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Entre deux feux Recueil provisoire de textes d’anarchistes d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie à propos de la guerre en cours (mars 2022)

mis en ligne le 21 mars 2022 - anonymes , Crimethinc , Автономное Действие (Action autonome) , Боец Анархист (Combattant anarchiste)

Sommaire :

- Entre deux feux.
Des anarchistes de la région ukrainienne à propos de la menace de guerre imminente (février 2022)
- Anarchistes et guerre
Perspectives anti-autoritaires en Ukraine (février 2022)
- Contre les annexions et l’agression impériale
Déclaration d’Action Autonome en Russie (28 février 2022)
- Entretien avec le Comité de résistance à Kyiv
Une coordination anarchiste dans l’Ukraine sous
les bombes
(1er mars 2022)
- Combattant anarchiste, sur l’attaque russe
(1er mars 2022)
- Vue d’Ukraine, vue de Russie
Un exilé du Donbass et un révolutionnaire en Russie racontent leurs histoires (5 mars 2022)
- Actions radicales contre la guerre
En Russie et en Biélorussie (7 mars 2022)


Entre deux feux

Des anarchistes de la région ukranienne à
propos de la menace de guerre imminente
Crimethinc, février 2022

Dans l’espoir de fournir un éclairage crucial sur les tensions actuelles entre
la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et les autres membres de l’Organisation
du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), nous vous proposons la transcription d’une excellente interview d’un anarchiste ukrainien, suivie d’une autre
contribution venant d’un·e autre anarchiste ukrainien·ne de Lugansk qui habite maintenant à Kiev.

Entretien avec un anarchiste ukrainien

Crimethinc : Comment comprendre le conflit qui
se joue autour des troupes russes actuellement massées aux frontières ukrainiennes ? S’agit-il simplement d’une performance des deux parties, qui viseraient à maintenir et renforcer leur influence et
à déstabiliser les forces adverses ?

anarchiste ukrainien : Malheureusement, dans le contexte mondial instable d’aujourd’hui, même les acteurs géopolitiques les plus expérimentés
sont susceptibles de s’embarquer dans des
affrontements inextricables alors qu’ils ne
prévoyaient que d’effectuer quelques passes
d’armes pour montrer les crocs. Il ne s’agit peut-être que d’une politique de la corde raide, mais elle pourrait tout de même mener à la guerre. Le mois dernier, des troupes russes ont été déployées au Kazakhstan et
en Biélorussie, ce qui a confirmé le rôle de
Poutine en tant que garant des dictatures et
a montré l’étendue de ses ambitions, ainsi que l’équilibre précaire du pouvoir dans
toute la région. Les États-Unis déploient désormais également des troupes en Europe de l’Est, ce qui fait monter la tension autour
de ces ambitions impériales rivales. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui a commencé l’année 2021 en menant l’offensive contre les alliés de Poutine en Ukraine, a récemment demandé à l’administration
Biden de modérer ses propos alarmistes ;
cela ne signifie pas que la menace de guerre
n’est pas réelle, mais plutôt que Zelensky
doit continuer à se préoccuper de l’économie ukrainienne, que la guerre se profile
dans les semaines, les mois ou les années à
venir.

Pour les anarchistes, la perspective d’une
invasion russe soulève des questions épineuses. Comment s’opposer aux agressions
militaires de la Russie sans jouer le jeu des
États-Unis et d’autres gouvernements ?
Comment continuer de s’opposer aux capitalistes et aux fascistes ukrainiens sans que
cela n’aide le gouvernement russe à élaborer
un récit justifiant son intervention, qu’elle
soit directe ou indirecte ? Comment faire de
la vie et de la liberté des ukrainien·nes et des
habitant·es des pays voisins une priorité ?

Et si la guerre n’était pas le seul danger ici ? Comment éviter que nos mouvements
ne se réduisent à des relais des forces étatiques ni ne se retrouvent hors de propos
dans cette période d’escalade du conflit ? Comment continuer de s’organiser contre
toutes les formes d’oppressions même en pleine guerre, sans adopter la même logique que l’armée ?

Ce n’est pas la première fois que les événements en Ukraine soulèvent des questions difficiles. En 2014, pendant l’occupation de
la place Maïdan qui a finalement renversé le
gouvernement de Viktor Ianoukovitch, des
nationalistes et des fascistes se sont renforcés au sein du mouvement. Comme l’a écrit un·e témoin :

« Le mouvement de gauche et anarchiste ukrainien dans son ensemble s’est retrouvé entre deux feux. Si la révolte de la
place Maïdan l’emporte
[...] on peut déjà
prédire le renforcement et l’émergence de
nouvelles organisations d’extrême-droite
axées sur l’utilisation de la violence et de
la terreur contre les opposants politiques.
Si Ianoukovitch gagne, alors une vague de
répression des plus sévères frappera indistinctement toutes celles et ceux qui sont
déloyaux envers les autorités.
 »
Lviv, 19-21 février, 2014

Cet entretien de l’époque décrit la situation. Il est important de souligner que rien
n’était inévitable : un mouvement anarchiste plus dynamique aurait pu aboutir à
des résultats différents à Kiev, comme ce fut
le cas à Kharkiv.

À l’époque, nous avions décrit l’ascension des fascistes dans les manifestations de
Maïdan comme « une contre-attaque réactionnaire dans l’espace des mouvements
sociaux » :

« C’est peut-être révélateur des pires
choses à venir – nous pouvons imaginer un
futur de fascismes rivaux, dans lequel la
possibilité d’une lutte pour une véritable libération devient complètement invisible.
 »

Aujourd’hui, nous avons avancé de huit ans
vers ce futur. Les tragédies en Ukraine – de
2014 à aujourd’hui, en passant par la guerre
civile soutenue par la Russie dans les régions
de Donetsk et de Luhansk – montrent les
conséquences catastrophiques de la faiblesse
des mouvements anti-autoritaires en Russie,
en Ukraine et aux États-Unis.

Dans ce contexte, nous voyons des acteurs étatiques des deux côtés du conflit
mobiliser les discours de l’antifascisme et
de l’anti-impérialisme pour recruter des
volontaires et délégitimer leurs adversaires.
Les fascistes et ceux qui se décrivent comme
des antifascistes ont combattu des deux côtés du conflit Russie/Ukraine depuis des
années déjà, tout comme les partisans de chaque camp ont décrit l’autre comme impérialiste. Alors que nous nous avançons
dans le 21ème siècle, il y aura probablement
de plus en plus de luttes armées cherchant à
recruter des anarchistes et d’autres antifasistes et anti-impérialistes. Nous ne devons pas nous rendre inutiles en nous tenant à
l’écart de toutes les confrontations ni laisser un sentiment d’urgence nous pousser
à prendre des décisions mauvaises et coûteuses. De même, si nous nous dispensons de prendre position au motif que la situation est confuse et qu’il y a des gens pas très nets des deux côtés, nous partagerons la responsabilité des massacres qui s’ensuivent.

Avant de présenter les perspectives de
l’Ukraine, nous allons passer en revue certaines des autres propositions concernant
la manière dont les anarchistes pourraient s’engager.

Dans son texte « Pourquoi soutenir
l’Ukraine est nécessaire ?
 », Antti Rautiainen,
un anarchiste finlandais qui a vécu pendant
plusieurs années en Russie, affirme que la
plus grande priorité est de s’opposer à une
guerre de conquête russe :

« Les résultats des trente premières
années de "démocratie" en Ukraine
sont, pour le moins qu’on puisse dire, peu
convaincants. L’économie et les médias
sont aux mains d’oligarques rivaux, la
corruption atteint des niveaux stupéfiants, le développement économique est
à la traîne en comparaison à de nombreux pays d’Afrique, et comme si ça ne
suffisait pas, le pays est devenu le point
central du mouvement néonazi dans le
monde. Et ces problèmes sont essentiellement dus à des facteurs internes, et non
aux intrigues du Kremlin.
Mais l’alternative est encore pire.
 »

Le gouvernement de Poutine est l’équivalent du KGB sans le socialisme. Comme
nous l’avons documenté, les sous-fifres
de Poutine ont régulièrement recours à la
torture et aux complots inventés de toutes
pièces, ainsi qu’à la bonne vieille violence
policière pour réprimer toute dissidence.
Selon Antti, « Poutine n’est pas le gendarme
de l’Europe, mais le gendarme du monde entier
 » – de la Syrie au Myanmar, chaque fois qu’un dictateur torture et tue des milliers
de ses concitoyen-nes, Poutine est là pour le soutenir.

Antti soutient, contrairement à l’anarchiste interviewé plus bas, que dans le cas
d’une invasion russe, les anarchistes devraient soutenir l’armée ukrainienne, et
qu’iels devraient, dans le cas d’une occupation russe, se préparer à coopérer directement avec une organisation de résistance
étatiste, s’il en existe une qui soit puissante.

Cela soulève une multitude de questionnements difficiles. Est-ce que les anarchistes sont en mesure d’offrir une assistance utile à
une armée d’État ? S’iels le peuvent, doivent-iels le faire ? Comment pourraient-iels soutenir l’armée ukrainienne sans lui donner la
possibilité d’être plus dangereuse pour les
mouvements sociaux et les minorités à l’intérieur de l’Ukraine, sans parler de la légitimation du régiment fasciste Azov ? L’un des
principes de la guerre à trois est de ne pas
renforcer un adversaire pour en battre un
autre. Cela s’illustre bien par les malheurs
des anarchistes ukrainien-nes du siècle dernier, qui ont donné la priorité à la défaite de l’Armée blanche réactionnaire avant d’être
trahi-es et assassiné-es par l’Armée rouge de Trotsky.

De même, si les anarchistes sont amené·es à travailler aux côtés de groupes étatistes – comme cela s’est déjà produit au Rojava et ailleurs – il est d’autant plus important d’articuler une critique du pouvoir étatique et de développer un cadre d’analyse nuancé permettant d’évaluer les résultats de telles expériences.

La meilleure alternative au militarisme serait de construire un mouvement international capable de neutraliser les forces militaires
de toutes les nations. Nous avons pu voir des
formes de cynisme compréhensibles de la
part des radical-es ukrainien-es concernant
la probabilité que les gens en Russie fassent
quelque chose pour entraver les efforts de
guerre de Poutine. On peut faire le parallèle
avec la révolte de 2019 à Hong Kong, que
certain-es participant-es ont également analysée en termes d’appartenance nationale. La seule chose qui pourrait préserver Hong
Kong de la domination du gouvernement
chinois serait alors l’existence de puissants
mouvements révolutionnaires à l’intérieur
de la Chine proprement dite.

Si l’on considère que la Russie a pu établir un ancrage pour son projet dans la
région du Donbass en Ukraine en partie à cause des tensions entre les identités ukrainienne et russe, le sentiment anti-russe ne fera que jouer en faveur de Poutine.
Tout ce qui polarise contre les russes,
leur langue ou leur culture facilitera les efforts de l’État russe pour créer une petite
république dissidente. De même, si l’on considère l’histoire du nationalisme, on
constate que toute résistance à l’agression militaire russe qui renforce le pouvoir du
nationalisme ukrainien ne fera qu’ouvrir la voie à de futures effusions de sang.

En ce qui concerne la perspective de la
guerre, les anarchistes de Biélorussie ont
décrit certains de ses nombreux inconvénients :

« Les anarchistes n’ont jamais accueilli favorablement les guerres car elles
détournent la population des vrais problèmes qui nous entourent en permanence.
Au lieu de lutter pour la liberté, la population commence à discuter des succès de
l’avancement sur les lignes de front. La place de la solidarité internationale est occupée par le nationalisme, qui transforme
des frères, des sœurs et des compagnons
en ennemi-es mortel-les. La guerre n’a
rien de progressiste. Elle est le triomphe
d’une idéologie misanthrope du pouvoir.
Aujourd’hui, comme depuis toujours, la
guerre est l’affaire des dirigeant·es, mais
ce sont les gens ordinaires qui y meurent.
Dans une transe patriotique, ou simplement pour de l’argent.
 »
– Si seulement il n’y avait pas de guerre

Pourtant, le mouvement anarchiste mondial n’est pas en mesure d’offrir à la population ukrainienne une alternative infaillible à
la guerre. Tout comme celui du Kazakhstan
a finalement été écrasé par la force brute,
presque tous les soulèvements dans le
monde depuis 2019 ont échoué à renverser les gouvernements qu’ils contestaient.
Nous vivons une époque de répression
mondiale interconnectée et nous n’avons
pas encore résolu les problèmes fondamentaux qu’elle pose. La guerre civile sanglante qui s’est dessinée en Syrie – en partie à
cause du soutien de Poutine à Assad – offre un exemple de ce à quoi pourraient ressembler de nombreuses régions du monde si
les révolutions continuent d’échouer et que
des guerres civiles émergent à leur place.
Nous ne sommes peut-être pas en mesure
de prévenir les guerres à venir, mais il nous
appartient de trouver comment continuer à
poursuivre le changement révolutionnaire
au sein de celles-ci.

Il convient de noter, au passage, qu’au
moins un anarchiste ukrainien, rédacteur
en chef du magazine Assembly à Kharkov,
ne semble pas particulièrement préoccupé par une invasion russe de l’Ukraine, et considère qu’il s’agit d’une grossière exagération des médias occidentaux. Nous espérons que cette personne a raison – bien que nous remarquions que des médias russes et biélorusses ont également publié
des histoires dramatiques sur un conflit
imminent en Ukraine.

Enfin, nous aimerions attirer l’attention
sur ce communiqué revendiquant une action de solidarité, en Suède, avec les rebelles du Kazakhstan, ayant ciblé une remorque
appartenant à Shell, afin d’attirer l’attention
sur la complicité des sociétés pétrolières
occidentales dans le bain de sang au Kazakhstan et dans d’autres endroits menacés par la Russie. Bien que les actions clandestines ne peuvent pas se substituer aux mouvements puissants, cette action réussit admirablement à montrer la façon dont l’autocratie russe est liée aux capitalistes occidentaux :

« Les baïonnettes russes ont défendu
le trône du vassal de Poutine, Tokayev.
Mais pas seulement lui. Il suffit de regarder la production pétrolière, l’une des
principales branches de l’économie du
Kazakhstan. Les sociétés occidentales ont
d’énormes intérêts dans le secteur pétrolier
du pays. En cas de victoire des rebelles, les
biens de ces sociétés pourraient être expropriés par le peuple. L’intervention russe et la répression du soulèvement ont apporté
une “stabilité” sanglante non seulement
au régime oligarchique, mais aussi aux
capitalistes occidentaux qui exploitent les
ressources naturelles du Kazakhstan.
L’une des sociétés occidentales présente
au Kazakhstan est la British-Dutch Shell.
Ainsi, sur le champ pétrolifère de Karachaganak, l’un des trois plus importants
du pays, elle détient environ 30% des parts. Et ce ne sont pas les seuls actifs de
la société au Kazakhstan. Il n’est pas du tout surprenant que le régime russe ait envoyé des troupes pour protéger la richesse des propriétaires de Shell. Shell a investi dans la construction du gazoduc Nord
Stream 2 et a constamment fait pression
pour les intérêts du régime russe dans la
politique européenne. (...)
La théorie et la pratique qui réunissent
la résistance aux dictatures, au capitalisme, aux guerres impérialistes et à la destruction de la nature en une seule grande
lutte est l’anarchisme. La réalisation de la vraie libération de toutes les formes d’oppression aura lieu sous la bannière noire de l’anarchie.
Maintenant, l’État russe pourrait déclencher une autre guerre impérialiste.
Nous voulons lancer un appel aux soldats russes : vous êtes envoyés pour tuer
et mourir pour les intérêts de dirigeants
avides et cruels et des riches. Si une guerre
éclate, désertez avec vos armes, désarmez
les officiers, rejoignez le mouvement révolutionnaire.
 »

* * *

Entretien : Les anarchistes et la guerre en Ukraine

Cet entretien a été réalisé par un anarchiste biélorusse (AB) vivant actuellement à l’étranger, avec un militant anarchiste impliqué dans différentes luttes en Ukraine (Ilya).

AB : Depuis plusieurs semaines, les forces russes se sont rassemblées à la frontière ukrainienne, et une invasion est
possible. Nous avons pris contact avec
un compagnon qui peut nous expliquer
un peu plus ce qui se passe là-bas et ce à
quoi il faut s’attendre. Aujourd’hui, nous
contactons un compagnon et ami, Ilya, un militant anarchiste qui séjourne actuellement en Ukraine. Salut, Ilya.

Ilya : Bonjour, bonjour.

AB : Merci beaucoup d’avoir accepté cet
entretien. Aujourd’hui, nous allons parler de beaucoup de choses différentes. Je
pense que pour beaucoup de gens, ce qui se passe en Ukraine est vraiment déroutant, et il y a beaucoup de malentendus
et beaucoup de propagande des deux côtés. Mais avant de passer à la possibilité
d’une invasion, je voudrais parler de la situation de l’Ukraine à l’époque post-soviétique. Où en était-elle politiquement
après l’effondrement de l’Union soviétique, et pourquoi était-il si important
pour les élites russes de maintenir une
influence et d’exercer un contrôle sur les
processus politiques en Ukraine ?

Ilya : Tout d’abord, merci beaucoup de me recevoir ici.

Concernant la situation de l’Ukraine
après l’effondrement de l’Union soviétique,
je dirais qu’elle a été très mouvementée. Elle
est passée par plusieurs phases différentes.
Sous le président [Leonid] Koutchma et
pendant la majeure partie des années 1990,
c’était un État instable composé de différents groupes oligarchiques qui se disputaient les différentes sphères de pouvoir (ce
qui reste en partie vrai aujourd’hui). Mais
il faut noter qu’à cette époque, dans les années 1990, la politique de l’État russe était très différente de ce qu’elle est aujourd’hui.
Sous la présidence d’Eltsine, la Russie n’était
pas particulièrement impérialiste, du moins
pour autant que je puisse l’estimer. Bien sûr,
il y avait une interaction très étroite entre les
deux gouvernements, entre les entreprises
et les autorités publiques russes et ukrainiennes. Mais ce n’était pas comme si l’on
attendait de l’Ukraine qu’elle soit subordonnée à la Russie, même si de nombreux
liens et dépendances économiques avaient
déjà existé entre les deux pays au sein de
l’Union soviétique, liens qui ont continué à
exister après son effondrement.

La situation a changé lorsque Koutchma
a quitté la présidence et qu’une compétition
entre les présidents [ukrainiens] Ianoukovitch et [Viktor] Iouchtchenko est apparue.
Viktor Iouchtchenko représentait une perspective plus occidentale et plus nationale.
Ce conflit a atteint son apogée lors des premières manifestations de Maïdan en 2004. Iouchtchenko a gagné et, de ce fait, cette orientation plus occidentale de la politique et cette prise de distance avec la Russie ont été le courant dominant pendant un certain temps en Ukraine. En 2008, lorsque la
guerre en Géorgie (pour l’Ossétie du Sud)
a eu lieu, l’Ukraine a définitivement pris parti – politiquement, pas militairement – pour le côté géorgien.

Mais il est important de comprendre
qu’en Ukraine, il existe de nombreux
groupes culturels différents, des groupes
d’intérêts commerciaux et politiques, et
des groupes de tendances idéologiques différentes. Ils ne sont pas tous égaux les uns avec les autres. Il s’agit d’une mosaïque vraiment complexe et composée de multiples couches, qui crée beaucoup de confusion
et de nombreux courants et développements politiques différents. Il n’est parfois
pas facile de les suivre et de les comprendre,
même depuis l’intérieur de l’Ukraine.

Ainsi, même si Iouchtchenko a gagné
pendant un certain temps, un conflit existait entre des parties de la population plus
ouvertes à l’Occident et plus anti-russes, d’une part, et d’autre part, des groupes plus pro-russes ou des groupes à la mentalité post-soviétique ou soviétique. Et ce conflit opposait également les groupes politiques
qui prônaient une orientation plus occidentale et ceux, comme certains clans oligarchiques et mafieux, qui étaient plus ouverts
à l’interaction avec la Russie et les autorités russes. Il est important de comprendre
qu’en Ukraine il y a beaucoup de corruption ; beaucoup d’arrangements louches se
déroulent derrière des portes closes. Bien plus qu’en Europe, par exemple - même si nous savons toustes que cela existe aussi en
Europe - les déclarations officielles des autorités locales ne correspondent pas nécessairement à leurs activités réelles.

Ainsi, après le mandat de Iouchtchenko,
Ianoukovitch a recommencé à se présenter
aux élections présidentielles et les a finalement remportées en 2010. Après cela, la situation est devenue très floue, car il a adopté une approche très sournoise - en faisant constamment semblant de traiter à la fois
avec l’Occident et avec les autorités russes.
De ce fait, il a créé une grande confusion au
sein de la population. Après avoir conclu
quelques accords avec l’Union européenne,
il a soudainement tenté de les annuler et de
s’engager plus officiellement dans la sphère
d’influence russe. Cela a créé beaucoup
de désaccords et de troubles, qui ont donné lieu aux [secondes] manifestations de
Maïdan, qui ont commencé à la fin de l’automne 2013.

AB : En parlant des manifestations de
Maïdan, peux-tu résumer un peu ce
qui s’y est passé (dans une version très
courte, parce que l’histoire est vraiment
longue), en indiquant les principaux
points qui pourraient être intéressants,
concernant les participant·es, les raisons
de son émergence, et les résultats du
mouvement ?

Ilya : Oui, bien sûr. Évidemment, il est très difficile de faire une synthèse, mais je vais essayer de faire de mon mieux. Au départ, il
s’agissait principalement de manifestations
étudiant·es. Elles sont apparues après les mesures politiques [susmentionnées] prises par M. Ianoukovitch, qui étaient très impopulaires au sein de la population, et plus particulièrement chez les jeunes. De nombreuses
personnes étaient très favorables à un rapprochement avec l’Union européenne, à la possibilité de se rendre dans l’UE sans visa et à d’autres formes de collaboration. Ainsi, lorsque Ianoukovitch a fait marche arrière
par rapport à cette ligne, cela a été le déclencheur des grandes manifestations impliquant la jeunesse, et principalement la jeunesse
étudiante, en novembre 2013.

Mais les jeunes n’étaient pas les seul·es
à être mécontent·es de la politique de
Ianoukovitch. Ainsi, après qu’iels aient
été violemment tabassé·es par la police
anti-émeute, cela a provoqué une riposte
intense de la part de parties plus larges de
la société ukrainienne. À partir de ce moment, les manifestations sont devenues des
mouvements impliquant plusieurs classes sociales et différentes couches de la société. De nombreuses personnes de différentes
régions d’Ukraine sont descendues dans les
rues de Kiev et d’autres villes, à l’est comme
à l’ouest du pays. Les gens sont descendus
dans les rues et ont également, après un certain temps, commencé à occuper des bâtiments administratifs. Les manifestations les
plus intenses ont eu lieu à Kiev et dans plusieurs villes de l’ouest du pays, considérées comme plus pro-occidentales, plus éloignées de la Russie, plus ukrainophones, etc.

Le conflit a connu plusieurs phases d’aggravation des affrontements, puis une pacification temporaire. Mais c’est en février [2014] qu’il a atteint son apogée. Le conflit final a commencé lorsque des manifestant·es ont tenté d’occuper le Parlement à Kiev et de se rendre au bureau présidentiel
pour demander la démission immédiate du
président Ianoukovitch en raison de la répression, de sa corruption et de sa politique pro-russe. Les représailles de la police anti-émeute et des forces spéciales ont été très dures ; une centaine de personnes ont été
tuées. On en est ensuite arrivé à une phase
de confrontation ouverte, voire armée si
l’on peut dire, entre le camp des manifestant·es et celui du gouvernement. C’est à
ce moment-là que des choses louches ont
commencé à se produire. M. Ianoukovitch a
disparu après plusieurs jours à la mi-février,
puis est réapparu en Russie.

Lorsqu’il s’est enfui, ce fut le moment de
l’effondrement du régime plus pro-russe en
Ukraine. C’est le tournant à partir duquel la
situation actuelle a commencé à se développer.

AB : Ok. Et il a oublié son pain en or [1] quand
il est parti, n’est-ce pas ?

Ilya : Oui, oui, exactement - et beaucoup
d’autres choses ! [rires]

AB : Beaucoup de gens en Occident, influencés par la propagande russe et la
campagne de désinformation, ont commencé à croire le récit selon lequel ce qui
s’est passé en Ukraine en 2014 était un coup d’État fasciste soutenu par l’OTAN.
Certain·es journalistes - libéraux, mais également des personnes de gauche et
des anarchistes ont soutenu ce récit. Peux-tu analyser ce discours ? Est-ce que c’est ce qui s’est passé, ou est-ce que la réalité est différente ?

Ilya : Oui, je pense que je peux en parler avec
assurance, car j’ai moi-même participé aux
événements. J’étais à Kiev pendant neuf
jours au cours de la phase très chaude du
conflit, en février. J’ai donc été personnellement témoin d’un mouvement réellement
populaire auquel des centaines de milliers de personnes ont participé. Lorsque j’en ai discuté plus tard avec des compagnons occidentaux·ales, j’ai entendu ces spéculations sur ce que l’OTAN avait fait dans les coulisses, sur un coup d’État nazi, etc. D’autres personnes ont répondu que s’il y avait des
centaines de milliers de personnes dans les
rues, il ne pouvait pas s’agir seulement d’un
coup d’État orchestré.

L’extrême-droite y a participé activement,
bien sûr. Elle a avancé politiquement, a été
très agressive, très dominante, et a été couronnée de succès jusqu’à un certain point. Mais elle était toujours minoritaire dans
ces protestations. Et même si son influence
idéologique existait réellement, ce n’était
pas elle qui donnait le ton dans les protestations, ou qui concevait les revendications.

J’ai vu beaucoup d’auto-organisation
populaire très spontanée. J’ai vu beaucoup
d’agitation et de colère très sincères contre
l’establishment étatique, qui a vraiment rendu ce pays pauvre et humilié. Donc, dans la plus grande mesure, c’était un soulèvement
populaire authentique. Même si, bien sûr,
tous les pouvoirs politiques qui pouvaient
en tirer profit ont essayé de l’influencer autant qu’ils le pouvaient. Et ils ont en partie réussi.

Mais je considère surtout que la question
qui se pose à nous – aux libertaires, aux
anarchistes, à la gauche radicale si vous voulez – est de savoir pourquoi nous n’étions pas assez organisé·es pour concurrencer
efficacement les fascistes. Cette question ne
s’adresse pas au mouvement Maïdan ou au
peuple ukrainien, mais à nous.

AB : Après Maidan, Poutine a été déçu,
beaucoup de spéculations et de luttes
politiques ont eu lieu et ont finalement
mené à l’occupation ou l’annexion
[russe] de la Crimée, puis l’évolution
[vers la guerre séparatiste soutenue par
la Russie] dans le Donbass. Peux-tu résumer un peu ce qui s’est réellement passé
entre 2014-2015 et maintenant ? Quel était le degré de conflit qui se préparait
là-bas, ou les choses qui s’y passent ont-elles surgi de nulle part ?

Ilya : Quand le régime de Ianoukovitch a commencé à s’effondrer, ç’a été un moment de vérité, un moment pendant lequel toute
stabilité s’est brisée et tout ce qu’on pensait
certain ne l’était plus vraiment. Les autorité russes ont alors réagi très durement – et
de façon très impulsive. Elles ont voulu prendre des mesures contre le mouvement
Maïdan, qui tendait à éloigner l’Ukraine de
la sphère d’influence de l’État russe. Après
cela, la Russie a occupé la péninsule de Crimée en s’appuyant dans une large mesure sur la population locale, qui ne s’identifiait
pas – même s’il ne faut pas généraliser – à
l’Ukraine. C’est cet appui qui a permis à la
Russie de s’emparer du territoire.

Les autorités russes ont également largement influencé les événements au Donbass, parce que le gouvernement par intérim qui
a officié en Ukraine après la destitution de
Ianoukovitch a pris des mesures vraiment
stupides à l’encontre de la langue russe.
Cela a donné aux propagandistes russes l’occasion de dépeindre les événements
de Maïdan comme « anti-russes ». C’était
très largement faux mais pour les gens du
Donbass – qui me semblent être très russophones et proches de la Russie, bien
que de nombreuses personnes différentes
y vivent – cela a été l’opportunité de voir
les autorités russes y étendre leur influence,
envoyer des forces armées et soutenir et
permettre aux groupes sécessionnistes locaux de lutter efficacement, ou du moins
de survivre face à l’armée ukrainienne qui
essayer de maintenir l’intégrité du territoire ukrainien. A ce moment-là, plusieurs
événements militaires dramatiques se sont
produits dans la région, et une partie de la
population a déclaré ne plus vouloir faire
partie de l’Ukraine. Mais sans le soutien de
l’État russe, il aurait été impossible que ce
mouvement prenne une telle ampleur. Et il
ne faut pas oublier que des millions de personnes se sont réfugiées à la fois en Russie et en Ukraine.

Beaucoup de personnes au Donbass se sentent encore proches de l’Ukraine. Mais
rien ne peut être réellement résolu avec la logique de ces deux États nationaux, ou
plutôt de l’État impérialiste russe et de l’État-nation ukrainien. La solution ne
peut vraiment être que confédérale. Mais comme d’habitude, les deux États utilisent
ce conflit pour servir leurs intérêts, et c’est, de mon point de vue, ce qui a participé à
faire monter le sentiment nationaliste, à la fois en Russie et en Ukraine.

AB : C’est vrai. Il y a eu les accords de Minsk [en 2015] qui étaient une sorte de compromis entre Poutine et Merkel. Mais concernant le Donbass, est-ce qu’il s’est
passé quelque chose là-bas ces dernières années ou est-il vrai qu’il n’y a eu aucune action militaire ou d’autres formes de violence ?

Ilya : Il est important de réaliser qu’encore aujourd’hui, les accords de Minsk n’ont pas été appliqués. Et même si la phase active du
conflit – pendant laquelle la ligne de front
n’était pas stabilisée et d’importants mouvements de troupes avaient lieu – est terminée, il s’agit toujours d’une zone de conflit
permanent, avec des petits affrontements
constants, des morts chaque semaine, et
parfois même chaque jour. Les tirs d’obus
sont encore nombreux de chaque côté.
C’est une blessure qui n’a jamais guéri. Il y a
toujours quelque chose qui se passe, même
à faible intensité.

AB : Et quelle a été la réaction du mouvement anarchiste local, ou du mouvement
antifasciste face à ces événements ? Si je me souviens bien, une certaine partie du
mouvement antifasciste a rejoint la lutte contre les Russes et est entrée en guerre
dans le Donbass... mais qu’en est-il des anarchistes et du reste des antifascistes
qui ne participaient pas à la guerre ?

Ilya : À ce stade, je dois dire que pendant les périodes dont nous discutons, à partir de 2015, je ne vivais pas encore en Ukraine. Je peux
quand même analyser la situation d’une manière ou d’une autre, et j’avais pu sentir le pouls de ce mouvement même avant.

Oui, une partie du mouvement anarchiste a vraiment été prise de ce sentiment
« patriotique », ou plus exactement de ce
sentiment « anti-impérialiste », et ils ont
rejoint le côté défensif – c’est-à-dire que
certaines personnes ont rejoint les unités
de volontaires mais aussi l’armée régulière,
motivées par la nécessité de faire face au
plus grand mal que représentait l’État impérialiste de Poutine. D’autres personnes ont rejoint une position peut-être plus modérée
et internationaliste, et ont essayé de mettre
en avant que les deux parties ne sont en aucun cas bonnes, qu’elles représentent toutes deux de mauvaises politiques oppressives,
autant du côté de l’État russe qu’ukrainien.

Mais pour le moment, je pense que la
grande majorité de la communauté anarchiste locale est très hostile à toute invasion
russe, et ne croit pas à toutes les déclarations du côté de Poutine selon lesquelles il
s’agirait en quelque sorte d’une action anti-fasciste face à la politique d’extrême droite ukrainienne, etc. Il n’en est pas question.
Il s’agit simplement d’une manœuvre impérialiste. C’est clair pour tous les compagnons locaux.

AB : Cette année a très mal commencé.
Les Russes ont envahi le Kazakhstan
avec leurs alliés et ont aidé à stabiliser
le régime de Tokayev. Maintenant, il y a
la possibilité d’une guerre en Ukraine.
Peux-tu nous dire pourquoi Poutine a
lancé ces manœuvres très agressives si
rapidement ? Cela fait plusieurs mois, je
crois, qu’il a commencé à déplacer l’armée vers la frontière ukrainienne, il y a
la crise kazakhe, etc. Qu’est-ce qui explique cette situation selon toi ?

Ilya : D’une manière générale, le régime de Poutine se trouve dans une situation désespérée. D’une part, il est encore très
puissant et dispose de beaucoup de ressources et d’un grand contrôle sur son
propre territoire. Mais d’autre part son pouvoir lui échappe comme du sable
entre les doigts. À différents endroits, on observe des fissures évidentes dans le système de vassalité que Poutine a conçu, dans lequel certains États frontaliers sont
censés être des satellites de son régime,
comme le Kazakhstan, la Biélorussie, le
Kirghizstan et l’Arménie. De très grands
mouvements sociaux, des soulèvements et
des protestations sociales majeures ont eu
lieu dans tous les pays que je viens de mentionner. Sur le plan géopolitique, il existe
une menace sérieuse que son contrôle sur
ces territoires voisins diminue.

En outre, la situation économique de
la Russie a commencé à se dégrader après
2014, en fait depuis les événements de Maïdan, la prise de contrôle de la Crimée, et les sanctions des puissances occidentales contre la Russie. Cela a déclenché un ralentissement économique constant, et une
grande partie de la popularité que Poutine
a gagné après la prise de contrôle de la Crimée s’est déjà envolée. Cette tendance a été accentuée par la pandémie de COVID-19,
qui n’a pas du tout contribué à sa réputation
auprès de la population. Aujourd’hui, dans
une large mesure, il n’est pas très populaire,
même en Russie.

Voilà donc la situation, Poutine est encore
très puissant, mais beaucoup d’événements
ne jouent pas en sa faveur. Je pense que ces
agressions sont des tentatives désespérées
pour éviter que son pouvoir ne lui échappe
et pour préserver d’une manière ou d’une
autre son régime autoritaire.

AB : Je pense que toutes les conneries
que Poutine a faites dans tous ces pays
étaient d’ordinaire conçues pour détourner l’attention des problèmes
internes, comme tu le mentionnais. Quelle est la popularité du conflit actuel avec l’Ukraine dans la société russe ? Y a t-il une euphorie patriotique, du genre “Oui, emparons-nous de ce pays” ? Ou y a-t-il une résistance, est-ce que personne ne le soutient ? Que se passe-t-il au sein de la grande communauté russe ?

Ilya : C’est un peu difficile à estimer, dans la
mesure où je n’ai pas été en Russie depuis
presque trois ans. Ce que je peux dire, c’est
que les gens avec qui je suis resté en contact
sont très pessimistes à l’idée de cette guerre.
Bien sûr, les personnes avec lesquelles
je suis en contact représentent un cadre
idéologique spécifique. Les gens normaux,
d’après ce que je peux deviner et supposer, et d’après ce que je peux voir dans les
exemples de celles et ceux que je connais... Je dirais qu’ils ne sont eux non plus pas très optimistes à l’idée d’une grande guerre avec
qui que ce soit, parce qu’ils comprennent
que cela entraînera des morts, et un ralentissement économique encore plus important. Même la propagande télévisée, qui devient de plus en plus terrible en Russie année après année – c’est une sorte de marée constante de merde qui pénètre directement dans le cerveau des gens – ne semble pas vraiment capable de faire pencher la population en faveur de la guerre.

Donc non, il n’y a pas d’euphorie patriotique en Russie. Il s’agit en fait d’une période de dépression après toutes ces vagues de pandémie, après toutes ces batailles autour des codes QR et de la vaccination, et aussi après d’autres actions impopulaires de la part des autorités, comme la fraude électorale évidente à laquelle nous avons assisté cet automne en Russie. Tout cela constitue
une très mauvaise base pour que les gens
deviennent fanatiquement pro-guerre.

Bien sûr, si une guerre est déclenchée, je suppose qu’au départ elle pourrait provoquer un certain renouveau patriotique, comme cela arrive presque toujours. Mais je pense qu’il ne serait pas stable ou vraiment significatif. Et si la Russie est confrontée à une résistance déterminée, je pense que
tout ce patriotisme pro-État s’estompera
très vite et se transformera en défiance.

AB : D’un autre côté, le gouvernement
ukrainien tente actuellement de profiter
de la situation - par exemple, en agissant
très rapidement avec ses alliés occidentaux, en obtenant des armes, etc. Mais
peut-on résumer la réaction de la société
ukrainienne aux actions du gouvernement ukrainien ? Que tentent-il de faire
en dehors de tous ces efforts de mobilisation ?

Ilya : En fait, la situation est difficile à comprendre. Depuis 2004, avant ce conflit dans l’est de l’Ukraine, la tension a profité à la fois
au régime de Poutine et aux autorités locales, car lorsque vous disposez de cette fureur patriotique nationaliste défensive, il est
vraiment plus facile de se protéger de toute
question venant d’en bas, de la base. Aux
questions, « Que se passe-t-il dans notre
pays ? Pourquoi est-il si pauvre ? Pourquoi
est-il si profondément dans la merde ? », la
réponse est claire et rapide : tout cela est dû à l’ennemi extérieur.

Les autorités locales ont beaucoup utilisé l’argument qui consiste à assurer que
des mesures seront prises sur tous les problèmes internes une fois que la menace externe aura disparu. Cette position n’est en
fait pas très populaire en Ukraine, mais elle existe, et elle s’exprime dans certaines parties de la société.

Il est clair que le gouvernement Zelensky
lutte de différentes manières contre ses opposants politiques – à la fois contre l’ancien président Porochenko, qui fait maintenant
l’objet de poursuites pénales, mais aussi
contre des forces plus pro-russes comme
Medvedchuk, qui fait lui aussi l’objet de
poursuites pénales et dont le parti est réprimé. D’une certaine manière, l’extrême
droite a également fait l’objet d’une répression, puisque son patron bien-aimé, le ministre de l’intérieur Avakov, a démissionné
il y a plusieurs mois. Après cela, certaines
personnes du mouvement Azov, qui est
le plus grand parti d’extrême droite en
Ukraine à l’heure actuelle - ont également
été arrêtées.

L’État ukrainien s’est donc en quelque
sorte consolidé, c’est clair. Quant à savoir
comment la menace affecte la politique interne, ce n’est pas très clair pour moi pour
le moment. Mais nous pouvons observer certaines tendances vraiment alarmantes qui menacent de concentrer le pouvoir exécutif
entre les mains du président et de son équipe.

AB : En ce qui concerne la politique du
gouvernement actuel, comment la décrirais-tu ? Je me souviens que Zelensky
était un populiste, du genre à dire "oui,
nous allons combattre la corruption
et nous allons rendre tout le monde
heureux". Quelle est sa politique aujourd’hui ? J’entends également dans
l’hémisphère occidental un discours selon lequel la guerre n’a pas tant d’importance parce qu’il s’agit essentiellement de remplacer un régime fasciste
par un autre régime fasciste. Dans quelle
mesure la politique et les “libertés individuelles” en Ukraine diffèrent-elles de
celles de la Russie à l’heure actuelle ?

Ilya : Tout d’abord, le régime de Zelensky n’est
certainement pas fasciste, du moins pas
pour l’instant - ne serait-ce que parce qu’il
n’a pas encore beaucoup de contrôle, notamment parce qu’en Ukraine, le pouvoir
de l’État n’est pas aussi consolidé qu’en Russie ou en Biélorussie. Mais ce régime
n’est pas “bon” pour autant, bien sûr. Ça
reste des menteurs corrompus qui font essentiellement des conneries néolibérales,
qui constituent l’essentiel de leurs politiques, je dirais. Mais quand même, ce pays
reste beaucoup moins autoritaire dans sa
structure sociale, même s’il est super merdique dans sa structure économique. C’est
la raison pour laquelle tant de dissident·es
politiques de Biélorussie, de Russie, ou du
Kazakhstan par exemple, se réfugient ici.
Parce qu’ici, l’État ne peut pas concevoir
et contrôler l’ensemble du paysage social – même si, comme je l’ai déjà dit, il essaie
désormais de le faire davantage.

Une prise de contrôle de l’Ukraine par les
autorités russes ou un gouvernement clairement pro-russe serait donc une catastrophe, car une zone un peu plus libre - ou plutôt
une “zone grise” - passerait sous le contrôle
de la dictature autoritaire de Poutine. Pour
être clair, l’État ukrainien est toujours un
régime populiste super merdique qui, pour
autant que je sache, n’a permis aucun progrès politique depuis que Zelensky est au
pouvoir. La seule mesure concrète dont je me souvienne pour l’instant est la loi sur les terres agricoles, qui peuvent désormais être
librement achetées et vendues sur le marché, alors qu’auparavant il y avait quelques obstacles administratifs. Nous pensons que
cette loi entraînera bientôt la concentration
des terres agricoles entre les mains de plusieurs grandes sociétés agricoles. Des politiques néolibérales de ce genre se mettent
progressivement en place.

Aussi, nous voyons beaucoup de pauvreté, tant en Ukraine qu’en Russie. Bien sûr,
l’Ukraine est un pays plus pauvre parce qu’elle ne dispose pas d’autant de pétrole et de gaz. Mais si la Russie occupe l’Ukraine,
pensons-nous vraiment que la classe ouvrière locale et les pauvres tireront des
avantages économiques du nouveau régime
d’occupation ? Bien sûr que non. Je ne peux
vraiment pas croire à cela. Parce que la situation économique de la Russie ne cesse de se dégrader et qu’elle n’a tout simplement
pas de ressources à partager avec d’autres
pays. Pour construire ce grand pont entre la
Russie continentale et la Crimée, il a fallu
interrompre la construction de plusieurs
ponts en Sibérie et dans d’autres régions
de Russie. Ils n’ont donc pas de ressources
à partager avec la population locale, même
s’ils voulaient les acheter d’une manière
ou d’une autre. Et nous ne pouvons rien
attendre de mieux du régime Poutine dans
la sphère politique et sociale. En termes de
dictature, de contrôle et d’oppression de
l’État, il est actuellement beaucoup plus
dangereux que le régime local. Le régime
local n’est pas “meilleur”, il est simplement
moins puissant.

AB : Beaucoup des choses que Poutine s’est
permis de faire au cours des quinze dernières années environ se sont produites
avec une sorte d’accord tacite de la communauté internationale, ou alors ne déclenchent que des oppositions vides de sens du type : « nous condamnons la
violation des droits de l’homme, bla bla bla. » La situation au Kazakhstan, par
exemple – la plus récente – n’a provoqué aucune réaction politique ou sociale
de la part des autres acteurs de l’arène
politique. Pour moi, il est intéressant
de se demander quelle pourrait être la
réaction de la communauté internationale face à l’éventualité d’une invasion
de l’Ukraine. S’agirait-il de dire : « Ok, nous allons entrer en guerre et nous allons tous bousiller la Russie » ? Ou est-ce que c’est plutôt : « nous serons “pré-occupés” si la Russie prend le contrôle
de l’Ukraine, bla bla bla » ?

Ilya : Eh bien, je ne suis pas sûr que l’image que
je m’en fais soit vraiment correcte mais tous
les jours nous entendons des nouvelles et
voyons que, par exemple, le président étasunien et son gouvernement menacent la
Russie de sanctions économiques énormes
en cas d’agression militaire. Nous avons
également appris récemment qu’un soutien
militaire avait été apporté à l’Ukraine – pas
du personnel militaire, mais des armes. Je
pense donc qu’il y a une certaine réaction
de la part de la soi-disant communauté internationale.

Mais d’ici, on a toujours l’impression que
l’Occident promet sans cesse mais ne prend
jamais les mesures cruciales qui pourraient
réellement empêcher l’agression de Poutine. Ainsi, les gens en Ukraine, même ceux qui avaient une certaine sympathie pour les
pays occidentaux, se sentent de plus en plus
abandonnés par les puissances auxquelles
ils croyaient autrefois.

AB : En parlant des anarchistes en Ukraine – je sais que le mouvement n’est pas le plus fort de la région, et qu’il a souffert des récents conflits dans le Donbass.
Quelle est la réaction actuelle à la possibilité d’une invasion russe ? De quoi
parlent les anarchistes ? Qu’est-ce qu’iels pensent ? Comment envisagent-iels de se mobiliser en cas d’avancée russe ?

Ilya : Eh bien, je dirais qu’il y a deux courants différents au sein de la communauté
anarchiste ici. Bien sûr, nous en discutons beaucoup, presque tous les jours, et dans
toutes les réunions, et certaines personnes sont vraiment désireuses de participer à la résistance. Certain·es en termes militaires,
et d’autres en termes de volontariat pacifique, logistique, et ainsi de suite. Bien sûr,
d’autres personnes pensent plutôt à fuir et
à se réfugier quelque part. Je suis plus en
sympathie (et c’est ma position personnelle, mais aussi politique) avec la première
idée. Si vous fuyez, vous êtes en dehors de toute protestation politique et sociale. En tant que révolutionnaires, nous devons adopter une position active, et non une position passive consistant à observer ou à fuir. Nous devons intervenir dans ces événements. C’est certain.

Le plus grand défi, et la plus grande
question, est de savoir de quelle manière
nous devons y intervenir. Parce que si,
comme cela s’est produit en 2014-2015, nous
nous contentons d’aller individuellement
rejoindre quelques troupes ukrainiennes
pour faire face à l’agression, il ne s’agit pas
vraiment d’une activité politique. C’est
juste un acte d’auto-assimilation dans la
politique de l’État.

Heureusement, ce n’est pas seulement mon opinion. De nombreuses personnes réfléchissent ici à la création d’une structure organisée qui pourrait collaborer dans
une certaine mesure avec les structures étatiques d’autodéfense, mais qui sera toujours autonome et sous notre influence, et qui sera composée de compagnons. Il s’agira donc d’une participation organisée avec notre propre agenda et notre propre message politique, pour notre propre bénéfice organisationnel. Il ne s’agit pas de prendre parti pour un acteur étatique dans ce conflit.

AB : C’est vrai, mais certaines personnes
diraient à coup sûr : « Hé, vous êtes des
anarchistes contre l’État, et maintenant
vous protégez l’État. » Je suis presque
sûr que certaines personnes pensent
que les anarchistes devraient se retirer complètement de ces conflits. Que leur
répondriez-vous ?

Ilya : Tout d’abord, je leur répondrais – merci,
c’est une critique précieuse. Nous devons
vraiment réfléchir aux manières d’intervenir afin de ne pas devenir un simple outil
entre les mains de l’État. Mais il est certain
que si nous mettons en œuvre une politique intelligente – si nous appliquons l’art
de la politique – nous avons une chance de
réussir. Si nous restons à l’écart des conflits
entre États, nous restons à l’écart de la politique réelle. Il s’agit aujourd’hui de l’un des conflits sociaux les plus importants qui se
déroulent dans notre région. Si nous nous
isolons de ce conflit, nous nous isolons du
processus social actuel. Nous devons donc
participer d’une manière ou d’une autre.

Bien sûr, il ne fait aucun doute que nous
devons affronter l’impérialisme poutiniste.
Si nous avons besoin d’une quelconque collaboration à cet égard, alors nous ne nous en priverons pas. Bien sûr, nous devons évaluer très soigneusement, très prudemment, comment ne pas devenir dépendant·es de
certaines puissances très réactionnaires.
C’est vraiment une grande question et un
défi, mais c’est le chemin difficile que nous
devons emprunter. Fuir ces défis équivaut
tout simplement à une capitulation en
termes de promotion de l’anarchie et de
promotion de la libération sociale et de la
révolution dans notre région. Et ce n’est pas
une position acceptable pour moi et pour
beaucoup d’autres compagnons.

AB : Je pense qu’il est également important
pour moi de souligner ici que l’Ukraine
est en quelque sorte le dernier rempart
des anciens pays soviétiques. Actuellement, l’expansion de l’empire de Poutine passe par des mesures de plus en plus agressives – encore une fois, on a
vu l’histoire du Kazakhstan, le soutien
total au régime de Lukashenko sous certaines conditions de réintégration de la
Biélorussie dans la Russie – toutes ces mesures visent à ramener la région sous
l’autoritarisme de Poutine. Pour nous, en
tant qu’anarchistes, il est extrêmement
important d’apporter une réponse à cela
et de ne pas rester assis sur nos culs en
disant : « Oh c’est génial, nous sommes
anarchistes, nous sommes contre l’État,
et toutes ces politiques primaires et stupides de l’État ne nous touchent pas. »

Ilya : C’est exact, bien sûr. Mais en même
temps, je tiens à souligner que nous ne devons pas non plus prendre parti pour les
cercles nationalistes locaux et les États-nations locaux. Parce que ce ne sont en aucun cas des entités ou des voix politiques progressistes. Ils produisent aussi beaucoup d’oppression et d’exploitation, et il faut
vraiment s’y opposer, à la fois par la parole
et par le biais de nos activités.

AB : Exactement. Je suis tout à fait d’accord
avec toi. Pour les [lecteur·ices] qui ne
sont pas dans la région, comment vous
soutenir ? Ou comment obtenir plus
d’informations sur la situation ?

Ilya : Eh bien, tout d’abord, le soutien pourrait
être informationnel ; si vous suivez attentivement ce qui se passe ici et que vous diffusez l’information, que vous faites passer le mot, ce serait déjà quelque chose d’important. Si vous avez l’occasion d’entrer en contact avec des compagnons anarchistes locaux, il est possible d’apporter certains
soutiens : peut-être des actions de solidarité, peut-être la préparation d’accueil pour
les personnes qui devront fuir pour échapper à la région. De même, un certain soutien financier sera peut être requis à un moment
donné. Si nous avons une présence organisationnelle dans ce conflit, cela nécessitera beaucoup de moyens matériels et financiers.

Malheureusement, pour l’instant, je ne
peux pas recommander un site web unifié
ou un canal Telegram ou quelque chose
du genre, que vous pourriez suivre pour
tout savoir. Il existe encore une multitude
de petits projets médiatiques et de petits
groupes, mais pas de grand syndicat ou
d’organisation unifiée. Mais il est certain
que si vous cherchez un peu, vous entrerez
facilement en contact avec telle ou telle faction du mouvement anarchiste local, ce qui vous permettra de garder un œil sur la situation et d’être prêt·es à réagir d’une manière ou d’une autre. Ce sera déjà extrêmement apprécié.

AB : Cool. Merci beaucoup pour la conversation. Prenez soin de vous, et avec un
peu de chance, la guerre n’aura pas lieu et les Russes se casseront, et il y aura
d’autres choses à faire dans la lutte plutôt que d’organiser la résistance à l’invasion
russe.

Ilya : Oui, espérons-le.

* * *

Regard de Kiev

Cela fait maintenant huit ans que
l’Ukraine est en guerre avec la Russie et ses
alliés. Le compte des morts a déjà dépassé les 14 000. Pourtant, alors que les troupes russes se rassemblent le long de nos frontières Nord et Est, c’est la première fois dans l’histoire de cette guerre – ou même
de toute mon histoire en Ukraine – que je
reçois aussi régulièrement des messages
de mes ami·es à l’étranger, dont certain·es
dont je n’avais plus entendu parler depuis
des années, tous·tes désireux·ses de savoir
si je suis en sécurité et si la menace est
aussi grande que ce qu’on leur a dit. Ces
ami·es n’ont pas les mêmes opinions politiques, âges, activités, expériences de vie
et antécédents. La seule chose qu’iels ont en commun est qu’iels sont tous·tes originaires des États-Unis.

Le reste de mes compagnons à travers le
monde semble être moins anxieux à ce sujet. La semaine dernière, j’ai accueilli un ami de Grèce et un autre d’Allemagne, qui semblaient tous deux surpris d’apprendre qu’ils avaient atterri dans un pays qui est censé
se transformer, d’une minute à l’autre, en
épicentre de la Troisième Guerre mondiale
(ce qui explique probablement pourquoi
leurs billets d’avion ne coûtaient que huit
euros). J’aurais été surpris, moi aussi, si je
n’avais pas regardé la télévision américaine.
Ces dernières semaines, j’ai remarqué une
multiplication des allusions à la situation de
l’Ukraine dans toutes sortes de talk-shows
que je regarde en ligne. On dirait presque
que l’on parle davantage de l’Ukraine aux
États-Unis qu’à l’époque du scandale de
corruption du fils de Joe Biden.

Pour un·e Ukrainien·ne, ce que produit
ce soudain intérêt pour notre lutte sans fin
contre notre voisin abusif et impérialiste
dépend de quelle position politique on
adopte. Quand nous avons accepté d’abandonner nos armes nucléaires en 1994 en adhérant au mémorandum de Budapest, la
Russie, le Royaume-uni, et les États-Unis
avaient promis de respecter et de protéger
notre indépendance, notre souveraineté
et nos frontières et de s’abstenir de toute
menace ou utilisation de la force contre
l’intégrité territoriale ou l’indépendance
politique de l’Ukraine. Lorsqu’il s’est avéré vingt ans plus tard que toutes ces
promesses n’avaient aucune valeur, beaucoup de gens ici n’ont pu s’empêcher de se sentir trahis. Nombre d’entre elles et eux
estiment aujourd’hui qu’il est grand temps
que les États-Unis passent à la vitesse supérieure et tiennent leurs promesses. Sans ce contexte, il serait extrêmement difficile
de comprendre pourquoi certaines personnes applaudissent lorsqu’un empire
offshore qui désigne l’Ukraine comme « l’arrière-cour de la Russie » fait voler
des avions de guerre remplis de soldats au dessus de ce pays souverain.

Cependant, il y en a certain·es en Ukraine
qui, comme moi, ne limitent pas leur méfiance à l’empire avec lequel nous avons la
malchance de partager une frontière, mais
étendent ce manque de confiance bien
mérité au reste d’entre eux. Même pour les
gens qui croient sincèrement que l’ennemi
de leur ennemi est leur ami, il convient de
se demander combien parmi les amis de ce
genre que les États-Unis se sont fait dans le
monde – Vietnamiens, Afghans, Kurdes et
autres – n’ont jamais regretté d’avoir acquis un pareil allié.

Cet esprit critique pourtant peu exigeant
est malheureusement loin d’être aussi répandu en Ukraine que le patriotisme, le
nationalisme et le militarisme aveugles, qui
gagnent tous du terrain à mesure que progresse la fureur guerrière. En Ukraine, on
ne discute pas beaucoup des raisons pour
lesquelles les États-Unis et le Royaume-Uni
nous remarquent enfin, après huit années douloureuses de mort et de territoires perdus - dont ma ville natale de Lugansk. Et
cette absence de curiosité à l’égard des motivations des empires fonctionne dans les deux sens : tout comme la plupart d’entre
nous se foutent éperdument de ce que
l’administration de Biden a à gagner de ce
jeu de pouvoir, notre compréhension des
raisons pour lesquelles Poutine tenterait
d’envahir à nouveau le pays se limite à « Ce maniaque sanguinaire est tout simplement fou ». Presque personne n’envisage la possibilité qu’il se produise quelque chose de plus.

Encore moins nombreux·ses sont celleux
qui remettent en question l’affirmation selon laquelle la Russie a effectivement renforcé sa présence à la frontière ukrainienne
d’une manière qui rend notre situation actuelle plus menaçante qu’il y a un an.

Je ne dis pas que la menace d’invasion des
très concrètes troupes russes qui s’amassent
à nos frontières est insignifiante. Mais je mets
en doute le fait que l’implication des États-Unis vise réellement à une désescalade du conflit pour le bien du peuple ukrainien.

Malheureusement, être ici sur le terrain
ne me donne pas vraiment d’expertise
particulière sur laquelle m’appuyer. Début 2014, en voyant tout ce qui se passait dans le pays, j’ai refusé de croire que l’Ukraine
était sur le point d’entrer en guerre jusqu’au
moment précis où cela s’est produit. Rétrospectivement, il semble que c’était inévitable. Maintenant, aucun·e d’entre nous ne
sait vraiment si la guerre aura lieu, et si elle a
lieu, quand elle s’intensifiera.

Certaines personnes ont déjà fui le pays.
La plupart des gens n’ont pas les moyens
de se payer un voyage à l’étranger, même de
courte durée, et n’ont donc pas d’autre choix
que de garder leur calme et de continuer à
vivre. Au-delà de la corruption et de la guerre,
la raison pour laquelle la plupart des gens en
Ukraine sont si désespérément pauvres peut
ou non être liée au fait que l’Ukraine a mis
hors-la-loi le communisme en 2015 et est actuellement le seul pays d’Europe dont le parlement est entièrement constitué de diverses
nuances de partis de droite.

Quand des événements de ce type se déroulent à près de 6000 miles de vous, il est
naturel pour un·anti-autoritaire étranger·e de chercher à s’assurer qu’iel ne soutient
pas les mauvaises personnes. Tou·tes celles et ceux qui se défendent ne sont pas Zapatistes, Kurdes ou Catalan·es. Un large éventail de groupes très différents dans le monde résiste à l’agression impérialiste. Sur ce panel, beaucoup de celleux qui prétendent défendre l’Ukraine sont plus proches de
groupes comme le Hezbollah ou le Hamas.
Est-ce que beaucoup d’entre elleux sont
xénophobes, conservateur·ices, sexistes,
homophobes, antisémites, racistes, pro-capitalistes voire ouvertement fascistes ? Oui.

Mais mènent-iels un combat inégal contre
un voisin extrêmement puissant et violent,
dans lequel iels semblent représenter le seul
espoir d’une résistance significative, quelle
qu’elle soit ? Oui, également.

Et ce ne sont même pas les questions les
plus difficiles.

Si un empire autocratique cherche à détruire un autre État qui est défendu, entre
autres, par des fascistes, devons-nous nous
retirer et nous réjouir du fait qu’il y aura
un peu moins de fascistes dans le monde ? Et si les mort·es incluent également des
milliers d’innocent·es qui tentent de se
défendre ou qui se trouvent simplement
au mauvais endroit au mauvais moment ? Intervenons-nous, en comprenant que ces
divisions entre les gens ne profitent qu’à ceux qui sont déjà puissants, jamais à ceux
qui sont divisé·es ?

Cela soulève une autre question : que signifie « intervenir » ? Existe-t-il une façon
d’intervenir qui soit à la fois substantielle et
sans conséquences négatives ? Aucune des
deux stratégies employées jusqu’à maintenant par les États-Unis n’a donné de bons
résultats. Se mettre à dos la Russie ne fait qu’empirer les choses pour tout le monde, alors que de nombreuses personnes ici
pensent que l’alternative – exprimer une
« profonde inquiétude » sans se mettre sur
le chemin de Poutine – a conduit au déclenchement de la guerre en 2014 en premier lieu. C’est pourquoi je doute que toute solution au problème de l’appétit impérial qui n’implique pas l’abolition simultanée des
deux empires puisse être autre chose qu’un
pansement pour un problème de cette ampleur. En vérité, l’Ukraine n’est pas la première victime de la soif de pouvoir, et elle
ne sera pas la dernière. Tant que nous maintenons ces monstres en vie, peu importe qu’ils soient amis ou ennemis, apprivoisés
ou enragés, enchaînés ou libres, ils auront toujours faim.

J’ai espoir, cependant, que les gens
aux États-Unis et dans le reste du monde
puissent faire encore beaucoup plus. J’espère que nous pouvons tou·tes nous organiser et créer des communautés qui
transcendent les divisions superficielles
qui nous sont imposées par les idéologies
nocives du capitalisme, du conservatisme
et de l’individualisme, en nous efforçant de
nous rappeler que c’est seulement lorsque
nous sommes séparé·es, ségrégué·es, insouciant·es des autres, ou à couteaux tirés que nous sommes vraiment faibles et sans défense. Par l’éducation et la solidarité, nous pouvons essayer de créer un monde dans
lequel un conflit insensé comme celui-ci
aurait encore moins de sens. En attendant
d’y parvenir, nous pouvons faire de notre
mieux pour apporter notre soutien à celleux
qui, dans le monde entier, sont victimes de
ces guerres cruelles.

Qu’est-ce que cela signifie, concrètement, ici et maintenant en Ukraine ? Et en attendant, est-ce que le fait que de nombreuses personnes luttant pour l’Ukraine soient effectivement des fascistes signifie que toutes
les personnes qui se cachent derrière leur dos - y compris moi - sont également responsables de leurs politiques ? Nous abordons ici les questions les plus difficiles.

Mais personne n’aborde ces questions ici.
Les Ukrainien·nes sont tou·tes occupé·es à
suivre des cours de secourisme et de maniement des armes, à apprendre où se trouvent les abris de la ville et, surtout, à lutter pour
survivre. Il n’y a pas de véritable panique ici,
juste une lassitude sourde. La menace de la
grande guerre reste très réelle ; si elle se produit, il est peu probable qu’elle aboutisse à autre chose qu’une Ukraine plus faible, encore pire et plus petite que celle que nous avons déjà. Et je ne peux déjà vraiment pas
recommander la version actuelle.

Tout cela étant dit, il faut aussi admettre
que je ne risquerai pas ma vie en me battant
pour ce pays contre l’armée russe. Je ferai
probablement mon possible pour partir si
Kiev devenait encore plus invivable qu’elle
ne l’est déjà. Il s’agit là, bien sûr, de l’intention d’une personne disposant de quelques privilèges. La plupart des gens ici n’ont absolument aucun endroit où aller.


Anarchistes et guerre : Perspectives anti-autoritaires en Ukraine

Ukraine, février 2022

Ce texte a été composé collectivement par plusieurs activistes anti-autoritaires
d’Ukraine. Nous ne représentons aucune organisation, mais nous nous sommes réuni·es pour écrire ce texte et nous préparer à une éventuelle guerre.

En plus de nous, ce texte a été édité par plus d’une dizaine de personnes, dont
des participant·es aux événements qui y sont décrits, des journalistes qui ont vérifié
l’exactitude de nos affirmations, et des anarchistes de Russie, de Biélorussie et d’Europe. Nous avons bénéficié de nombreuses corrections et clarifications afin d’écrire le texte le plus objectif possible.

Si la guerre éclate, nous ne savons pas si le mouvement anti-autoritaire survivra,
mais nous ferons notre possible pour que ce soit le cas. En attendant, ce texte est une tentative de déposer en ligne l’expérience que nous avons accumulée.

À lire ici directement sur le site de Crimethinc.


Contre les annexions et l’agression impériale

Déclaration d’Action Autonome
contre l’agression russe en ukraine
Avtonom.org, 22 février 2022

Cette déclaration est apparue en russe sur avtonom.org, un projet médiatique né
du réseau communiste libertaire Action Autonome (Автономное Действие).

Hier, le 21 février, s’est tenue une réunion extraordinaire du Conseil de sécurité
russe. Dans le cadre de cet acte théâtral,
Poutine a forcé ses plus proches serviteurs
à lui « demander » publiquement de reconnaître l’indépendance des soi-disant « républiques populaires » de la République
populaire de Lougansk (RPL) et de la République populaire de Donetsk (RPD) dans l’est de l’Ukraine.

Il est bien évident qu’il s’agit d’un pas
vers une nouvelle annexion de ces territoires par la Russie, quelle que soit la manière dont elle est formalisée (ou non) légalement. En fait, le Kremlin cesse de
considérer la LPR et la RPD comme faisant
partie de l’Ukraine et en fait finalement son
protectorat. « D’abord la reconnaissance de
l’indépendance, puis l’annexion » : cette
séquence avait déjà été élaborée en 2014 en
Crimée. Cela ressort également des réserves
stupides de Narychkine lors de la réunion
du Conseil de sécurité (“Oui, je soutiens
l’entrée de ces territoires dans la Fédération
de Russie”). Étant donné que la réunion,
en fin de compte, a été diffusée sur bande
[plutôt qu’en direct], et que ces "réserves" n’ont pas été supprimées, mais laissées
dedans, l’allusion est claire.

Dans un « appel au peuple » le soir
même, Poutine semble « d’accord » avec
ces demandes et annonce la reconnaissance
de la RPL et de la RPD en tant qu’États indépendants. En fait, il a déclaré ce qui suit : « Nous prenons un morceau du Donbass,
et si l’Ukraine secoue le bateau, alors laissez-la s’en vouloir, nous ne la considérons
pas du tout comme un État, alors nous en prendrons encore plus. » Selon le décret de Poutine, les troupes russes pénètrent déjà
sur le territoire de la RPL et de la RPD. Il
s’agit d’un geste clair de menace envers le reste de l’Ukraine et en particulier envers les parties des régions de Lougansk et de
Donetsk encore contrôlées par l’Ukraine.
C’est l’occupation réelle [au sens où jusqu’à
présent, Lougansk et Donetsk n’étaient oc-
cupés que par procuration].

Nous ne voulons défendre aucun État.
Nous sommes des anarchistes et nous
sommes contre toute frontière entre les
nations. Mais nous sommes contre cette
annexion, car elle ne fait qu’établir de nouvelles frontières, et la décision à ce sujet
est prise uniquement par le dirigeant autoritaire, Vladimir Poutine. C’est un acte
d’agression impérialiste de la part de la Russie. Nous ne nous faisons pas d’illusions sur l’État ukrainien, mais il est clair pour nous
qu’il n’est pas le principal agresseur dans
cette histoire – il ne s’agit pas d’un affrontement entre deux maux égaux. Tout d’abord, il s’agit d’une tentative du gouvernement
autoritaire russe de résoudre ses problèmes
internes par une « petite guerre victorieuse
et l’accumulation de terres » [une référence à Ivan III].

Il est fort probable que le régime du
Kremlin mettra en scène une sorte de spectacle de « référendum » sur les terres annexées. De telles performances ont déjà eu
lieu en RPD et RPL en 2014, mais même
Moscou n’a pas reconnu leurs résultats.
Maintenant, apparemment, Poutine a décidé de changer cela. Bien sûr, on ne peut
parler de « vote libre et secret » dans ces
territoires, ils sont sous le contrôle de gangs
militarisés complètement dépendants de
Moscou. Ceux qui s’opposaient à ces gangs
et à l’intégration avec la Russie ont été soit
tués, soit forcés d’émigrer. Ainsi, tout « référendum sur le retour du Donbass comme
un navire perdu vers son port natal » sera
un mensonge de propagande. Les habitants
du Donbass ne pourront formuler leur décision que lorsque les troupes de tous les
États – et en premier lieu de la Fédération
de Russie – quitteront ces territoires.

La reconnaissance et l’annexion de la
RPD et de la RPL n’apporteront rien de bon
aux habitants de la Russie elle-même.

Premièrement, dans tous les cas, cela
conduira à la militarisation de toutes les
sphères de la vie, à un isolement international encore plus grand de la Russie, à
des sanctions et à une baisse du bien-être
général. La restauration des infrastructures
détruites et l’intégration des « républiques
populaires » dans le budget de l’État ne seront pas gratuites non plus – les deux coûteront des milliards de roubles qui pourraient
autrement être dépensés pour l’éducation
et la médecine. N’ayez aucun doute : les
yachts des oligarques russes ne deviendront
pas plus petits, mais tous les autres commenceront à vivre pire.

Deuxièmement, l’aggravation probable
de la confrontation armée avec l’Ukraine signifiera plus de soldats et de civils morts et blessés, plus de villes et de villages détruits,
plus de sang. Même si ce conflit ne dégénère
pas en guerre mondiale, les fantasmes impériaux de Poutine ne valent pas une seule vie.

Troisièmement, cela signifiera la propagation du soi-disant « monde russe » : une combinaison folle d’oligarchie néo-libérale, de pouvoir centralisé rigide et de
propagande impériale patriarcale. Cette conséquence n’est pas aussi évidente que la hausse du prix des saucisses et les sanctions
sur les smartphones, mais à long terme, elle
est encore plus dangereuse. Nous vous exhortons à contrer l’agression du Kremlin par tous les moyens que vous jugez appropriés. Contre la saisie de
territoires sous quelque prétexte que ce
soit, contre l’envoi de l’armée russe dans le
Donbass, contre la militarisation. Et finalement, contre la guerre. Descendez dans la
rue, passez le mot, parlez aux gens autour
de vous, vous savez quoi faire. Ne soyez pas
silencieux. Passer à l’action. Même une petite vis peut bloquer les engrenages d’une machine de mort.

Contre toutes les frontières, contre tous
les empires, contre toutes les guerres !

Action Autonome


Entretien avec le “Comité de résistance”

Une coordination anarchiste dans l’Ukraine sous les bombes
Crimethinc, 1er mars 2022

Nous avons réalisé un entretien audio avec un·e porte-parole du
« Comité de Résistance », la toute nouvelle coordination anarchiste
en Ukraine. Iels répondront publiquement aux questions sur ce que les
anarchistes sont en train de vivre et la façon dont iels répondent à la
situation sur leur canal telegram @theblackheadquarter. Nous avons
transcrit l’entretien au fur et à mesure de notre discussion.

Le « Comité de Résistance » est un pôle
de coordination reliant les anarchistes qui
participent à la résistance à l’invasion de
différentes façons. Certain·es sont actuellement sur le front ; d’autres travaillent à
médiatiser les conditions de cette résistance, dans l’espoir de clarifier la situation
en Ukraine pour celles et ceux qui n’y ont
jamais mis les pieds et d’expliquer aux anarchistes partout ailleurs pourquoi résister à Poutine est une condition à leur émancipation. Il s’agit également de s’engager en
soutien à certains projets de ce qui reste de la société civile – par exemple, à Marioupol, certain·es camarades ont fourni une assistance matérielle au centre accueillant les orphelins de guerre. Les participant·es à la
coordination continuent aussi d’aider certain·es camarades à s’échapper de la zone
de conflit, même si « des dizaines et des
dizaines » d’anarchistes et d’antifascistes
participent à la résistance.

Pour l’instant, les membres de la coordination attendent de voir quels projets d’aide
mutuelle vont émerger à Kyiv grâce à l’action de la population dans son ensemble,
et à quels projets iels pourront participer le
plus efficacement en tant qu’anarchistes.

La personne avec laquelle nous avons
parlé se trouve actuellement à Kyiv ; d’autres sont déjà parties pour participer
à la défense territoriale dans les régions entourant la ville. À Kyiv, de nombreuses
personnes quittent la ville, même s’il n’y
a pas eu de bombardement aériens depuis
le matin, quand l’aviation russe a attaqué
des cibles militaires autour de la ville et a
également frappé certaines zones d’habitations civiles dans les villes périphériques, notamment à Brovary, en tuant plusieurs dizaines de personnes.

À Kyiv, l’atmosphère est tendue, mais
il n’y a pas encore eu de combat dans la
ville, seulement les frappes aériennes de
la matinée. Jusqu’à présent, les anarchistes
n’ont pas déploré de victimes, mais iels sont
confronté·es à de graves dangers. La situation est difficile mais pour l’instant le moral est bon.

La plupart des membres de la coordination s’attendaient à ce que l’invasion commence bientôt mais iels ne s’y attendaient
pas aujourd’hui, et n’étaient pas entièrement
préparé·es mentalement. En fait, iels ont
planifié et se sont préparé·es pendant des
mois, mais découvrent maintenant tout ce
qui leur restait à mettre en place. Pourtant,
au fil de réunions hâtives, iels ont réussi à
mettre sur pied ce projet de coordination.

Lae porte-parole a décrit les objectifs immédiats de la coordination : il ne s’agit pas
de défendre l’État ukrainien, mais plutôt de
protéger les ukrainien·nes et la forme de société ukrainienne, qui est encore pluraliste, même si l’État ukrainien est néo-libéral, nationaliste et tout ce qui en découle. « Nous
pensons qu’il nous faut défendre l’esprit
de cette société contre son écrasement par
Poutine, qui menace son existence même. »

Au-delà de cet objectif immédiat, lae
porte-parole a expliqué que la coordination espérait faire face à l’agression militaire
russe tout en promouvant les points de vue
anarchistes au sein de la société ukrainienne
et dans le monde entier, et pour montrer
que les anarchistes s’impliquent dans cette
lutte, qu’iels ont pris parti – non pas pour
l’État, mais pour les personnes touchées
par l’invasion, pour la société des gens qui
vivent en Ukraine.

« Il n’est pas exagéré de dire que l’ensemble de la population fait face à l’invasion. Bien sûr, certaines personnes fuient,
mais toute force qui s’investit dans le développement politique à venir doit être
présente ici et maintenant, au côté des gens.
Nous voulons faire des avancées pour être
en relation avec les gens à une plus grande
échelle, pour nous organiser avec eux. Notre
but à long terme, notre rêve, est de devenir
une force politique visible dans cette société afin d’obtenir une réelle opportunité de
promouvoir un message de libération sociale pour tous et toutes. »

En réaction à la déclaration selon laquelle « toute la population fait face à l’invasion », nous avons demandé si cela incluait les habitants des « républiques », la République populaire de Louhansk [RPL] et la
République populaire de Donetsk [RPD] - les régions de l’est de l’Ukraine qui sont
occupées par des forces séparatistes armées et financées par la Russie depuis 2014, et que Poutine vient de reconnaître comme « indépendantes ».

« Honnêtement, j’ai peu de recul sur les populations des soi-disant républiques ; je ne vis ici que depuis quelques années – ayant grandi dans un pays voisin – et je
ne suis jamais rendu dans le sud-est. Il est vrai qu’il y a eu des conflits sur la langue, et l’extrême-droite locale a inutilement et dangereusement exacerbé ces conflits. C’est pour cette raison que nous avons pu voir dans les « républiques » des gens brandir des drapeaux russes pour accueillir les
troupes, même si cette « indépendance » signifie exactement l’inverse, c’est-à-dire
une soumission totale à Poutine. Au même moment, tout près, de l’autre côté des tranchées, nous avons vu des milliers de personnes brandir des drapeaux ukrainiens. En tant qu’anarchistes nous n’aimons bien évidemment pas cela non plus, mais cela signifie néanmoins que les gens sont prêt·es à se
battre – qu’iels sont prêt·es à défendre leur
indépendance, pas nécessairement en tant
qu’État, mais en tant que société. »


Le collectif Combattant anarchiste, à propos de l’attaque de la Russie contre l’Ukraine

Боец Анархист (Combattant anarchiste), 1er mars 2022

Le communiqué suivant a été publié sur le site de Combattant Anarchiste, a2day.net, un collectif anarchiste russe.

Notre position sur les événements qui
se déroulent en Ukraine est clairement
indiquée dans nos posts précédents. Cependant, nous il nous apparaît nécessaire
de l’exprimer explicitement, pour ne pas laisser de place au non-dit.

Nous, le collectif Combattant Anarchiste, ne sommes en aucun cas des soutiens de l’État ukrainien. Nous l’avons critiqué à de
nombreuses reprises et avons par le passé
soutenu celles et ceux qui s’y sont opposé.es. Nous avons également été la cause
d’une opération de police contre l’opérateur téléphonique VirtualSim, menée par
les services de sécurité ukrainiens dans
l’espoir de nous combattre (voir virtualsim.net pour plus d’informations).

Et nous reviendrons sans aucun doute à
cette politique dans le futur, quand la menace de la conquête russe se sera éloignée. Tous les États sont des camps de concentrations.

Cependant ce qui est en train de se passer en Ukraine dépasse largement cette
formule, et le principe selon lequel tout.e
anarchiste devrait lutter pour la défaite de son pays.

Car il ne s’agit pas simplement d’une
guerre entre puissances relativement
égales, portant sur la redistribution des
zones d’influence du capital, et dans laquelle nous pourrions appliquer l’axiome
d’Eskobar [2].

Ce qui se passe actuellement en Ukraine
est un acte d’agression impérialiste : une agression qui, si elle réussit, mènera au déclin de la liberté partout – que ça soit en
Ukraine, en Russie et peut-être même dans
d’autres pays. Elle rend aussi plus importante la probabilité que la guerre se poursuive et que l’on assiste à une escalade vers
une guerre mondiale.

De notre point de vue, cette analyse est
évidente en ce qui concerne l’Ukraine.
Mais en Russie, une petite guerre victorieuse (ainsi que des sanctions extérieures)
fournira au régime ce dont il manque actuellement. Elle lui donnera carte blanche
du fait de la poussée patriotique qu’elle ne
manquera pas de déclencher chez une partie de la population. Et l’État russe pourra
également faire reposer tous les problèmes
économiques sur le compte des sanctions et de la guerre.

Dans la situation actuelle, la défaite de
la Russie augmenterait la probabilité que
les gens se soulèvent, comme cela s’est
produit en 1905 (quand la défaite militaire de la Russie face au Japon a conduit
à un soulèvement en Russie), ou en 1917 (quand les difficultés de la Russie lors de la Première Guerre mondiale ont conduit à la
révolution), et ouvrent les yeux sur ce qui
est en train de se passer dans le pays.

Quant à l’Ukraine, sa victoire paverait la
voie à un renforcement de la démocratie
directe, car si elle advient, ça ne peut-être
que grâce à l’auto-organisation populaire,
l’entraide et la résistance collective. Ce
sont les réponses à apporter aux défis que
la guerre impose à la société.

En outre, les structures crées pour
mettre en place ces formes d’auto-organisations ne disparaîtront pas une fois la
guerre terminée.

Bien sûr, la victoire ne réglera pas les
problèmes de la société ukrainienne, ils
devront être résolus en profitant des opportunités qui s’ouvriront dans l’instabilité que connaîtra nécessairement le régime
après de tels bouleversements. Cependant,
la défaite ne résoudra pas les problèmes
non plus, mais au contraire les exacerbera encore plus.

Bien que toutes ces raisons – que nous
appellerons géopolitiques – soient importantes dans notre décision de soutenir
l’Ukraine dans ce conflit, ce ne sont pas
les raisons principales. Les plus importantes sont des raisons morales internes :
la simple vérité est que la Russie est l’agresseur et qu’elle mène une politique ouvertement fasciste. Elle appelle la guerre la paix.
La Russie ment et tue.

À cause de ses actions agressives, des
gens souffrent et meurent dans les deux
camps. Et oui, même les soldat.es sont
broyé.es par cette machine de guerre (par
compte nous ne comptons pas les ordures
pour qui « la guerre est naturelle », qu’il
est pour nous difficile de continuer à qualifier de « personnes »). Et tout cela continuera jusqu’à ce qu’on y mette fin.

C’est pourquoi nous demandons instamment à toutes celles et ceux qui lisent
ces lignes et ne sont pas insensibles, à faire
preuve de solidarité avec le peuple ukrainien (et pas avec l’État !) et de soutenir
leur lutte pour la liberté contre la tyrannie de Poutine.

Il nous faut vivre une époque historique.
Faisons en sorte que cette page d’histoire
ne soit pas honteuse, mais que nous puissions en être fièr.es.

Liberté pour les peuples du monde !
La paix au peuple d’Ukraine !
Non à l’agression de Poutine !
Non à la guerre !


Vue d’Ukraine, vue de Russie

Un exilé du Donbass et un révolutionnaire en Russie
racontent leurs histoires
Crimethinc, 5 mars 2022

Pour aider à la compréhension des événements en Ukraine et en Russie, nous
publions ici les témoignages de deux anarchistes de ces deux pays. Dans le premier, une personne déplacée de la capitale de la « République populaire de Louhansk » – l’une des régions de l’est de l’Ukraine qui était jusqu’à l’invasion contrôlée par des séparatistes financé·es par la Russie – décrit sa tentative de fuite de la zone de guerre et les conditions qui règnent en Ukraine. Dans le second, un révolutionnaire décrit les défis auxquels les Russes sont confronté·es lorsqu’iels tentent de se mobiliser contre la guerre, dans un contexte de répression extrême.

À lire ici directement sur le site de Crimethinc.


Actions radicales contre la guerre en Russie et en Biélorussie

Боец Анархист (Combattant Anarchiste), 5 mars 2022

Le 5 mars, le collectif « Combattant Anarchiste » a publié un bref compte-rendu
des actions radicales qui ont eu lieu en Russie au cours de la semaine précédente.

Nous avons entendu de nombreux récits de manifestants pacifiques envoyés
en prison pour avoir simplement brandi
des pancartes - et nous applaudissons leur
courage. Mais la résistance anti-guerre présente un autre aspect, plus piquant, qu’il
est tout aussi important de faire connaître.
Les Russes radicaux ne sont pas passifs et
ne se contentent pas d’être des victimes ; ils prennent des mesures actives et radicales contre l’État et sa capacité à faire la guerre
et à réprimer la dissidence. Parlons de certaines des actions directes courageuses qui ont eu lieu depuis le début de la guerre.

Ces derniers jours, il y a eu plusieurs attaques contre l’État. Toutes ou la plupart
d’entre elles sont clairement spontanées.
Mais cet élément radical est un excellent
environnement pour les activités de combattants plus entraînés. En voici un bref
résumé.

Lors d’un rassemblement anti-guerre, le 28 février, une voiture portant les inscriptions “Peuple, lève-toi” et “C’est la guerre” a percuté un cordon de police sur la place
Pushkinskaya à Moscou. Après la collision, la voiture a pris feu, ce qui suggère la présence de substances inflammables à l’intérieur du véhicule. La voiture a rapidement été encerclée par des fourgons anti-émeute.
Le conducteur a été arrêté, mais son nom
n’est pas encore connu. En général, les
forces de sécurité cachent clairement des
informations sur cet incident ; seuls des détails fragmentaires ont été rendus publics.

Dans la nuit du 1er mars, quatre jeunes ont
tenté de mettre le feu à un poste de police de Smolensk. Un marteau a été lancé et un incendie s’est déclaré. Malheureusement, les
jeunes ont été placés en détention. Les médias officiels restent prudents quant à la nature politique de l’attaque. Selon eux, la raison de cet incendie criminel est « l’augmentation de l’impact destructeur des renseignements ukrainiens sur l’espace d’information russe. » Dans la vidéo publiée, les détenus
font les aveux obligatoires aux forces de sécurité. Les méthodes de torture pour obtenir de tels témoignages sont bien connues.

Selon le canal telegram Livre noir du capitalisme (@black_book_of_capitalism),
dans la nuit du 2 au 3 mars à Voronezh, un
inconnu a jeté un cocktail Molotov dans
le bâtiment du bureau d’enregistrement et
d’enrôlement militaire. Les forces de sécurité n’ont réussi à arrêter personne. Nous souhaitons aux partisans de la force et bonne
chance dans leurs nouvelles entreprises.

Par ailleurs, selon le FSB, un homme de
36 ans a été arrêté à Moscou, qui a jeté deux
Molotovs en direction du mur du Kremlin
et dispersé des tracts anti-guerre. Il est
maintenant arrêté en vertu de l’article 213 “hooliganisme”. Le nom de cet homme courageux est encore inconnu.

À Saint-Pétersbourg, Zakhar Tatuiko,
barman de 24 ans, a été arrêté. Selon les
enquêteurs, lors d’un rassemblement anti-guerre, il a pulvérisé du spray au poivre au visage d’une ordure (“мусор”, le mot russe
pour ordure, est aussi - de manière compréhensible - une expression familière pour
« officier de police »), et pas une ordinaire,
mais le commandant d’un régiment spécial. Nous ne savons pas si Zakhar a commis l’acte dont il est accusé, mais l’acte lui-même mérite certainement l’admiration.

A Lukhovitsy, près de Moscou, un bureau
d’enregistrement et d’enrôlement militaire
a été incendié. Un guérillero inconnu a publié une vidéo et une déclaration. L’attaque est dirigée contre l’agression de Poutine en Ukraine. Nous saluons le sabotage de la machine de guerre des agresseurs. Nous appelons tous les résidents éveillés de Russie et de Biélorussie à suivre l’exemple d’un courageux saboteur près de Moscou :

« L’autre jour, j’ai mis le feu au bureau
d’enregistrement et d’enrôlement militaire
dans la ville de Lukhovitsy, dans la région de
Moscou, et je l’ai filmé sur gopro. J’ai peint le
portail aux couleurs du drapeau ukrainien
et j’y ai écrit : “Je n’irai pas tuer mes frères !”. Après quoi, j’ai escaladé la clôture, arrosé la façade d’essence, cassé les fenêtres et jeté
des cocktails Molotov dedans. Le but était de
détruire l’archive avec les dossiers personnels
des recrues, elle se trouve dans cette partie.
Cela devrait empêcher la mobilisation dans
le quartier. J’espère que je ne verrai pas mes
camarades de classe en captivité ou les listes
des morts. Je pense qu’il faut multiplier les
actions. Les Ukrainiens sauront qu’en Russie, on se bat pour eux, que tout le monde
n’a pas peur et que tout le monde n’est pas
indifférent. Les manifestants doivent être
inspirés et agir de manière plus décisive.
Et cela devrait briser l’esprit de l’armée et
du gouvernement russes. Que ces enfoirés sachent que leur propre peuple les déteste et les anéantira. La terre commencera bientôt à brûler sous leurs pieds, l’enfer les attend chez eux aussi.
 »

Il convient de noter que les médias
contrôlés sont réticents à rapporter des
informations sur les actions anti-étatiques
radicales. Les autorités craignent à juste
titre que l’exemple devienne contagieux.
Il est possible qu’il y ait eu en fait d’autres
attaques ces derniers jours, mais nous n’en
savons tout simplement rien.

Puisse l’esprit du jeune héros Mikhail
Zhlobitsky se répandre dans tout le pays.
(Mikhail Zhlobitsky était un anarchiste
de 17 ans qui est mort lors d’une attaque
contre le siège du FSB à Arkhangelsk, la police secrète russe qui est largement connue pour torturer les anarchistes). Aujourd’hui,
toutes les forces de sécurité sont devenues des participants et des complices de l’intervention fasciste, des étrangleurs de liberté non seulement dans notre pays, mais aussi dans un pays voisin. Elles doivent être traitées en conséquence. Rejoignez la résistance, organisez-la là où la force organisationnelle est nécessaire. Agissez.

* * *

Biélorussie, 9 mars 2022 - Depuis le début de la guerre en
Ukraine, au moins 8 personnes ont été arrêtées en Biélorussie pour avoir saboté le système ferroviaire. L’endommagement du système ferroviaire biélorusse est
l’un des moyens utilisés par les gens pour poursuivre
la résistance contre la guerre de Poutine et de Lukahshenko.

Biélorussie, 11 mars 2022 - Deux habitants de Mozyr sont soupçonnés de préparer la destruction d’équipements militaires russes, qui se trouvent actuellement sur le territoire de la république et sont en route pour l’Ukraine.
Les deux sont accusés d’avoir planifié la destruction
du matériel militaire de la Fédération de Russie lors de
son déplacement sur le territoire du district de Mozyr. À
cette fin, ils ont préparé dix cocktails Molotov.

[1Apparemment, après que Ianoukovitch se soit enfui, des manifestant·es ont trouvé une représentation en or massif de deux kilogrammes d’une miche de pain à sa résidence, ainsi que des toilettes
plaquées or. Le capitaliste ukrainien Vladimir Lukyanenko avait apparemment offert l’objet à l’ancien
président comme cadeau d’anniversaire.

[2Eskobar était le chanteur d’un groupe de rock ukrainien appelé Bredor. Il y a longtemps, dans une
interview, il a prononcé une phrase célèbre, qui est devenue un mème : “Шо то хуйня, шо это хуйня” – une façon succincte d’exprimer quelque chose comme « une situation où vous avez le choix entre
deux mauvaises options, sans aucune alternative ».


)

Operation Solidarity (Ukraine)
réseau anarchiste qui organise un soutien matériel aux
combattants et combattantes en Ukraine ainsi qu’aux réfugiés et éxilés.
https://operation-solidarity.org/

Anarchist Black Cross de Dresde (Allemagne)
coordonne l’envoi de soutien matériel aux anarchistes en Ukraine
https://abcdd.org/

Anarchist Black Cross de Biélorussie
https://abc-belarus.org/

Anarchist Black Cross de Moscou
abc-msk@@@riseup.net

Comité de résistance (Kyiv)
coordination anarchiste de résistance en Ukraine
blackheadquarterinua@@@riseup.net ou par canal telegram @theblackheadquarter

Black Flag
groupe de défense territorial formé par des anarchistes
par canal telegram @blackflag_ukraine

Combattant anarchiste (Боец Анархист)
collectif anarchiste en Russie
https://a2day.org/

Autonomous Action
reseau communiste libertaire en Russie
https://avtonom.org/

Crimethinc
site anarchiste qui fait un suivi constant de la guerre en cours
https://crimethinc.com/



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