ils ne se
retrouvent pas à se donner des tapes dans le dos ou à développer des méthodes de
sociopathes pour apaiser des femmes en colère ? Je ne peux pas, à moins que des
gens en dehors de cette réunion puissent savoir de quoi on y parle ou voient des
résultats tangibles.

Ok, nouvelle série d’histoires, ça pourrait devenir personnel....

À Denver, où j’ai grandi, mon ancienne équipe d’anars était en partie formée
d’ancien·es membres d’un groupe féministe mixte (riot grrrl ?) appelé SABOTAGE
(Sisters And Brothers Organised Towards Achieving Gender Equality / Soeurs et
frères organisé·es pour la réalisation de l’égalité des genres). Oui, c’était un très bon
acronyme – c’était peut-être ce qu’il y avait de mieux d’ailleurs. On était presque
tou·s·tes au lycée ou on en sortait juste et notre but manifeste était de faire en sorte
que la scène punk de Denver ne soit plus sexiste. Je n’ai pas une analyse claire de la
raison de sa dissolution ; je pense que ça avait beaucoup à voir avec les mecs
prenant trop de place dans les réunions. Donc, en gros, le même groupe de
personnes a formé deux groupes, un collectif de femmes et un groupe d’hommes
anti-pat. Le principe était que les sujets de conversation du groupe des hommes
soient créés par le collectif des femmes (qui ont fait vraiment beaucoup plus comme
écrire des brochures, planifier des évènements etc.).

C’était juste au moment où je faisais mon coming out en tant que personne trans, je
me sentais seule, bla bla rejetée par ma famille, et cette équipe anarcha-punk-
féministe était ma nouvelle famille. Rétrospectivement, c’était un peu obscène et
dommageable que mon genre soit devenu un tel spectacle dans cette nouvelle ère
d’organisation féministe genrée et binaire. La solution à la fluctuation de mon
genre fut de me donner la « double citoyenneté » dans ces groupes qui travaillaient
en tandem.

Ce qui m’amène à la partie à laquelle je voulais en venir, où des gens du groupe
d’hommes se sont dits mal à l’aise à l’idée que des femmes y assistent. Les femmes
du groupe disaient, « nous voulons y assister, juste pour voir ce que les gens
disent ». Certains du groupe d’hommes voulaient dire non, pensant qu’ils ne
seraient pas à l’aise à parler de leurs idées les plus aberrantes ou de leurs
comportements patriarcaux en présence de femmes. (En fait je me souviens pas de
tant de conversations profondément sinistres.)

Alors ouais, ça m’a offensée. « Bonjour, je suis une créature femme⁴, j’assiste à ce
truc, vous n’avez pas l’air mal à l’aise avec moi. Comment ça se fait ? » Bla bla, il y a
eu débat mais à la fin, d’autres meufs ont commencé à y assister aussi et devinez
quoi, ça n’a pas détruit le groupe des hommes ! Est-ce que les hommes parlaient
avec moins d’honnêteté face au jugement des femmes présentes ? Peut-être, mais je
ne pense pas que la salle de réunion ait été le lieu pour dire ce qu’il y a de plus
bouleversant de toute façon. Je crois que le groupe de mecs anti-pat s’est présenté
et nous a aidé·es à être plus à l’aise pour parler en tête-à-tête de nos
comportements privilégiés, de nos sentiments, de nos merdes et de nos désirs
homo-sociaux/sexuels. Et ouais, merde, je pense que tous les arguments pour avoir
un espace « réservé aux hommes/en non-mixité mecs » sont chiants. Il n’est pas
NÉCESSAIRE d’avoir un groupe fermé basé sur l’identité pour cultiver une
opposition à la culture patriarcale.

Thèse #1 ; ne les appelez pas « groupes d’hommes » ; appelez-les groupes anti-pat(-
riarcat), et laissez ouverte l’identité des participants. Si vous avez besoin d’énoncer
ce que vous faites par exemple ; travailler à désapprendre les comportements
patriarcaux
, faites-le.

Ok, donc pour continuer avec l’histoire de mon expérience à Denver et sur ma
seconde thèse, c’était des années plus tard, et une autre incarnation d’un groupe
anti-pat masculin avait vu le jour. DUDEBRO (Dudes Unlearning Diabolical
Education, Be Radical Okay ! / Des mecs désapprenant l’éducation diabolique, soyez
radicaux d’accord !) avait un nom plus cool et un meilleur sens de l’autodérision. Ils
publiaient une brochure hebdomadaire et ont attiré des hommes d’horizons plus
divers que ne l’avaient fait les groupes anti-pat précédents. Je ne peux pas vraiment
en dire plus parce que j’étais loin de m’identifier un tant soit peu comme un homme
et que j’étais beaucoup plus concentrée à tisser des liens avec d’autres personnes
queer et trans.

Mais comment DUDEBRO s’est terminé, c’est ça ma mise en garde. Il y avait eu une
agression sexuelle en ville et certaines personnes qui avaient parlé avec la
survivante voulaient que DUDEBRO fasse quelque chose à ce sujet, c’est-à-dire de
faire en sorte que cet éléphant qui avait merdé assiste aux réunions. DUDEBRO
était genre, « euuuh, non ? » Les gens ne se sentaient pas d’être dans une pièce
avec un violeur avéré et doutaient qu’ils puissent avoir un effet positif sur lui de
toute façon, parce qu’il avait été assez clair sur le fait qu’il n’allait pas se
responsabiliser (ps. je me souviens pas de tout et peut être que je me trompe –
c’était il y a un moment.)

C’est la dernière chose que j’ai entendue de ce groupe anti-pat. Ils se sont dissous
quelque temps après, et je pense (peut-être que d’autres personnes ont un meilleur
aperçu que moi) que c’est peut-être à cause de ça. Je ne déteste pas les mecs qui
faisaient partie de ce groupe, ils étaient et restent parmi les hommes les plus dignes
de confiance avec qui j’ai jamais travaillé sur des questions de sexisme, et je pense
en partie parce qu’ils ont bossés sur leurs propres casseroles pendant si longtemps.
Aussi, je ne peux pas vraiment détester quelqu’un parce qu’il a posé des limites aux
trucs auxquels il était pas prêt. Je pense que c’était juste un peu décevant. J’aime
raconter l’histoire de DudeBro parce que je pense que si en rejoignant le groupe, ils
avaient envisagés ce genre de choses (se réunir avec des gens qu’ils n’aimaient pas,
faire face au viol), ça n’aurait pas été si effrayant quand on leur a finalement
demandé de le faire.

*Soupir*, qui sait.

Voici un autre souvenir :

Quelqu’un·e : « Je suis un mec, et je sais que ça veut dire que j’ai des privilèges masculins
et tout, mais comment ne pas être un patriarche ? »

Quelqu’un·e d’autre : « C’est bien que tu demandes ça, et peut-être qu’on pourrait
élaborer une liste de comportements patriarcaux que tu pourrais cocher et travailler à ne
pas faire, mais un jour, tu finiras par foirer aux yeux de quelqu’un·e, et peut-être que
juste devenir « pas un patriarche » n’est pas suffisant. Ne « pas être un patriarche » n’est
qu’une position neutre. L’idée c’est peut-être de changer ta perspective pour être
AUTANT investi dans l’éradication du patriarcat que les femmes. »

C’est donc la thèse #2 : si vous devez faire du travail anti-patriarcal, ne vous cantonnez
pas au domaine des idées et des sentiments, soyez prêts à vous investir physiquement et
agir.

Crainte : Parfois je me demande si les groupes d’hommes ne sont pas juste là pour
socialiser les mecs cishétéros, pour qu’ils deviennent des partenaires plus appropriés ? Je
ne veux pas y croire, mais je pense que la puissante association entre la nature mutante
des hormones, les réactions chimique du cerveau, le désir de reproduction de nos gènes,
d’autres réductions biologiques grossières du comportement, le soutien de l’État et du
marché au fait de faire des gosses, les comédies romantiques, le football et d’autres
démons sexistes subconscients nous pousse tou·s·tes vers des familles hétéronucléaires.
Dans cette optique, les éléphants ne s’efforcent d’être « anti-pat » que parce que cela aide
à la survie de leur progéniture, ils se foutent de la totalité, et c’est déprimant parce que les
éléphants détruisent des clôtures électriques en lançant des pierres, et..... Tu vois
pourquoi je déteste Attenborough maintenant ?

Notes de bas de page

¹ NdT : David Attenborough est un rédacteur scientifique, écrivain et naturaliste britannique ; il a été à
la fois acteur et technicien, scénariste et réalisateur, producteur privé mais aussi journaliste télévisé,
contrôleur de la chaîne BBC two, responsable et cadre manager à la BBC, directeur de programme dans
les années 1960 et 1970.

² NdT : « pachydudes » dans le texte original.

³ NdT : traduit de « fags », le terme « pédé » désigne une identité politique qui s’affirme hors de la
norme hétérosexuelle et se positionne par rapport à l’oppression qu’elle subie. Elle se différencie de
l’identité « gay » qui renvoie à une dimension commerciale et à une aspiration à l’assimilation et à
l’intégration dans cette société. (définition extraite de la brochure « Pédés et féminisme »)

⁴ NdT : « lady-creature » dans le texte original.

Avec ou sans toi

La tactique de pression pour accorder la priorité au
consentement et bâtir une contre-culture plus radicale

par Vanessa Vendetta

Il faut sans cesse déployer des efforts pour entretenir l’idée que faire partie d’une
communauté « radicale » exige une auto-critique et un changement radical par rapport à
la façon dont nous avons appris à nous traiter mutuellement en dehors de ces espaces
intentionnels¹. Je n’ai pas décidé qu’aspirer à ce principe et l’exiger des gens avec qui je
partage mon espace serait la façon dont j’allais vivre ou être en relation avec elleux. Mais
j’ai appris à connaître cette partie passionnée de moi-même, ainsi que mes attentes, en
analysant ce qui est devenu un instinct de survie dans le processus de guérison des
diverses manières dont j’ai été trahie au sein de la fausse protection de ce que j’espérais
être une « contre-culture »². Je vis de cette façon parce que, par nécessité, j’ai toujours été
hyper vigilante en ce qui concerne ma survie, et je le suis encore plus depuis que j’ai
appris, au cours de plus d’une décennie et demie d’engagement dans le milieu D.I.Y.³, que
beaucoup d’entre nous sont prompt·es à revendiquer des idéaux qu’ielles ne sont pas
prêt·es à assumer. Cependant, plutôt que cette prise de conscience me fasse renoncer à la
culture radicale, D.I.Y. en général, et perdre foi en celleux qui y adhèrent (je ne veux pas !
je ne peux pas !), ces expériences m’ont amenée à concrétiser la transformation en moi et
en beaucoup d’autres au sein de cette culture qui sont endommagé·es plus ou moins de la
même façon.

Je me rends compte que le processus pour améliorer la situation est énorme et
permanent. Je ne m’attends donc pas à ce que celleux – y compris moi-même –
s’identifiant comme féministe ou comme militant·e antiraciste, anticolonialiste ou autre,
ne soient pas marqué·es par les expériences vécues jusqu’à présent, et par conséquent
nous devons accepter que des erreurs de parcours se produisent inévitablement. Mais je
crois fermement à la tactique consistant à utiliser la pression sociale pour souligner qu’il
y a urgence à transformer ce qui, en chacun·e de nous, incarne l’oppression, afin que ces
communautés intentionnelles puissent devenir des communautés vraiment plus sûres et
pas seulement des milieux politiques.

Dans une sphère particulière de ma vie (parmi tant d’autre), composée en grande partie
de « punks » influencé·es principalement par l’anarcha-féminisme, majoritairement
blanc.hes, queer-friendly et nomades⁴, j’écoute et parle beaucoup avec des personnes
assignées ou identifiées de sexe masculin⁵ des manières différentes dont chacun·e d’entre
nous est affecté·e par la violence sexuelle et sexiste, ou même en est conscient·e.
J’encourage ce genre de conversations entre mes ami·es de manière informelle et
continue. J’organise également des espaces et des rencontres pour animer des discussions
dans ce milieu, sur les façons dont nous (en tant que colons pour la plupart) avons été
acculturé·es pour recréer et tolérer des dynamiques colonialistes et racistes ; et les
questions d’intersectionnalité entre ces divers axes d’oppressions sont parfois discutées
dans des groupes en non-mixité de genre. Dans ces cadres là, il est plus confortable pour
ceux socialisés hommes⁶ d’être intimement en contact les uns avec les autres pour
aborder la tension (et la relation) entre, d’un côté, avoir du pouvoir et des privilèges qui
oppriment les autres, et de l’autre, reconnaître qu’ils ont besoin de guérir.

En raison de mon implication en tant qu’organisatrice et facilitatrice de ces espaces et
expériences partagées, beaucoup de gens qui ont été socialisés en tant qu’hommes me
parlent de leur cheminement pour comprendre comment le patriarcat les a privés de
certains apports dans leur vies. Quand j’écoute les hommes cis en particulier, parler de la
façon dont il leur est difficile d’accéder à un paysage émotionnel complexe ou de tisser
des relations intimes riches et variées, et que le vocabulaire qu’ils utilisent pour exprimer
ce manque est aussi pauvre que les pistes menant à une solution, j’ai de la compassion
parce que je comprends qu’ils ont hérité de ça par le biais du même endoctrinement
patriarcal qui craaaaint pour nous tou·s·tes. Je vois bien comment ces signes avant-
coureurs d’une dissociation totale d’eux-mêmes et des autres entravent leur capacité
d’empathie, et c’est pour cette raison que je suis particulièrement intéressée à ce que celachange radicalement ; parce que je sais que se couper de ses capacités à éprouver de
l’empathie, c’est ouvrir la voie aux violences domestiques et sexuelles. Lorsque les
hommes cis commencent à comprendre d’où viennent ces aspects d’eux-mêmes qui ont
été formés à maintenir les normes patriarcales, ils commencent souvent à imaginer à
quoi ils ressembleraient s’ils étaient libérés de cette construction, et cette image
comprend généralement un monde qui est à la fois plus chaleureux et à même de les
accepter dans leur intégrité tout en étant beaucoup beaucoup plus sûr et agréable pour
nous autres.

Mais au milieu de toutes les belles transformations et réalisations dont j’ai été témoin et
qui m’ont été partagées, il y a un phénomène que je ne supporte en aucun cas. C’est
lorsque les processus de remise en question des hommes cis se dirigent vers un moyen de
s’apitoyer sur leur sort, de s’auto-victimiser et de se plaindre de leur impuissance. J’ai vu
ça dans des situations à la fois dangereuses et offensantes mais jamais inoffensives. Et je
pense que tolérer cette façon de se percevoir est une des multiples causes du fléau de la
violence sexiste au sein des communautés radicales.

Avertissement ! – descriptions de violences sexuelles à suivre

* J’étais amie avec quelqu’un qui s’est avéré être un agresseur qui mentait à ses
partenaires sexuelles en leur cachant avoir une IST incurable. Il m’a appelée après avoir
été dénoncé publiquement sur Internet, parce qu’il savait que je serais personnellement
affectée par la nouvelle ; il avait travaillé à gagner ma confiance en étudiant ensemble
comment la violence patriarcale s’était infiltrée dans notre communauté. Quand je lui ai
demandé « pourquoi » il s’était gardé de divulguer cette information essentielle pendant
quatre ans, il m’a répondu qu’il « l’avait fait » parce qu’il a du mal à atteindre une
véritable intimité avec les gens en dehors des relations sexuelles, et que même s’il désirait
un autre type de relation, il considérait le sexe comme une solution de remplacement. Par
conséquent, il cachait cette information aux personnes avec qui il voulait coucher (en
tournée. tellement punk.) afin d’y parvenir, craignant de perdre leur consentement s’il les
mettait au courant.

Je sais, le connaissant, que la compréhension qu’il a de lui-même découle d’une analyse
féministe tordue de sa propre socialisation masculine. Parce qu’il croit avoir été
dépossédé de la possibilité d’établir des liens profonds avec les gens, parce qu’on lui a fait
sentir que c’était une honte d’être connecté à ses émotions, dans une société où les autres
hommes souffrent tous de ce même manque. Sans parler de la capacité qu’il avait en tant
que personne ayant accès à la communauté radicale tout du long pour faire évoluer sa
situation. Pour bosser sur ses casseroles. Au lieu de ça, il est devenu extrêmement
déprimé après avoir été dénoncé et, d’après moi, il a détourné une trop grande partie des
conversations concernant ce qu’il avait fait pour se focaliser sur l’ampleur de sa
souffrance. Il a également cité les tabous sociétaux entourant les IST comme ayant joué
un rôle dans son choix de commettre des abus pendant ces quatre années. Et si je
reconnais que de nombreux défis se présentent à tou·s·tes celleux d’entre nous qui
cherchent à avoir des relations intimes et à se frayer un chemin à travers les tabous sur la
sexualité et la santé sexuelle dans cette société et cette culture, je ne le considère pas
comme une victime.

* Une autre fois, j’ai appris qu’un de mes amis avait violé une autre amie. La première fois
que j’en ai entendu parler, la situation semblait évoluer vers un mode de « justice
transformatrice » plus que dans beaucoup d’autres situations d’agression survenues dans
ma communauté. D’une part, il a été capable de comprendre (dans une certaine mesure) –
la survivante lui en ayant parlé juste après que ça se produise – que ses actes avaient
constitué un viol et l’avaient profondément blessée. Et d’autre part, même s’il a reconnu
ne pas avoir compris ce qu’il avait fait à ce moment-là, il n’a pas contesté et s’est engagé
là-dessus avec des personnes dont il était proche, ouvertement et honnêtement. Il s’est
rendu compte que sa compréhension du consentement était absolument à chier, et
semblait intéressé par l’acquisition de plus de connaissances et de compétences pour
devenir une personne plus sûre pour les autres. Un processus plutôt informel de
responsabilisation a suivi, avec quelques demandes spécifiques de la survivante :
informer les personnes de leur entourage commun et consulter un·e thérapeute.
J’espérais énormément qu’il irait au bout des choses sans qu’un processus officiel de
responsabilisation soit nécessaire, et lorsqu’on faisait le point avec lui, il me donnait
l’impression que tout allait bien et qu’il allait de l’avant.

Mais avec le temps, il est devenu évident qu’il ne donnait suite à aucune des demandes de
manière satisfaisante pour la survivante. Après quelques séances avec un·e thérapeute, il
a arrêté et a commencé à se plaindre qu’il serait difficile d’en trouver un·e autre, tout en
ne faisant aucun effort pour que cela se produise, de ce que je pouvais voir. Les quelques
personnes auxquelles elle lui avait demandé de raconter ce qu’il avait fait n’avaient pas
eu accès à la totalité des éléments, tel qu’elle l’avait demandé, et n’avaient pas été mises
au courant dans un délai convenable. Je me suis sentie trahie en réalisant qu’il m’avait
présenté une fausse image de lui-même, et j’ai donc peu à peu commencé à m’éloigner de
lui et à trouver d’autres personnes pour servir d’intermédiaires, afin que les besoins de la
survivante puissent encore être défendus. J’ai appris que depuis, l’agresseur est devenu
égocentrique, occupé à ressasser le fait qu’il s’est senti abandonné par des gens comme
moi. Cette incapacité à reconnaître comment son manque de responsabilisation pouvait
avoir un impact sur les personnes qui, au départ, étaient prêtes à s’impliquer, mais qui
sont aussi des survivant·es (comme moi ; c’est là l’exemple d’un homme qui entame un
processus de transformation radicale mais qui reste bloqué sur sa propre souffrance, sans
analyse complète du fonctionnement de l’oppression (et de sa place dans cette chaîne
alimentaire). Depuis le viol, il a passé beaucoup de temps à s’exprimer et à se focaliser
sur son état dépressif, sur sa colère envers lui-même, sur les difficultés qu’il a éprouvées
et sur toutes les choses qu’il voudrait pour se sentir mieux ; c’est un exemple d’auto-
victimisation. Et d’impuissance. Et je veux qu’il arrête de remettre à plus tard le fait de se
confronter à ce qui, en lui, lui a permis de violer, pour ne pas voir un nouveau radical en
devenir partir vers « le-pays-où-on-s’enfuit-sans-avoir-à-être-responsable ».

* Encore une autre fois un ami m’a dit, après avoir réalisé qu’il avait agressé
sexuellement quelqu’un·e qu’il ne voulait pas faire souffrir, qu’il sentait qu’il
pourrait réellement tirer profit d’un groupe d’hommes pour comprendre comment
aller de l’avant. Il avait pu en parler avec d’autres mecs juste après que ça se soit
produit, mais n’avait pas l’impression qu’un groupe d’hommes se formerait à
l’endroit où il vivait. Je voulais qu’il ait accès aux hommes comme ressources, et je
savais qu’il n’était pas le seul de nos amis à qui il manquait un espace pour parler
de ces choses avec d’autres hommes. J’ai donc fortement encouragé un autre ami,
qui avait essayé d’en former un dans notre ville, à envisager la création d’un
groupe d’homme en ligne – et il se trouve qu’il avait déjà ça en tête. Il a lancé cette
initiative après que nous en ayons parlé, et j’ai mis en contact des gens en me
réjouissant qu’ils aient l’occasion de se rencontrer, car j’estime que la plupart
d’entre eux sont parmi les alliés masculins les plus soutenants et les plus inspirants
que j’aie connus. Mais surtout, j’étais ravie que mon ami, qui avait manqué de pistes
pour se pencher sur l’agression qu’il avait commise, ait accès à ces personnes et
commence à faire émerger ce sur quoi il devait travailler. Vu que ça prenait forme,
je m’attendais à ce que l’agresseur profite de l’occasion pour parler ouvertement et
discuter de quels aspects de sa socialisation genrée, par exemple, avaient contribué
à cet abus. D’autant plus qu’il avait été précisément à la recherche de ce type
d’occasion.

Mais le temps passait et j’entendais encore et encore les membres que je connaissais
intimement me dire comment le groupe « ne parlait jamais de rien ». J’ai continué
d’attendre que l’on me dise que l’agresseur s’était manifesté, et après des mois à
attendre et à entendre dire que ce n’était pas le cas, j’ai finalement décidé de parler
de l’agression à quelques-uns de mes proches dans le groupe et de mon souhait
qu’un échange sur l’agression soit entamé via la liste mail. Une personne a tenté de
le contacter hors liste, sans mentionner spécifiquement l’agression, en lui
demandant s’il était possible de discuter, ce à quoi il n’a jamais répondu. Un autre
membre du groupe a été en contact avec lui par intermittence depuis l’agression,
mais n’a malheureusement pas trouvé en lui un agresseur disposé et motivé à
travailler sur les casseroles qu’il traîne. Donc le groupe d’hommes existe et
j’entends encore parler du fait que presque rien de personnel n’y est discuté, bien
que certaines des personnes anti-sexistes, féministes et socialisées hommes les plus
engagées que je connaisse en fassent partie.

Cette situation, dans l’ensemble, a contribué à ma frustration : de voir que parfois
les gens qui ont été socialisés hommes et qui semblent vouloir déconstruire leurs
propres aspects patriarcaux sont tellement découragés par la difficulté de certaines
étapes de ce processus qu’ils renoncent à faire ce travail. Cela peut être soit parce
qu’ils s’apitoient sur leur sort, qu’ils se considèrent comme des victimes, soit parce
qu’ils décident qu’ils sont impuissants. Et il m’est difficile de ressentir de la
compassion ou de l’empathie envers les socialisés hommes qui ont transformé leur
souffrance causée par le patriarcat en une situation d’impuissance ; impuissance
telle qu’elle les empêche de mettre en place, dans leur et nos vies, des mesures plus
favorables à la guérison, à la solidarité et au progrès collectif.

Dans le cas de ce groupe d’hommes en ligne qui ne parvient pas à décoller, j’ai
entendu presque tous les membres à qui je parle se plaindre que cela ne mène à
rien, comme si les conversations difficiles pouvaient surgir spontanément, sans que
personne ne les provoque. J’entends par là, les trucs difficiles. Pas les réponses
superficielles à la question « pourquoi voulons-nous tous faire partie d’un groupe
d’hommes ? » mais « que mettons-nous en place lorsque des personnes que nous
aimons commettent des abus et des agressions dans nos communautés ? »,
« comment pouvons-nous changer notre culture pour considérer que la
confrontation est constructive ? », « où, au fond de nous-mêmes, percevons-nous le
besoin d’un groupe d’hommes ? Y a-t-il la honte à cet endroit-là ? De la culpabilité ?
De la peur ? Quoi d’autre ? », « Avons-nous peur des processus de
responsabilisation ? » etc.

Je suis contrariée que l’agresseur m’ait fait perdre mon énergie, mais je suis aussi
contrariée que les autres membres n’aient pas ressenti d’urgence à agir (qu’ils aient
été au courant ou non de l’agression). Selon moi, on devrait partir du principe que
tant que nous serons tous·tes élevé·es dans la culture occidentale, il y aura de
l’oppression au sein de nos milieux radicaux ; et que nous y participons de
différentes manières et et que nous devons travailler sans relâche pour nous
déconstruire. Si ceux qui considèrent avoir des privilèges masculins, d’une manière
ou d’une autre, veulent remédier à l’endoctrinement patriarcal en eux et entre eux,
et à la violence qui en découle, alors ils devraient faire en sorte que cela ne crée pas
plus de travail pour le reste d’entre nous. Si les groupes d’hommes fonctionnaient
en partant du principe que chacun d’entre eux est susceptible d’avoir déjà agressé
ou maltraité des personnes et de recommencer n’importe quand, les discussions
auraient peut-être une autre gueule. Au lieu que ces potentielles agressions et abus
disparaissent au sein de la violence tolérée et invisibilisée comme c’est si souvent le
cas pour les viols, elles seraient discutées. Et celleux d’entre nous qui ne bénéficient
pas du privilège masculin n’auraient pas à se sentir responsables qu’il se passe
quelque chose.

Car quoi que fassent les hommes, la vérité c’est qu’être une survivante et connaître
autant d’autres survivantes signifie que l’urgence à prendre en charge les violences
sexistes et sexuelles n’est pas une question de choix pour moi. Je continuerai de me
préoccuper de notre sécurité parce que je réalise que cela est nécessaire, d’autant
plus que les gens qui le pourraient ne prennent pas le relai. À cause de ça, je me
retrouve à utiliser l’énergie que, dans d’autres circonstances, je pourrais déployer
pour soutenir émotionnellement un·e survivant·e en limitant les dégâts à travers un
travail politique et intellectuel autour de la prévention de la violence sexuelle et des
processus de responsabilisation (en particulier, en utilisant les principes de la
justice transformatrice). Il n’est pas juste pour les survivant·es que leurs besoins
soient souvent négligés parce qu’ils sont moins urgents que la nécessité d’empêcher
les violeurs de violer. De plus, il devrait aller de soi que les survivant·es, quel que
soit leur genre, n’ont pas à sentir obligé·es de faire ce travail. À aucun moment.
Auddelà de la question de comment se sentir collectivement responsables, les
groupes d’hommes doivent trouver les moyens de fournir un soutien émotionnel
direct aux survivant·es parce que beaucoup d’entre nous socialisées femmes et
queer sommes trop traumatisées, et parce que ça ravive trop de sales trucs, pour
pouvoir le faire nous-mêmes, merde !

Mon ami dit qu’on ne peut pas forcer les gens à bosser là-dessus, et je suis d’accord.
mais merde, je ne sais pas ce que les gens attendent, et je n’ai pas une grande
tolérance aux justifications. Je veux que les gens des communautés « radicales »
désirent si fort qu’elles soient plus sûres, que cela prenne le pas sur toutes nos
préoccupations égoïstes. Je veux que nous puissions engager une réflexion critique
sur nous-mêmes, sans que cela ne mette les gens en danger au point qu’ielles
lâchent l’affaire. Mais ce qui permet ça, c’est notamment quand les gens abordent ce
processus avec zéro espoir que ce sera facile. Pourquoi ça le serait ? Et pour finir, je
veux que les gens qui ne travaillent pas sur leurs merdes en payent les
conséquences. Si les gens n’ont pas obtenu le droit de faire partie d’une
communauté radicale, alors ils n’y ont pas leur place. Et à mes yeux, la principale
condition à remplir est de se consacrer à la transformation individuelle et globale
par la pratique.

Quelques questions supplémentaires que j’ai entendues ou auxquelles
j’ai moi-même pensé, qui pourraient pousser au cul certaines
personnes souhaitant faire partie d’un groupe d’hommes :

• Qui as-tu maltraité/abusé dans ta vie ? Comment ?

• Ça te fait quoi de te dire que la majorité des femmes et des
transgenres que tu connais sont peut-être des survivant·es
d’agression sexuelle ?

• Qu’as-tu à gagner à parler de tes expériences de vie liées au
privilège masculin avec d’autres personnes ?

• Quelles expériences t’ont incitées à te responsabiliser vis-à-vis des
gens que tu as blessés ?

• Comment ta socialisation genrée a-t-elle façonné ta pratique du
consentement ? Et le sentiment que les choses te sont dues ?

• Qu’est-ce qui te différencie des autres « hommes » ?

• As-tu déjà utilisé la rhétorique de l’allié féministe pour gagner en
crédibilité, ou pour paraître attirant auprès de féministes que tu
trouvais sympa/sexy ?

• Quand tu déprimes à cause de la quantité de travail que tu dois faire
pour désapprendre l’endoctrinement patriarcal, comment fais-tu pour
tenir bon ?

Pour que les hommes restent responsables de leur travail sur eux-mêmes

par Lundy Bancroft

L’un des aspects les plus puissants de la socialisation masculine dans le monde
moderne est à quel point on nous apprend à être égocentriques et égoïstes, à
nous concentrer sur nos propres besoins en premier et ensuite sur ceux des
autres. Cet apprentissage est en contraste marqué avec le rôle masculin tel
qu’il avait tendance à être conçu dans le passé, dans des tribus et des sociétés
moins patriarcales, où il était commun pour les garçons d’apprendre qu’ils
devaient pourvoir¹ aux autres, se concentrer sur le bien commun, et mettre
leurs propres besoins en arrière-plan. Afin d’être des alliés efficaces des
femmes dans leur libération, nous devons constamment travailler à dépasser
notre égocentrisme et être prêts à concentrer nos efforts pour répondre aux
besoins des autres (sans bien sûr ignorer ce dont nous avons nous-mêmes
besoin).

Je trouve qu’il est important d’être attentifs à ces dynamiques sous-jacentes
lorsque nous réfléchissons à la manière d’effectuer ce « travail des hommes »
et à comment constituer des groupes d’hommes. Il y a deux objectifs distincts
dans le travail spécifique aux groupes d’hommes ; l’un est de libérer les
hommes des contraintes du stéréotype masculin, l’autre est de venir à bout de
la domination masculine et travailler à être les alliés des femmes dans leur
libération de l’oppression.

Les gens décrivent souvent ces deux types de travail comme les deux moitiés
d’un même ensemble, mais je crois que c’est un point de vue erroné, pour de
nombreuses raisons que je ne vais pas développer ici. Mais en voici une
version courte : les hommes peuvent faire beaucoup de travail pour se libérer
du champ de la masculinité traditionnelle et cependant traiter les femmes de
manières irrespectueuses et abusives. (Je fais beaucoup face à cette dynamique
dans ma vie professionnelle, car je suis spécialisé dans l’accompagnement
d’hommes ayant abusé de femmes, et beaucoup de mes clients ont été des
sortes de M. Sensible / M. Progressiste en public tout en étant des salauds
complets avec les femmes en privé).

À l’inverse, certains hommes restent attachés au stéréotype masculin tout en
étant très décents avec les femmes et sans essayer de les rabaisser.

Donc je crois que nous avons souvent exagéré les liens entre ces deux aspects
du « travail des hommes ».

Et pour moi c’est là le point crucial, à cause de notre propension sociale à être
égocentriques, le travail des hommes à tendance à dériver, plus ou moins
rapidement, à consacrer l’essentiel de notre énergie à nous libérer nous-
mêmes, tandis que le travail le plus important, qui est de débarrasser les
femmes du poids que fait peser notre genre sur leurs épaules, passe au second
plan.

Maintenant je vais vous dire ce que tout ça m’a amené à comprendre, avec
tout le respect que j’ai pour les groupes d’hommes : je ne crois pas dans la
création d’espaces réservés aux hommes.

Voici pourquoi : tout d’abord, les femmes font déjà face à un grand nombre de
lieux où elles ne sont soit pas les bienvenues, soit ouvertement exclues, ou
encore mises en danger si elles y entrent. (Par exemple, le simple fait d’oser
marcher seule est dangereux pour une femme sur la plus grande partie de la
planète, que ce soit dans les rues d’une ville ou sur des sentiers forestiers).
Dans ces conditions, je ne pense pas que l’on veuille participer, pour quelque
raison que ce soit, à créer des espaces où les femmes ne puissent pas entrer.

Et je pense au parallèle avec d’autres dynamiques d’oppression ; comment
réagirions nous si à une réunion, quelqu’un·e se levait et annonçait : « Nous
allons faire un groupe de riches blanc·hes pour travailler sur nos problèmes, et
nous ne voulons de personne qui ne serait ni riche ni blanc·he » ? J’espère
vraiment qu’on leur dirait d’aller faire leur discussion (tout) au fond d’un lac.

Deuxièmement, en tant que groupe dominant, nous avons la responsabilité de
rendre des comptes au groupe visé par l’oppression. Ce principe signifie que si
des femmes veulent participer à des groupes d’hommes pour nous faire des
remarques et formuler des réserves sur nos orientations, nous devons les
accepter (et leur présence sera bénéfique pour notre travail).

Cette question est devenu concrète au rendez vous d’hiver d’Earth First !² en
février 2013, lorsqu’une femme a demandé à assister à la réunion d’hommes
prévue le samedi. Mon avis sur sa demande, c’est qu’elle nous offrait vraiment
un cadeau important en voulant mettre du temps et de l’énergie à contribuer à
notre travail ; hélas, un certain nombre d’hommes à la réunion ne partageaient
pas ce point de vue, et ont exprimé leur désir qu’elle n’y assiste pas. La femme
a rapidement retiré sa demande, soucieuse de ne pas nous froisser ; mais j’ai
quitté cet échange avec un triple malaise à l’égard de notre exclusivité, de
notre attachement à nos privilèges et à notre incapacité à accepter son offre
généreuse.

En tant que groupe opprimé, les femmes ont de bonnes raisons de vouloir
savoir ce qu’il se passe dans les groupes d’hommes ; et j’ai connu au fil des
années de nombreux groupes d’hommes qui auraient vraiment eu besoin de la
présence de femmes pour les interpeller sur ce qu’ils faisaient, parce que des
trucs vraiment malsains – des trucs misogynes, spécifiquement –
commençaient à y apparaître. Pourquoi les femmes ne seraient-elles pas
inquiètes, vu l’histoire de ce qui arrive aux intérêts des femmes lorsque les
hommes se réunissent en groupe ? Et pourquoi ne devrions-nous pas
demander leur aide pour rester sur la bonne voie et nous demander des
comptes ?

Par exemple, j’ai été co-responsable pendant des années d’un programme
d’accompagnement pour les hommes qui maltraitent les femmes, et nous
avons invité les femmes à venir observer nos groupes, à y siéger et à nous
faire part de leurs commentaires sur le travail qu’on faisait. Et j’ai toujours
encouragé les groupes de femmes à se méfier de tout programme pour
agresseurs qui ne permette pas aux femmes de suivre ces groupes.

Maintenant, vous pourriez répondre : « Mais Lundy, ce sont des groupes
d’agresseurs, alors que nous parlons de groupes d’hommes bons qui travaillent
à leur épanouissement personnel et à surmonter le sexisme ». Mais les
femmes qui suivaient nos groupes n’étaient pas là pour faire des
commentaires aux hommes présents ; elles étaient là pour faire des retours
aux animateurs, à ceux d’entre nous qui travaillaient pour être de bons alliés
mais avaient encore d’énormes angles morts.

J’ai entendu un certain nombre d’hommes dire : « Je ne peux pas m’exprimer
aussi ouvertement quand les femmes sont présentes ; je finis par me sentir
gêné et sentir que je dois m’autocensurer ». J’ai quelques commentaires à faire
là-dessus, mais principalement ce que je réponds c’est que le fait même que
vous ne parliez pas aussi ouvertement lorsque des femmes sont présentes est
un symptôme alarmant et indique manifestement qu’il y a là des enjeux sur
lesquels vous devez vous pencher sérieusement. Laissez-moi utiliser un
parallèle encore une fois, comme je l’ai fait plus haut ; comment réagirions-
nous face à une personne blanche qui dirait : « Je ne peux tout simplement
pas m’exprimer si des personnes non blanches sont dans la pièce, donc j’ai
besoin d’un espace réservé aux blanc·hes » ? Je pense qu’on leur dirait de
dépasser ça, et vite.

Il y a un point sensible ici que je ne peux pas balayer de la main : dans le but
de mener un travail significatif pour venir à bout de notre participation au
sexisme, les hommes ont parfois besoin d’être en mesure de discuter
ouvertement des types d’attitudes et de comportements misogynes que l’on
nous a appris, et ceux auxquels nous nous sentons mal d’avoir participé.

Et on peut avoir l’impression que les femmes ne devraient pas avoir à écouter
ces conneries. Et c’est vrai, en effet, elles ne devraient pas avoir à le faire. Mais
encore une fois, une femme qui est prête à écouter ce qui est douloureux pour
elle et qui est prête à nous interpeller et à nous pousser, nous fait un cadeau.
Donc, plutôt que de créer un espace réservé aux hommes, il est beaucoup plus
logique de déclarer que l’espace sera consacré à l’examen des problèmes des
hommes, mais que les femmes qui sont prêtes à offrir de l’aide ou prendre des
choses en charge sont les bienvenues pour se joindre à nous.

Et si vous n’êtes pas prêt à admettre vos comportements misogynes passés
devant une femme qui vous écoute dans le présent, c’est que vous n’envisagez
de toute façon pas sérieusement de changer votre comportement futur. Nous
ne devrions pas offrir aux hommes un lieu où ils peuvent se confesser, se laver
les mains de leur culpabilité et échapper à leur passé. N’évoquez pas les
merdes que vous avez faites (les merdes que nous avons tous commises, d’une
manière ou d’une autre), à moins que vous ne soyez véritablement prêt à les
assumer, à réparer les dégâts que vous avez causés et à traiter les femmes
correctement à l’avenir.

Un dernier commentaire de ma part, qui est en quelque sorte lié sans vraiment
l’être : bien que je pense qu’il soit important de considérer notre travail
comme un moyen de mettre fin au sexisme et de venir à bout de la domination
masculine, je pense aussi qu’il est utile de définir un état d’esprit pour
« développer notre engagement et notre capacité à être de bons alliés des
femmes pour vaincre l’oppression ». Ce sont peut-être juste deux façons de
dire la même chose, mais j’ai remarqué que cet état d’esprit nous aide parfois à
passer à des actions plus concrètes et donc à être réellement d’un meilleur
soutien. Par exemple, je pense qu’il est bon pour les hommes de prendre
conscience de notre langage, de notre ton et de notre posture corporelle, et de
la façon dont tout cela contribue au contrôle ou à l’intimidation des femmes.
Mais parfois ce travail est en fait plus facile que de se bouger le cul et de
nettoyer la salle de bain, préparer le dîner et s’occuper des enfants (les nôtres
comme ceux des autres) afin que les femmes puissent avoir le temps et
l’énergie pour être à la tête de la lutte pour leur propre libération, et de celle
de la planète.

Et d’ailleurs, l’une des choses dont les femmes sont les plus saoulées, c’est de
nettoyer après nous.

Je remarque ce problème lors des rassemblements Earth First !, où les hommes
peuvent traverser un espace collectif qui est une véritable porcherie sans
jamais penser à ramasser les ordures ou à prendre un balai pour nettoyer le
lieu. Bon nombre des principales façons d’être un homme anti-sexiste ne sont
pas très glamour ; nous devons nous défaire de notre dépendance aux feux des
projecteurs. La plupart des femmes avec qui j’en ai parlé ont dit préférer que
nous arrêtions de nous excuser d’être des hommes, ce qui ne fait qu’ajouter au
travail émotionnel des femmes qui doivent prendre soin de nous, et que nous
nous concentrions plutôt sur ce qui doit être fait.

C’est formidable que nous nous efforcions pour être de meilleurs hommes.
Continuons comme ça.

Notes de bas de page

¹ NdT : « mettre quelqu’un·e en possession de ce qui lui est nécessaire ou utile. »

² NdT : Earth First ! est un groupe d’écologie radicale préconisant l’action directe né aux États-Unis en
1980 et présent dans une vingtaine de pays dans le monde.

V. Que faire à partir d’ici ?

Mon très cher

par C. B. Egret

J’ai pensé à toi récemment et je voulais te partager un peu mes réflexions à propos de ce
groupe d’hommes que vous vouliez créer. J’espère que ça te va.

J’ai réfléchi au fait qu’on ne peut pas être dans le mouvement, travailler pour le
mouvement, avancer pour de vrai, sans remettre en question les schémas qui nous
régissent, toi et moi. Car, pourquoi est-ce que ce sont les mêmes mécanismes qui
perpétuent la haine, la violence, la misogynie et l’hétéropatriarcat, qui sont reproduits et
utilisés dans la lutte pour la libération collective ?

Je veux te soutenir dans la création d’un groupe d’hommes.

Je sais que tu as les meilleures intentions et que tu es une bonne personne. Mais je suis
inquièt·e¹ et je t’écris parce que je tiens à toi. Je n’ai pas particulièrement d’expérience
avec les groupes d’hommes, mais je réfléchis beaucoup aux différentes formes
d’organisation et voulais partager ces réflexions.

J’ai déjà vu ce scénario, où on va de l’avant, où on s’organise sans prêter attention aux
origines de nos fonctionnements.

Je pense donc qu’il est important de se demander : quels sont nos objectifs et d’où
venons-nous ?

Non, pas juste la réponse superficielle qui, pense-t-on, sonnerait bien en réunion, nous
apporterait du crédit ou des hochements de tête affirmatifs. On doit creuser plus loin,
vraiment.

Analyser plus en profondeur nos manières préconçues de nous voir et de voir les autres
dans le monde. Sincèrement, à quel point te connais-tu ? Comment te vois-tu ? Comment
se définit-on par rapport aux « autres » ? Que veut dire « autre » pour toi ? Des gens
avec des cultures, des histoires, des corps, des expériences différentes ? À quoi ressemble
une communauté ? Pour quoi travaille-t-on ? Et y a-t-il un moyen d’y parvenir seul·e ?

La socialisation, l’intériorisation, le conditionnement social sont des mécanismes
insidieux. Dans notre empressement à s’attaquer au « système », ils sont souvent
considérés comme allant de soi, ou ne sont pas abordés. C’est une question délicate. Elle
implique d’engager des réflexions profondes rarement envisagées, sur la façon dont on se
comprend soi-même en tant qu’individu, singularité, indépendamment de la
communauté, de la collaboration, des liens de parenté, des relations, etc.

Je pense qu’il est important que les gens réfléchissent à ces questions à tous les niveaux,
vraiment. Du plus philosophique au plus terre-à-terre, en passant par les mouvements
politiques, les affinités, les groupes de travail (comme les groupes d’hommes) et autres
manières d’interagir et de travailler ensemble et par-delà les différences.

Je sais que ces questions sont confuses et opaques, mais elles sont trop souvent ignorées
au profit de sujets plus « importants ». Si ces mécanismes inconscients ne sont pas remis
en cause ou reconnus, comment peut-on se rendre responsables de nos socialisations, de
nos origines et parcours, et du monde qu’on veut vraiment créer ?

Tant de projets militants naissent de pratiques sans analyse, ou d’une analyse sans mise
en pratique ni réflexion. Mais sans une articulation équilibrée entre théorie, pratique et
réflexion, comment peut-on apprendre efficacement à changer le monde et à se changer
soi-même ?

Je sais que ça peut sembler abstrait, mais souviens-toi que je t’écris parce que je tiens à
toi, et je veux qu’on soit responsables envers les communautés et les projets dont on fait
partie.

J’ai beaucoup réfléchi récemment aux questions d’autonomie du soin et de santé
communautaire dans les milieux radicaux. J’ai réfléchi au fait que le « radical » est le bout
de la racine, la source de la vie en quelque sorte. Lorsqu’on se dit « radical », ça veut dire
qu’on remonte à la source des choses, qu’on démêle les racines pour révéler l’imbrication
des systèmes d’oppression, comment ils s’alimentent mutuellement, se nourrissent de
nous et dépendent de nous pour les reproduire. En tant que radicaux, on doit donc
remonter le fil de ces mécanismes. Bien.

La prise en charge radicale et autonome du soin et de la santé communautaire ne peut pas
se mettre en place tant que nos constructions et comportements intériorisés n’ont pas été
ré-enfoui·es dans les profondeurs, dans leurs tombeaux immergés.

À partir de cette démarche queer de dissolution, de déconstruction et de démontage du
genre, on peut commencer à détecter les conditionnements insidieux qui nous affectent à
différents niveaux. Notre homophobie intériorisée, notre transphobie, notre
hétéropatriarcat, notre racisme, notre classisme, notre validisme, etc. Tout ça est là, à des
degrés divers, subtilement tapi dans les coulisses de nos pensées et de nos actions. Sans
parler des agressions extérieures, de toutes parts, jour et nuit.

Alors, je le répète, cher ami, comment va-t-on former des groupes d’hommes, et d’autres
groupes anti-pat’, capables de sortir du piège de la reproduction de structures
oppressives ?

Peut-être ne faut-il pas commencer par là, mais se souvenir de toujours y revenir
cycliquement ; je pense qu’on doit reconceptualiser ou remettre en question de façon
critique les fondements de soi-même, de l’autre, de ce que signifie se connaître soi-même,
connaître les autres, être en relation ; et se mettre au boulot.

Par exemple j’ai remarqué que ces structures, quasiment invisibles, œuvrent derrière nos
mots. Elles recréent un cadre qui reproduit inévitablement la même merde qu’on essayait
de déconstruire au départ. Un peu comme le système flatteur du confessionnalisme².

Je crois que j’ai inventé ce mot, mais tu vois ce que je veux dire. Je pense qu’on a
probablement tou·s·tes vu ça arriver d’une manière ou d’une autre. La confession de ses
privilèges, ou de ses abus, est privilégiée par rapport à l’action collective. Stagnation.
Absence de freins et de régulation de la part de personnes diverses aux expériences
différentes. Ainsi, les hommes créent un « espace safe » pour que d’autres hommes
puissent « confesser » leurs privilèges et leurs conditionnements, se repentir, se donner
une tape dans le dos et rentrer chez eux en se sentant comme de bons féministes ou un
truc du genre.

Je ne veux pas diaboliser le soutien et les différentes formes de prise en charge et de soin.
Bien au contraire.

Mais il me semble que se confesser et se soutenir entre hommes, ce n’est pas la même
chose que de se rendre responsable. Ça ne doit pas non plus être interprété comme une
solidarité implicite avec les meufs, les trans, les queer. Le véritable travail de fond, pour
être et vivre en solidarité en tant qu’alliés, commence par une re-conception radicale de
soi, de l’autre, de la communauté. En permanence. Car il n’y a pas non plus de seuil au-
delà duquel vous pourrez lâcher l’affaire, en proclamant avoir atteint le statut d’allié
officiel. C’est le travail d’une vie. Il est sans fin, et ne fait que s’approfondir, s’enrichir et
se développer, comme un lac en plein orage.

Je pense qu’un projet de groupe d’hommes doit puiser ses racines dans les pratiques
autogérées de prise en charge et de soin communautaires. Parce que si personne n’en a
rien à faire, pourquoi travaillerait-on avec/sur nous-mêmes et d’autres hommes ? Ça peut
sembler un peu fort, mais pour de vrai, penses-y. Sens-toi libre de ne pas être d’accord,
mais si personne ne se préoccupe de travailler avec les agresseurs pour les aider à
changer, alors la responsabilisation n’est pas possible. Tu leur dis juste d’aller crever.

Et ce travail se concrétise de différentes manières ; il ne doit pas être négligé, et il est
même totalement nécessaire. Parfois, les agresseurs ne font pas partie de notre
communauté et le processus de responsabilisation ne peut pas avancer, ce qui fait qu’ils
sont pris en charge autrement. Et c’est la réalité et c’est ok. Il n’y a pas une unique façon,
une unique solution ou méthode pour contester et détruire efficacement le patriarcat
dans nos vastes communautés et nos êtres complexes. Et tout comme je pense qu’on doit
s’efforcer de trouver un équilibre entre la théorie, la pratique et la réflexion, on doit aussi
batailler pour trouver un équilibre entre l’autogestion, la santé communautaire, la
réflexion critique et la responsabilisation.

Il y a un parallèle entre l’idée d’une justice transformatrice et l’abolition des prisons. Il est
basé sur le postulat que personne ne mérite d’être enfermé dans une cage, tout
simplement. Et le modèle de la justice transformatrice c’est pas : travaillons avec les
agresseurs pour qu’ils redeviennent des membres productifs de la société. La société, on
l’emmerde ! Sérieux, pourquoi on ferait ça ? C’est précisément ce système qui a produit
ces mécanismes et ces réalités matérielles de violence raciste, classiste et
hétéropatriarcale. En tant que radicaux·ales engagé·es et vivant pour la libération
collective, on doit analyser ce merdier avec un regard critique et s’en débarrasser,
remettre en question ces schémas pour identifier nos véritables besoins et stratégies.

C’est vrai qu’il faut lutter contre ce système et ses conditionnements. Mais on doit aussi
se consacrer à l’art long, lent et douloureux de se redéfinir, de redéfinir nos relations, de
créer et de développer nos communautés radicales.

Être dans la contestation est crucial, c’est sûr. Je pense que simultanément, il faut faire
attention à ne pas tomber dans le piège de reproduire ce système foireux. Encore une
fois, je ne pense pas qu’il n’y ait qu’un seul moyen de le faire. Et pourtant, si on se
positionne et lutte toujours dans une perspective « contre », on ne laisse pas forcément
de place pour tout le travail très difficile et important du « pour ». Comme d’être
« pour » des processus de responsabilisation efficaces et radicaux, et des pratiques
autogérées de prise en charge et de soin communautaires.

Alors peut-on trouver un équilibre ?

Aussi, au lieu de lutter pour un « avenir meilleur », si on peut dire, défini par l’ordre
social actuel, comment peut-on changer de perspective pour mettre un terme à cet ordre
social ?

Par un appel au « no future », ou à la disparition complète du système social actuel.

À quoi ça peut ressembler ? Être « dans la contestation » autant que dans la « non-
correspondance ». En arrachant nos êtres et communautés complexes aux définitions et
aux structures figées, ternes et homogénéisées ; celles là mêmes qu’on ignore si souvent
dans notre précipitation à entreprendre ce travail.

Alors mon cher ami, s’il te plaît, réfléchis-y sérieusement.

Quels sont nos objectifs en créant des groupes d’hommes ? Qui es-tu et comment te
vois/connais-tu ? Et par rapport aux autres ? Comment interagis-tu par-delà les
différences ? Avec les meufs, les personnes non-binaires, celleux qui ont une couleur de
peau différente, qui parlent une langue différente, qui sont issu·es d’un milieu socio-
économique différent ? Comment va-t-on se dresser contre les vieux piliers de
l’hétéropatriarcat qui reposent sur l’idée que « je suis moi parce que je ne suis pas toi » ?

Comment va-t-on éviter les pièges de la reproduction de ces foutus schémas patriarcaux
et du ... congratulisme ? Ouais, j’ai clairement inventé ce mot.

Alors, quels sont tes objectifs en créant ce groupe d’hommes et où est-ce que tu te
situes ? Réfléchis bien, mon cher.

Il y a donc des trucs à cogiter avant de se lancer dans ce projet. Je pense que les groupes
d’hommes PEUVENT être efficaces pour lutter contre le patriarcat SI certains
mécanismes sont reconnus et visibilisés. Dans la longue et laborieuse lutte pour réparer
et redéfinir nos êtres et nos communautés, je crois que des groupes d’hommes
conscientisés et motivés ont la capacité d’amener les agresseurs à se rendre responsables,
contribuant ainsi à la prise en charge de la santé communautaire.

Il peut être judicieux de partir de ce que vous voulez faire, et pas forcément de la liste de
vos amis.

Je joins une citation de Michel Foucault, et
une petite partie des réponses à un atelier
ici à Tucson intitulé « redevenir humain ».
Je dois un grand nombre de ces idées et
pistes à certaines personnes et je remercie
Timo et Stephanie, Qui, V-Dog, Andy
Smith, George, Lee Edelman et José
Munoz, pour leurs travaux et leurs écrits.
Vas y jeter un œil ! Merci aussi à ma
communauté locale et internationale, qui
ne cesse de grandir et de rayonner, de
vibrer et de vivre. Appuyons-nous les
un·es sur les autres ; tenons-nous ensemble
en ces temps mouvementés. Bref, je t’aime
fort et je pense souvent à toi, comme en
témoigne cette lettre, et j’espère que tu vas bien.

“Un toast à « la
subversion de tous les
codes, la dislocation de
tous les ordres de la
connaissance et le
bouleversement
de
toute
la culture
contemporaine ».”
Michel Foucault

Extrait de l’atelier « Redevenir humain » à Tucson, 2013.

Quels sont les besoins et les attentes des meufs dans la salle par rapport aux hommes
alliés ?

  • une volonté d’écoute
  • une écoute active et sincère en guise de soutien
  • prendre l’initiative de travailler sur soi et avec d’autres hommes, sans attendre que des
    femmes vous y poussent.
  • reconnaître et assumer ses erreurs
  • s’exposer pour dénoncer les agresseurs, intervenir dans des situations d’oppression pour
    dénoncer des comportements de merde ; créer de meilleurs exemples d’appropriation de
    son identité et de sa socialisation.
  • soutenir matériellement les mouvements de femmes/trans/queer (garde d’enfants,
    ménage et cuisine, etc.)

De quoi les meufs présentes dans la salle n’ont-elles PAS besoin / ne veulent-elles PAS de
la part de leurs alliés masculins ?

  • qu’ils minimisent, discréditent ou dévalorisent les femmes.

Notes de bas de page

¹ NdT : l’auteurice se définit de manière non-binaire.

² NdT : le confessionnalisme est un mot qui existe et désigne un système politique. Ici, on pense plutôt
que l’auteurice l’utilise pour parler de « tendance à la confession, à l’aveu ».

Dépasser nos propres frontières

par Vo Vo

Je feuillette un magazine insurrectionnel – peu importe lequel – et je
prends plaisir à lire des articles sur les luttes dans le monde entier.
C’est génial de voir des photos d’actions de la semaine dernière, du
mois dernier, etc. et de voir les gens faire naître l’espoir grâce à des
actes de résistance collectifs ou individuels.

Ça me frappe de voir qu’au fil des pages, les images se répètent –
black blocs, déploiements de banderoles, destructions de distributeurs
automatiques de billets et affrontements avec les forces armées en
périphérie. Je me demande si c’est ça, l’objectif final ? Ces images
suggèrent-elles que c’est à ça que ressemble la révolution ? Espère-t-
on se battre pour mettre fin aux ravages et à l’oppression du capital-
isme, ou aspire-t-on à étaler nos capacités sportives devant les
caméras ? Projette-t-on sur soi-même et sur les autres ces clichés
idéalisés des champs de bataille de la Première Guerre mondiale, des
conflits créés de nos mains dans les villes et les banlieues ? Et est-on
en train de les dépeindre comme une fin plutôt qu’un moyen ?

Que génère-t-on, quand on publie un communiqué concret ?
Quel exemple montre-t-on à travers nos actions et notre organisa-
tion ?

Est-ce qu’on perpétue l’exclusion et l’inaccessibilité ou est-ce qu’on
cherche à créer des relais ou des passerelles ? Je pose cette question
aux organisateur·ices d’espaces/événements, aux militant·es et aux
écrivain·es de théories contre les oppressions.

Ça fait 18 mois que j’écris en « public ». J’aime à penser que, tant par
la pratique que par la communication verbale, je mets en lumière les
concepts d’utopie et de dystopie, et qu’ils imprègnent les autres par
mes actions et mes mots, comme une osmose spontanée.

C’est une posture problématique, et j’en ai conscience. D’espérer in-
fluencer les gens. De prévoir ou de forcer la position de quelqu’un·e,
et de prendre toute la place. L’idéalisme est un compagnon de route
de l’autoritarisme. Ceci est donc un appel à l’ouverture... Pour perme-
ttre aux gen·tes de prendre en charge ce qu’iels sont prêt·es à ac-
cepter, mais aussi d’être de meilleures oreilles et faire preuve de
foutue empathie.

J’ai passé à peu près ces quatre dernières années à travailler sur la
justice transformatrice. Et c’est toujours le cas. À cheval sur une
étroite frontière entre, d’un côté, une position politique forte et, de
l’autre, la prise en compte de la réticence des gens à adapter leur
comportement pour ne plus faire de mal aux autres. J’ai consacré plus
ou moins les deux dernières années à la rééducation d’hommes
blancs ayant agressé et maltraité des femmes et des personnes
racisées dans leur vie quotidienne. C’était d’ailleurs ma seule raison
de commencer à écrire des brochures.

Quand j’ai commencé ce travail, je pouvais passer des heures en tête-
à-tête avec une personne, en attendant que quelque chose se pro-
duise. Avec le temps, j’ai développé une aptitude à laisser de côté les
créatures bornées, et à accompagner le changement là où il semble
mieux accueilli.

J’écris ceci en guise d’introduction à un article sur les groupes d’hommes. Car dans ma
vie professionnelle et personnelle, j’ai pu observer des signes caractéristiques de la
réticence des gens à accepter des idées qui ne correspondent pas aux leurs, y compris
dans des espaces qui suggèrent qu’ils sont ouverts à ces idées. Il s’agit principalement
d’hommes-cis blancs, plutôt à l’aise matériellement, dans la société. Ces signes révèlent
une attitude défensive en amont, voire une attitude figée, inflexible. J’ai, par exemple, pu
entendre :

« Bon, où veux-tu en venir ? »

« Quel est le rapport avec moi ou mes privilèges ? »

« C’est pas sexiste, c’est juste notre dynamique »

« C’est pas raciste, c’est une blague »

« C’est pas un viol si il est son / ton partenaire »

« Je ne pense pas que ce soit violent [physiquement/émotionnellement] si c’est un accord
entre elleux »

« Je ne suis pas homophobe, mais tu trouves pas que ça fait un peu pédé ? »

« Ben, je vais continuer à le faire, et si ça lui pose un problème, elle peut me dire d’arrêter »

« On est tou·s·tes égaux-égales, alors pourquoi on parle de ça ? »

« Les questions politiques d’identité de genre, de race, etc, divisent le mouvement de
classe »

« Le travail contre l’oppression, c’est petit bourgeois et c’est du simple travail social »

« Je ne pense pas qu’elle dise la vérité »

« Oh, c’est juste de la colère / de l’émotion »

« Désolé, mais je ne peux pas contrôler mes actes/comportements »

« La théorie du privilège blanc ne s’applique pas au Royaume-Uni, mais juste aux
sociétés
issues de la colonisation »

[colère ou rire nerveux]
« J’ai pas besoin d’écouter ça »

« Là, ça me fait juste me sentir terriblement coupable »

« C’est à cause des ordures féministes comme toi que je déteste les femmes »

« Je pense que c’est bien fait pour elleux »

« Je suis anti-autoritaire / autonome / punk / misanthrope, donc tu ne peux pas me dicter
comment me comporter »

QUELQUES CONSIDÉRATIONS POUR VOUS TOU·TES

LE SEXISME DANS NOS CHAMBRES À COUCHER ET NOS RELATIONS D’AMITIÉ
Tu ne peux pas te contrôler ? Alors fais le choix de ne pas infliger à une autre personne
de souffrir et de faire les frais de tes pulsions. Choisis de ne pas adopter ou perpétuer un
comportement qui pourrait probablement blesser les autres, surtout si tu prétends
prendre soin d’elleux ou de leurs limites pour être en sécurité.

JUSTICE contre JUGEMENT
Les affaires de violence policière et de violence institutionnelle sont dénoncées, mais on
excusera nos propres abus ou agressions envers les autres, qui découlent généralement de
nos propres positions de pouvoir. Les prisonnier·es politiques sont encensé·es, ou
défendu·es comme étant accusé·es à tort, mais on est bien prompt·es à juger et à
condamner les autres, à les exclure, à les contraindre ou à les tabasser pour des raisons
politiques, sur la base de rumeurs, de nos propres suppositions et décisions, sans dia-
logue.

PROXIMITÉ contre DISTANCE
On se battra bec et ongles pour défendre les demandeur·ses d’asile à Calais mais, dans nos
propres quartiers ou collectifs, on ne consacrera pas de temps ni d’attention à nos frères
et sœurs non blanc·hes ou qui ne sont pas du coin.

EXCUSER et RELATIVISER
« Ce type-là est un connard pour telle raison, mais ce type-ci est cool parce que c’est mon
pote, et son comportement de merde n’est que circonstanciel. »

ETHNOCENTRISME
Certains manarchistes¹ issus de la lutte des classes disent que les luttes communautaires
des féministes ou des immigré·es prennent le dessus... Mais ont-ils remarqué les hommes
blancs qui ont pris le pouvoir depuis des lustres ?

AGIR contre DONNER SONAVIS
Être en désaccord, protester et se plaindre haut et fort de ce qui, de l’avis de tou·s·tes, est
merdique, c’est une chose... Mais à quand remonte la dernière fois qu’on a agi pour que
l’une de ces situations merdiques change concrètement ?

EFFORT DE BIENVEILLANCE
La mise en œuvre de mesures fermes est rapide, propre et maîtrisée. Qu’en est-il des
choix ouverts qui demandent plus de temps et de travail, mais qui sont peut-être plus
justes ? Ils peuvent être bordéliques, mais les gens sont bordéliques, et il faut du travail
pour s’en dépatouiller.

ACTIVISME PERFORMATIF
Prendre la pose... À quel point fait-on le show pour un public réel ou imaginaire ? À quel
point nos prises de position sont juste assorties à nos chaussures et nos sweats à capuche
noirs ? Là-dedans, quelle part découle des attentes de nos camarades ou de l’espoir d’être
accepté·e ? Et quelle part provient d’un désir réel ou d’un besoin urgent de justice, etc. ?

COLÈRE MAL PLACÉE
Qu’est-ce qui est réactionnaire ? Qu’est-ce qui est attendu ? Qu’est-ce qui découle d’un
anti-autoritarisme mal pensé ? À quoi ressemble une initiative constructive éclairée, et
surtout qui permet le changement qu’on attend ?

ESPACES SAFE
À quoi ressemblent nos processus internes ? Comment se parle-t-on ? Est-ce que celleux
qui ont une grande gueule et de l’expérience ont l’autorité et le contrôle ? Est-on en train
de réduire au silence ou d’invisibiliser certains groupes ou individu·es ? Existe-t-il une
hiérarchie, de l’oppression ou du machisme, entre ces murs ?

COLONISATION, CONDESCENDANCE, PATERNALISME ET DOMINATION
Parle-t-on à la place des autres ? A-t-on un rôle de « représentant·e » ? Expertise pointue
ou appropriation impérialiste ? S’agit-il de sensibilisation ou de collaboration ? Qui a son
mot à dire, et qui a le pouvoir ? Qui prend le plus d’espace, de temps ou de pouvoir
d’organisation ? Et à qui appartient la lutte ? Y a-t-il des personnes que l’on considère
sans défense ou ayant besoin de notre force ou de nos ressources ?

LE SENS DUSOUTIEN
Est-on prêt·e à se remettre honnêtement en question ? À analyser ce que nous trouvons
menaçant, et pourquoi... Est-ce qu’on se sent menacé·e à cause de préjugés, de
suppositions, de l’intolérance, de partis pris ? Ou bien parce qu’une analyse approfondie
nous ferait perdre du pouvoir ou des avantages ? Est-ce que nos propos ou notre
présence excluent d’autres personnes ? Est-ce qu’on s’habitue à certains rituels ? Il faut
regarder au-delà de ce qui est défini comme acceptable.

GROUPES FÉMINISTES NON-MIXTES D’HOMMES
Est-on en train de construire une nouvelle bulle ? Est-ce pour se protéger ou se
défendre ? Y a-t-il de la transparence ? Y a-t-il un processus permettant des retours ?
Celleux dont on parle sont-iels pour la plupart absent·es ? Qui sont les plus affecté·es par
le patriarcat, et le but ultime est-il d’inclure leur voix, leurs avis et contributions ?

DES QUESTIONS POUR MOI ?

Comment les groupes d’hommes m’ont-ils personnellement affecté·e ?

En tant que survivant·e² et auteur·e de zines sur la responsabilisation
communautaire, on m’a demandé si mes écrits pouvaient être utilisés
par des groupes de lecture d’hommes pro-féministes, l’un de ces
groupes se trouvant dans la ville/communauté où vit mon (dernier)
agresseur. J’étais heureux·se qu’ils s’en servent, mais je craignais
d’exprimer ou de partager mon appréhension d’être critiqué·e, jugé·e
et/ou de ne pas être cru·e. Je connaissais les positions individuelles
des personnes (c’est-à-dire des mec-cis) dans cette communauté et cet
espace. J’étais donc peu optimiste sur le fait qu’ils réagiraient bien à
mes brochures sur le processus visant à parler des agressions
sexuelles répétées, du non-respect de mes protestations vocales et de
mes limites tout au long d’une relation de deux ans, et de ma tirade
de colère quand j’ai réalisé à quel point mon partenaire avait choisi
de ne pas se responsabiliser dans les mois qui ont suivi le dernier
viol. Je n’ai eu aucun retour, même si j’aurais été très intéressé·e (et
effrayé·e) par ce qui est ressorti de ce groupe de lecture. Je ressens un
malaise similaire vis-à-vis des groupes antiracistes qui excluent les
personnes racisées (au Royaume-Uni et en Allemagne).

Ma position comprend de la méfiance à l’égard des hommes cis. Mon
point de vue a été façonné par les réactions que j’ai reçues depuis que
j’ai commencé à écrire, par l’acharnement avec lequel certains se
battent pour justifier les comportements des agresseurs, et par le
degré de résistance de certains à écouter ou à croire les récits des
survivant·es. Des hommes anarchistes m’ont envoyé des mails en
insinuant que je mentais, m’ont dit en personne que c’était une erreur
de ma part d’écrire ces brochures, et ont porté des jugements et des
accusations en se basant sur le peu qu’ils savaient au lieu de me
demander de clarifier quoi que ce soit ou de leur donner plus
d’informations. Des gens·tes de la communauté punk DIY
londonienne m’ont dit que ça leur était trop inconcevable et difficile
de considérer leur ami de cette manière ; oubliant peut-être que
j’étais tout aussi choqué·e qu’eux, quand j’ai finalement réalisé que
celui à qui je tenais le plus et en qui j’avais le plus confiance au
monde, n’était disposé ni à prendre en compte le consentement dans
les rapports sexuels, ni à s’excuser pour toutes les fois où il a ignoré
mes demandes d’une vie sexuelle consentie et toutes les fois où j’ai
crié « non », ni à être désolé ou à se responsabiliser de ses
comportements de viol. Je ne suis pas une victime, mais
effectivement, je suis vénère.

J’ai souffert et souffre encore de constater que les hommes semblent
se soutenir les uns les autres, pour défendre, excuser, cacher ou
protéger les comportements de merde de leurs amis → tout en
émettant encore plus de reproches et de méfiance envers les femmes,
leur laissant encore une fois la charge de repousser les attaques qui
dépassent leurs limites.

Que peut-on considérer comme un « succès » ?

Quand un échange honnête et respectueux peut avoir lieu entre des
personnes sans qu’elles n’aient besoin d’être cadrées ou protégées les
unes des autres. Quand les discussions ne sont plus cloisonnées et
excluantes. Quand les espaces sont enfin réellement safe pour
tou·s·tes, hommes*, femmes* et personnes trans*.

Ressources

Said The Pot To The Kettle [Dit le pot à la bouilloire]

Lien du pdf

Cette brochure est un bon début, mais ne vous contentez pas de la
littérature faite spécialement « pour les hommes anarchistes ». Si
vous vous intéressez au féminisme, aux privilèges, au droit du travail,
aux questions migratoires, aux luttes indigènes, au post-colonialisme,
etc., allez à la source des informations et regardez/écoutez/lisez avec
l’esprit ouvert.

Notes de bas de page

¹ NdT : contraction de « man » (homme) et « anarchiste ».

² 2 NdT : « survivor » dans le texte original, ce mot est beaucoup utilisé aux États-Unis pour désigner les
personnes ayant subi des agressions.

Recommandations pour les personnes essayant de créer des groupes radicaux d’hommes

par Tim Phillips

Six d’entre nous ont fondé un groupe radical de mecs dans la région de San Francisco à
l’été 2011. On s’est réunis régulièrement pendant six mois. Pour les personnes intéressées
par la création de groupes similaires, on propose de commencer par des accords au sein
du groupe. Voici 21 exemples empruntés ou inspirés de Dismantling Racism Works, du
philosophe Épictète et du collectif Aorta.

Engagez-vous – participez, posez des questions, faites preuve d’esprit critique et
soutenez les autres.

Ne remettez pas à plus tard – il y a d’infinies raisons de reporter les discussions sur le
patriarcat, la masculinité et le sexisme, mais ces discussions nous permettent de
progresser même lorsque les circonstances ne sont pas parfaites.

Clarifiez le processus de prise de décision – le processus de prise de décision doit
être clair et, dans la mesure du possible, inclure les personnes les plus touchées par nos
décisions.

Respectez le temps des gens – concentrez-vous sur le sujet dont il est question, le
temps restant disponible, et formulez des propositions précises lorsque vous faites des
retours.

Évitez de vous plaindre – les situations difficiles sont souvent les meilleures occasions
de mûrir.

Soyez patient – écoutez, évitez d’interrompre et donnez à chacun la possibilité de
s’exprimer.

Suspendez votre jugement – donnez aux gens le bénéfice du doute, car il n’y a pas une
seule bonne façon de faire.

Soyez bienveillants – permettez aux gens d’être honnêtes sans craindre d’être
condamnés, accompagnez les progrès de chacun et encouragez les idées et émotions
nouvelles ou stimulantes.

Évitez le ressentiment – opposez-vous sans détour (sinon immédiatement) aux mots et
comportements qui vous dérangent, plutôt que de ne rien dire et de développer du
ressentiment.

Pardonnez, dans la mesure de votre possible – les gens peuvent changer, comme
nous avons tou·s·tes changé.

Évitez les reproches – nous faisons tou·s·tes des erreurs, c’est pourquoi elles ne
devraient pas être considérées comme des échecs personnels.

Soyez reconnaissants – remerciez les gens du monde entier qui construisent des
mouvements pour la justice sociale.

Évitez les éloges – lorsque nous reconnaissons et remercions les gens pour leurs efforts,
les éloges peuvent occulter la nécessité d’avoir des communautés résilientes plutôt que
des individus agissant seuls.

Évitez de comparer les gens – aucun d’entre nous ne part de zéro, nous avons tou·s·tes
grandi avec des préjugés, et aucun d’entre nous n’est parfait ; ce n’est donc pas une
compétition pour voir qui a la meilleure analyse.

Préservez la confidentialité – lorsque vous parlez avec des personnes qui ne font pas
partie du groupe, évitez de dire qui a dit quoi, ou d’établir des liens entre les gens et les
information qu’ils ont partagées lors d’une réunion du groupe (ou d’un quelconque
rassemblement).

Vivez simplement – concentrez-vous sur la solidité des relations et non sur la gloire,
l’argent ou l’élargissement ; ainsi, le groupe peut délibérément rester petit et cultiver des
affinités.

Construisez un mouvement – ce qui compte, ce n’est pas seulement ce que nous
faisons, mais comment nous le faisons.

Coopérez – c’est ensemble que nous lutterons pour parvenir à nos objectifs communs.

Faites des liens – on ne peut pas s’attaquer à une forme d’oppression sans comprendre
que toutes les formes d’oppression sont liées.

Acceptez les conseils – lorsque les deux parties y sont disposées, les conseils ou
l’accompagnement nous permettent de mûrir.

Mettez l’accent sur la responsabilisation – nous cherchons à demeurer responsables
les uns envers les autres et envers les personnes avec lesquelles notre groupe a l’intention
de collaborer.

Traduction en français — Janvier 2021
À diffuser sans modération

Cette brochure est originellement écrite en anglais
depuis les USA, et publiée en 2013. La version originale
est trouvable sur : exmasculus.wordpress.com. Nous l’avons traduite à trois, si on ne compte pas les
nombreux·ses relecteur·ices qui nous ont permis
d’arriver au bout, et qu’on remercie beaucoup : merci
beaucoup. Nous sommes une meuf et deux mecs cis
réuni·es autour d’un groupe de travail antisexiste, et à
qui il a semblé que ce type de brochure manquait
cruellement en francophonie

ORIGINE début du XVII e s. émasculer, du Latin,
verbe emasculare, composé de e- (variante de ex- ,
désignant un état antérieur) + masculus, « mâle » .



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