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Zadiste the question Discussion à bâtons rompus

mis en ligne le 27 octobre 2022 - Lutin noir et Pierrot

Pierrot et Lutin noir discutent a bâtons rompus.

Lutin noir : Quel parcours t’a mené à t’impliquer dans cette lutte contre le Center Parcs de Roybon ?

Pierrot : C’est la bataille contre l’aéroport de NotreDame-des-Landes (NDDL pour les « initiés ») qui a été ma porte d’entrée. A l’époque, j’étais isolé, énervé dans mon coin. Les luttes me paraissaient être toujours dans une course à la montre face à l’avancée inexorable d’une méga-machine. Logement, antiracisme, féminisme, précarité, tout cela était plus que nécessaire, mais j’avais l’impression qu’on écopait, qu’on mettait des pansements, des rustines, qu’on réparait les dégâts. J’étais moins politisé à l’époque, mais j’avais l’intuition qu’avec cette ZAD, on s’en prenait à un système et à ceux qui le nourrissaient, l’État et ses représentants, et qu’ainsi on englobait toutes ces luttes dans un front commun, qu’on se battait contre un tout et non plus contre une partie de ce tout, sur les causes et non plus les conséquences. Avec le mouvement ZAD, on prenait l’offensive, on empêchait directement un projet de se faire. Certes on ciblait un projet parmi des millions, mais symboliquement on inversait le rapport de forces, on créait un point de fixation et une poignée concrète pour attraper et relier les luttes. Certes on ne faisait pas la révolution, mais il y avait un mouvement de masse. A l’époque, dans chaque département existait un collectif de soutien. Et toi ?

Lutin noir : Moi aussi c’est Notre-Dame-des-Landes qui m’a mené à Roybon. Je pratiquais déjà la « critique en actes », mais cette lutte de NDDL était plus forte. L’opération César nous avait marqué, on avait fait reculer physiquement l’État. Nous étions tous allés à un moment là-bas pour participer à la lutte. Je vivais en squat. J’y voyais une logique similaire : lutter et vivre en même temps sur un endroit. Il y avait une évidence. Je participais un peu au collectif de soutien. Je le trouvais parfois hors des réalités, assez citoyenniste [1], avec une parole d’expertise, environnementaliste qui ne m’allait pas. On était contre un projet et ça s’arrêtait là.

Pierrot : Ce collectif, NDDL 38, a eu le mérite de faire se rencontrer beaucoup de gens énervés, en colère contre une logique tombée du ciel, inéluctable. C’est là que nous nous sommes connus d’ailleurs. A l’époque, on parlait beaucoup des GPII, les « Grands Projets Inutiles et Imposés », ce qui sous-entendait qu’il y avait d’autres projets, petits et utiles, à défendre, s’ils étaient « écolo-compatibles », et on remettait peu en cause une logique systémique, on n’utilisait guère le terme de capitalisme, parce que « ça perd les gens, c’est trop compliqué ». Alors c’est vrai que ce collectif baignait dans le réformisme, et qu’avec le recul, il était assez dans un consensus mou, afin d’éviter de heurter des sensibilités très variées mais il fut quand même une porte d’entrée pour bon nombre d’entre nous.

Lutin noir : Il y avait, au début effectivement, une grosse diversité. Une convergence entre les milieux anars et squats qui y voyaient un élargissement de leurs luttes et la mouvance plus écologiste, moins radicale, proche de la désobéissance civile et du citoyennisme et d’autres (souvent les même) proches des partis politiques comme les Verts ou Mélenchon.

Pierrot : Peu à peu, ces collectifs se sont réduits, et à la fin, en 2014, il n’en restait plus que la branche légaliste, écologiste, dont tu parles, les autres ayant déserté. Les actions menées étaient souvent basées sur la communication médiatique et sur l’information au public, dans un cadre très non-violent et festif. L’action la plus intéressante fut une soirée à Antigone [2], une librairie libertaire à Grenoble. Nous voulions élargir la lutte en dehors de NDDL. Et des gens qui étaient liés à des contestations de projets en gestation, proches de Grenoble, étaient venus nous en parler. Daniel Ibanez était là, pour expliquer la lutte contre le méga-chantier d’une ligne ferroviaire traversant les Alpes, le Lyon‑Turin [3], quelqu’un dont j’ai oublié le nom nous parlait du prolongement de l’A51 [4] dans le Trièves, et il y avait aussi ce projet de Center Parcs dans les Chambarans qui nous avait été présenté par Henri Mora, l’auteur de Chambard dans les Chambarans [5]. A l’époque je m’étais dit « Si une ZAD devait être créée dans la région, j’essaierai d’apporter ce que je peux ». Par rapport aux Chambarans, c’était quoi ton lien avec ce lieu ?

Lutin noir : J’allais souvent enfant là-bas, chercher des champignons. C’était une sorte de poumon vert de l’Isère, un bon nombre de ces habitants connaissent ce coin.

Pierrot : Moi je m’y étais perdu, dans l’immensité des forêts, et alors j’avais perçu la richesse de cela, pouvoir se perdre dans un lieu sans trouver d’habitations. Mais personnellement le lien fut véritablement Sivens [6] où s’était installée une ZAD qui luttait contre un projet de méga-barrage pour alimenter la culture de maïs dans le Tarn. Je m’étais rendu sur place en octobre 2014. Ce qui était à la base un festival et un lieu de rencontres s’était terminé par l’assassinat par les flics d’un botaniste, Rémi Fraisse, le 26 octobre 2014. Ce fut un choc. J’en suis revenu décillé de certaines impasses idéologiques, telles que la non-violence dogmatique, le citoyennisme. Cela fut une bascule pour moi et certainement beaucoup d’autres. Je suis rentré bouillant et Roybon était une évidence. D’ailleurs on en parlait déjà à Sivens, avant le drame.

Lutin noir : Oui parce qu’à Roybon les travaux de déforestation avaient commencé dès le 20 octobre, six jours avant. Mais après la mort de Rémi Fraisse, ils ont mis les bouchées doubles. Ils abattaient nuit et jour, faisaient des coupes rases, car ils craignaient plus que tout la création d’une ZAD. En un mois, ils avaient fait tomber 40 hectares de forêt, la moitié de ce qu’ils projetaient. On ne savait pas trop quoi faire. Nous avions été contactés par un habitant de Roybon. Vivant à proximité du chantier, il ne savait comment arrêter le massacre alors il était descendu à Grenoble, dans un squat, pour nous demander, désespéré : « Euh… Comment on fait une ZAD ? ». Il y avait urgence. On est rapidement monté sur place pour faire des repérages sur les lieux et d’autres groupes faisaient de même. À l’époque les gens de l’Arche [7] avec d’autres organisaient des dépiquetages des piquets de géomètres, cela ralentissait un peu le chantier, mais c’était dérisoire, insuffisant. Plus tard on s’est rendu compte qu’on avait tous, à un moment ou un autre, été dans cette forêt pour repérer ou dépiqueter, peut-être en même temps. C’est drôle en y repensant. J’ai une anecdote : un jour, en repérage, j’étais allé chier dans les bois et c’est ainsi que je suis tombé sur cette maison de l’ONF, la Marquise. Ainsi naquit la future Maquizad. J’appris plus tard que d’autres avaient repéré la même maison. Voilà comment naissent les ZAD ! Hélas pour le MUCEM [8], je n’ai pas gardé le caca.

Pierrot : On voyait les grumiers arracher les arbres comme des cheveux. On enrageait. Il y avait les organisés comme toi qui participaient à la création de la future ZAD en sous-marin, et les noninitiés comme moi qui tentions des choses un peu à la paf, un peu foireuses, mais une bonne partie de la contestation radicale de Grenoble avait le regard tourné vers la-bas, y pensait, c’était dans l’air. Quand aux gens de l’Arche, ils voulaient orienter le mouvement contestataire selon leurs méthodes de désobéissance civile [9]. Il fallait saboter à visage découvert, en déclinant son identité, de préférence avec des médias filmant le tout.
J’ai appris plus tard que déjà, en 1977, lors du mouvement de contestation de la centrale nucléaire Superphenix à Malville, ils avaient participé, avec d’autres, à faire échouer la grande manifestation du 30 juillet en refusant toute logique « violente », tout affrontement avec la police, alors que cette manifestation comptait 80 000 personnes et qu’il avait été décidé lors de l’avant-dernière coordination d’occuper physiquement le terrain. 37 ans plus tard, ils n’avaient pas changé d’un pouce, malgré Vital Michalon, Rémi Fraisse et la violence policière au quotidien.

Lutin noir : Toujours ce débat stérile « non-violence » versus « violence ». Avec d’autres personnes que notre groupe, nous avons décidé d’occuper la maison secrètement. Elle devait servir de base arrière pour une future ZAD. Comme pour les squats, le principe était d’attendre 48h en « sous marin » puis de visibiliser l’occupation, et de créer une domiciliation et c’est pourquoi on a organisé la manif du 30 novembre. Ce jour-là, des chasseurs étaient passés et on s’était cru repérés, avant de s’apercevoir plus tard qu’ils nous soutenaient ! C’était très long. Stressant. Vous avez mis du temps pour arriver !

Pierrot : Pour nous aussi ce fut long. On avançait lentement, faisant connaissance avec un élément primordial du lieu, la boue. On savait pas où on allait, c’était un peu « la Marche de l’Empereur ». On se suivait à la queue leu leu dans la gadoue. Nous étions un bon millier. Une belle réussite.

Lutin noir : Le premier soir, une grosse centaine de personnes sont restées, c’était impressionnant. Beau. Et très serré. Chacun y allait de son initiative, barricader les portes, faire des WC secs, etc. Il y a eu une première AG le soir même.

Pierrot : Oui, il y avait une effervescence ces premiers jours que je n’ai plus jamais revu, on ne se connaissait pas, mais ça roulait, on était un gros « nous », unis contre « eux », il s’en dégageait une grande force, quelque chose d’inarrêtable, d’irréductible, d’inaliénable. Peut-être que j’étais naïf, mais moi j’avais ce sentiment d’invincibilité.

Lutin noir : Oui je suis d’accord. Mais j’apporterais un bémol. Il y avait ce que j’appelle « la diaspora de Sivens ». Certains se comportaient en professionnels de la ZAD, voulaient créer des commissions à tout-va, sans nous laisser l’initiative, calquant leur méthode sur un autre lieu. Cette forme d’expertise, d’autoritarisme parfois, m’a paru un peu pesante. C’est pourquoi, par réaction, nous avions crée la « Commission Inutile ». Cette « commission » n’avait aucun but et c’était son but, permettant de lutter en interne et pas forcément d’une manière brutale, contre ce fonctionnalisme, ce professionnalisme qui nous insupportait avec quelques autres compagnons. En parallèle, il y avait aussi un espèce de relent guerrier, « barricadier », impulsé par deux-trois personnes qui essayaient de « driver » les autres dans ce sens. J’ai surpris une conversation où un « professionnel » demandait à une personne sur un ton musclé à la Rambo : « C’est ta première ZAD ? »

Pierrot : C’est marrant, concernant les commissions, je l’ai pas ressenti comme ça. Parce que je n’avais pas le vécu squat, l’expérience, cela me rassurait plutôt, je le voyais comme une transmission de connaissances, sur les médocs à prendre en cas de gazage, par exemple, ou d’autres trucs importants. Il me semble que ça n’a pas duré. Qu’ils sont assez vite repartis. Et après on prenait ou on laissait.

Lutin noir : Au départ on avait l’électricité et l’eau, mais ça a vite été coupé. Les premières semaines, chaque soir se tenait une AG, et je me souviens que des gens venaient de loin pour y assister. On y organisait les tâches quotidiennes, les actions pour le lendemain et les activités quotidiennes.

Pierrot : Il n’y a jamais eu de confrontations avec la police. À Sivens, l’État avait tué la mauvaise personne, pas un méchant zadiste « punk à chien », mais un gentil botaniste issu de la petite bourgeoisie, et cela avait crée un fort émoi, et un gros bruit médiatique. L’État ne voulait pas d’un deuxième mort et nous a laissé le champ libre. On a construit rapidement quatre barricades aux alentours de la maison pour nous protéger, puis un poste avancé entre celle-ci et le chantier, qu’on appelait Souris. On se relayait pour monter la garde. Pour l’histoire, les noms des quatre barricades étaient Tropik, Hobbit, Beaugosse et… j’ai oublié. Que des noms de merde. Pour l’Histoire, si quelqu’un se rappelle de cette info capitale, le nom de la quatrième barricade, contactez-nous au plus vite ! [10]

Lutin noir : On n’a vu les flics qu’une ou deux fois, venus constater avec un huissier l’occupation. Très vite, on est allé sur le chantier, à deux kilomètres, afin d’arrêter les travaux. Ca s’est passé globalement bien, à part quelques vigiles zélés. Je me rappelle des méthodes de l’Arche. Il y avait un camion qui devait décharger des cailloux sur le chemin principal du chantier, et lorsque la benne s’est ouverte un gars s’est jeté dessous en faisant semblant de s’être fait mal, bien sûr devant quelques caméras. Du cinéma pour les médias, la désobéissance civile dans toute sa splendeur.

Pierrot : Oui, je me souviens qu’ils voulaient, lors d’une AG, que l’on rédige une charte, énonçant clairement des principes non-violents. Bien sûr personne n’était d’accord et ensuite on les a beaucoup moins vus. Pour revenir à l’arrêt du chantier, avec une équipe de 4 personnes, on a trouvé par hasard, en se perdant, le chantier d’assainissement d’eaux, on leur a dit « C’est pas contre vous, mais là il va falloir arrêter le travail et rentrer chez vous. Vacances pour tout le monde. », ils ont appelé leurs chefs et une heure après ils dégageaient. Clairement, les boites avaient ordre de ne pas résister, je pense. Ordre de l’État. Ils flippaient parce que, après Rémi Fraisse, tous les médias avaient les yeux braqués sur Roybon.

Lutin noir : Nous on a eu un peu plus de résistances, mais pas tant que ça. Ensuite, ils ont changé de stratégie, envoyé des bûcherons pour abattre les arbres un par un. Mais ça n’a pas duré non plus. Chaque matin, on écoutait le chant des tronçonneuses et on allait les arrêter. Après Il n’est resté plus que des vigiles cagoulés gardant les machines, et des flics camouflés en vigiles. C’est pour les virer qu’ a été organisée la manif aux flambeaux. 500 personnes avec des flambeaux qui montaient depuis Roybon. Impressionnant. Les vigiles défendaient les Algecos et ne voulaient pas partir. On leur a dit « Si vous ne partez pas de la forêt, c’est la forêt qui va vous faire partir ! ». Et finalement on a fait rentrer la forêt dans les Algecos, on criait « La forêt dans les Algecos ! » et eux sont rentrés définitivement chez eux. C’était beau, festif. Plein de vie. On est rentré joyeux à la Maquizad, avec de la musique, plein de joie. Le terrain était à nous désormais.

Pierrot : Ouais, jusqu’ à l’Open Barrikad en février 2015 [11], voire jusqu’à la décision judiciaire de juillet [12], il y avait une grosse énergie collective. Toutes ces cabanes et barricades ont été montées dans des conditions difficiles, froid, boue, neige. Mais on ne le voyait pas, on le transcendait, franchement. Il y avait dès le début des tensions, des divergences, mais on les dépassait. Et puis, de l’extérieur, on recevait un afflux de dons incroyable qui nous chauffait le cœur. Ces gens prenaient des risques, et certains se cachaient pour venir, par peur d’être vus, car la majorité des habitants de Roybon étaient contre nous. C’était très intense. On était au cœur d’un mouvement qu’on croyait extensible, généralisable, on parlait de ZAD partout. C’était tagué massivement.
A Grenoble, j’étais très surpris, car le collectif grenoblois de soutien à la ZAD des Chambarans qui se réunissait à la salle des tickets était très différent de NDDL 38. Pour moi, c’était une continuité évidente, indiscutable, pourtant la branche citoyenniste était assez absente. Finalement, ça a permis qu’on ait des discussions plus intéressantes, plus politisées, radicales au sein de ce collectif. Je ne comprenais pas que certains mettent tant d’énergie pour lutter sur NDDL à 1000 km, mais se détournent d’une lutte à 60 km. Sûrement parce que là, cela nous engageait réellement, physiquement, dans notre entièreté, sans compromis possible. Il faut aussi dire que l’élection de Piolle [13] à Grenoble a changé la donne. Certains se sont investis dans ce miroir aux alouettes (budgets participatifs, commissions diverses, etc) et ont délaissé les luttes. Pour d’autres, il était impossible d’avoir une critique des Verts et de Piolle, et cela a provoqué des tensions et des clash, notamment au sein du CAC38 (Collectif Anti-Capitaliste), un collectif qui a remplacé un temps NDDL 38 et dont le but officiel était de fédérer les luttes NDDL/Roybon. On a été très actifs, pour faire le lien avec la ZAD de Roybon et pendant plus de trois ans, on a pu s’organiser. On a aussi crée un fanzine, le Chambar’tout [14], qui avait pour but d’être un journal d’expression et de liaison (objectif pas trop rempli), suivi peu de temps après par un autre journal, de format revue, De tout bois [15] édité par les éditions du Monde à l’Envers [16]. Deux revues de soutien, ça en dit long sur l’énergie collective d’alors. On se retrouvait pour des réus à Palette palace, au cœur de la ZAD et on créait ensemble, avec celles et ceux qui voulaient s’organiser des évènements variés (discussions, chantiers collectifs, projections, concerts de soutien….)

Lutin noir : Je voulais parler un peu de la stratégie parce que j’étais en désaccord avec ce qui s’est fait. Mais il faut avant revenir sur l’ambiance de l’époque. De 2012 et l’opération César [17] à NDDL jusqu’à l’occupation de Roybon, il y avait un imaginaire qui s’était créé. Moi, je me disais qu’il y avait pas eu de mouvement de ce type depuis la Commune de Paris [18], pas dans le sens de l’intensité ou de la masse d’insurgés, mais dans l’occupation physique d’un lieu devenant de ce fait un front ouvert contre l’ordre établi. Il faut dire que j’étais très optimiste à l’époque. Dans les villes, l’espace était quadrillé par la police, la surveillance, mais à la campagne c’était différent. Il y avait quelque chose à tenter et on a essayé, les ZAD, c’était des « communes libres campagnardes ». On espérait, on rêvait d’une ZAD par département, que les flics soient débordés, on était peut-être naïfs, mais on voyait une potentialité révolutionnaire là-dedans.

Pierrot : Oui. Je me souviens de quelqu’un, hélas décédé aujourd’hui, qui était très actif au sein du milieu squat grenoblois et qui a œuvré à la création du collectif de soutien. Il m’avait dit « Ce mouvement, c’est une bouffée d’air ». Moi aussi, j’avais l’impression qu’une ZAD donnait naissance à « des vocations », des velléités, et que NDDL avait ouvert la voie à Sivens, qui à son tour avait permis Roybon, qui allait créer la NINA (Ni Ici, Ni Ailleurs) [19]. Bref, j’y voyais un cercle vertueux de « contagion » de rage contre cette société mortifère. Un moyen pour fédérer, attiser, créer de l’enragement.

Lutin noir : On avait aussi l’exemple proche de la lutte des Italiens dans le Val de Susa contre le TAV. Bref tout un contexte favorable, qui donnait une espérance. Pour aller dans ton vocabulaire médical de contagion, une ZAD c’est un point d’abcès, un ancrage. Avec des niveaux de soutien en cercles interdépendants. Il y a les habitants, les collectifs très actifs, les sympathisants ponctuels qui viennent lors d’évènements et le réseau des ZAD avec des gens qui circulent.
Pour moi, il était évident en effet qu’on tenait là une opportunité, et qu’on était forts, enfin. Qu’on détenait un levier, même si l’Estaca (le « Pieu » [20] en catalan d’après la chanson de Lluis Llach) n’était pas près de tomber. Il y avait un coup à jouer. Il faut aussi se rappeler qu’au sein de la population une indignation forte s’est levée après la mort de Remi Fraisse et les nombreux blessés... La « violence policière » commençait à être évoquée dans les médias mainstream et des « ACAB » fleurissaient sur les murs des métropoles. C’était la première fois depuis 1986 et l’assassinat de Malik Oussekine [21] que quelqu’un décédait lors d’un affrontement en manif avec la police. On avait d’ailleurs reçu à Grenoble, lors d’une journée de soutien, un parent de Vital Michalon [22], et on avait fait une banderole où l’on citait les noms de Vital et de Rémi, mais aussi ceux de Zyed et Bouna [23], et d’autres morts récentes dans les banlieues françaises, parce qu’on voulait pas différencier, séparer la violence quotidienne dans les banlieues et celle de Rémi Fraisse.

Pierrot : Ouais, je m’en souviens. Moi j’aurais aimé créer un front commun, faire le lien entre tout ça, qu’on arrête de dire « C’est pas pareil, en banlieue c’est tout le temps, c’est du racisme, c’est autre chose, et vous, vos ZAD c’est un tout le temps, c’est du racisme, c’est autre chose, et vous, vos ZAD c’est un truc de blancs de la classe moyenne aisée. » Pour moi dans chaque cas on avait une violence étatique, et qu’elle s’en prenne à des déclassés du système parqués dans des cités pourries, ou à des contestataires issus de milieux plus aisés, ça restait le même ennemi, l’État, pour les mêmes raisons : maintenir l’ordre capitaliste, coûte que coûte, même si évidemment la plupart des morts étaient et restent dans les banlieues. On avait rencontré un collectif contre les violences en banlieue, parce que justement, je trouvais que nos collectifs brassaient souvent les mêmes couches sociales, qu’il fallait faire des ponts avec les banlieues, la répression qu’elles subissaient au quotidien. Mais ça a pas débouché, hélas. Pourtant, un mort c’est un mort. Si on arrive pas à s’unir sur les luttes contre l’inhumanité d’un système pourri jusqu’à l’os, on pourrait au moins le faire quand l’État assassine.

Lutin noir : Aujourd’hui, les violences policières latentes (militaires dans la rue, état d’urgence permanent, contrôle à tout bout de champ, surveillances, drones, etc) sont beaucoup plus tolérées parce que imposées par petites touches successives. Avec ce front de lutte des ZAD, on visibilisait la violence étatique de manière massive et frontale comme lorsqu’elle survient parfois dans les cités. Ce n’était pas nous qui attaquions, nous défendions une autre vision du monde, un autre idéal, dans de petites poches sur le territoire national et un État ne peut accepter que l’on conteste son pouvoir sur son territoire même. Manuel Valls parlait de « kyste », cette métaphore est révélatrice.

Pierrot : Oui, c’est vraiment important, on a l’impression de parler d’un moment très lointain alors que c’était il y a cinq ans. Pour moi on cristallisait des choses qui habituellement sont invisibilisées. La violence elle est partout, diffuse latente, incessante, insidieuse. On vit dans une sorte de guerre permanente occultée par l’avalanche d’images sans liens entre elles. La, on la voyait, on la montrait. On sortait un peu du spectacle incessant, du zapping continuel. On avait prise sur l’évènement, on le créait, on montrait la réalité crue et nue. Depuis, avec les Gilets Jaunes [24], on a vu que cette violence n’est plus réservée aux quartiers pauvres. De moins en moins, même si c’est toujours là où ça tape le plus fort.

Lutin noir : Pour revenir à la ZAD, pour moi c’est un prolongement de la culture squat, des pratiques d’occupation, où l’on se met physiquement en danger, il n’y a rien de symbolique ou de médiatique, c’est une lutte en acte. Et ce n’est pas inné, c’est de l’expérience, de la transmission (discussions, brochures, rencontres...). On aurait dû occuper avant le déboisement. Je voulais aussi dire que, selon moi, les gens de Sivens étaient trop soucieux de l’opinion publique, trop dans la dépendance à la médiation (rapport indirect aux choses et au vécu passant par exemple par des « représentants », des « intermédiaires » et des médias). Les médias de masse, on ne devrait pas s’en soucier. Un mouvement ne sort pas de l’éther, ce sont des gens, des rapports de forces, des organisations, des groupes, et on a parfois tendance a être trop dans le symbole. Des fois il y a besoin de mettre son corps au contact dans la lutte que l’on défend et ça crée de l’inconfort, une prise de risque certaine avec peut-être à la clef une garde-à-vue et personne ne le fera à ta place. À NDDL, la culture squat a été transmise à partir de Nantes où, au début, quelques maisons ont été occupées dans les bocages, ailleurs comme à Sivens on était plus dans une idéologie de défense environnementale, un peu hippie, Pacha Mama... mais surtout donc dans cette tendance à vouloir créer des images pour l’opinion publique.

Pierrot : Je ne sais pas, il me semble que c’était plus divers, pas aussi tranché que tu sembles le croire, en tout cas, là-bas, le peu de temps que j’y suis resté j’ai pas vu que des hippies, loin de là. Concernant la culture squat, je suis pas d’accord. C’est des pratiques qui ont permis effectivement les occupations, à NDDL, Roybon, ailleurs, et c’est une contre-culture qui peut-être riche d’enseignement, mais c’est aussi ultra-minoritaire. Combien de gens vivent en squats ? J’ai fréquenté des collectifs comme la NINA, ou Écran Total [25] (y’en a sûrement beaucoup ailleurs), j’y connais des gens qui n’ont pas cette culture, n’ont sûrement même jamais mis les pieds dans un squat. Pourtant ils résistent comme ils peuvent à l’air du temps et certains n’acceptent plus ce qu’ils vivent et sont à un point de bascule, proche de la rupture, prêts à apprendre et à se mettre concrètement, physiquement en danger, à mettre leur corps dans l’inconfort, comme tu dis. Peux-tu reprocher aux « expat’ de Sivens » de vouloir professionnaliser la contestation et en même temps à celles et ceux qui sincèrement refusent ce monde de ne pas connaître et appliquer les méthodes d’un petit milieu ? Personne n’est né résistant. Il n’y a pas de professionnels. C’est bien ce qu’on a voulu dénoncer à travers la fausse pub dans De tout bois n°5, « ZAD Express », et toi en créant la « Commission Inutile ». Les pratiques « squat », Il faut s’en servir mais aussi les dépasser en s’enrichissant de l’inexpérience, de la naïveté et de la rage des « non-initiés » à cette culture. Elles sont inopérantes si elles restent cloisonnées au milieu squat. Et justement, la ZAD permettait ça, le partage en acte, la jonction entre ces pratiques et des gens qui, de l’intérieur, ne supportent plus la soumission, non ? Plutôt que de culture squat, je préfère mettre en avant un esprit de révolte, de dégoût, de rage qui monte du cœur et des tripes, et qui va bien audelà de ce milieu. Après je te rejoins, il y’a des techniques, des méthodes, des pratiques à « démocratiser ». Ouvrir une maison, la tenir, ça s’improvise pas. Je ne viens pas des squats et j’en ai appris des choses. Transmettez à ceux qui sont sur la crête de la rupture. Concernant les médias, je suis partagé parce que sans médiation, on se fait défoncer. C’est de toute façon un point de crispation, utiliser ou non les mass media. J’ai pas envie de parler à ces gens qui combattent chaque jour nos idéaux et diffusent une vision frelatée, mensongère et faussement neutre du monde, mais comment toucher du monde sans passer par ça ? J’ai pas résolu la question. Le doc sur NDDL ou l’on voit des gens se mettre torses nus face aux robocops produit une image forte, une symbolique, le vivant fragile, sensible, en mouvement, face à un corps d’armée, les GM (Gardes Mobiles équivalent des CRS), rigides, emprisonnés dans leurs fonctions, qui ne sont plus des êtres vivants mais des machines à obéir et à détruire dont on ne distingue même plus le corps, phagocyté par l’armure et la technologie. Bref, cette image, c’est du spectaculaire, aussi, pourtant sans elle je n’aurais pas été interpellé si fortement.

Lutin noir : Oui, mais là ça prenait vraiment une place énorme à Roybon, au début, la médiation. Le rapport aux médias. En tout cas, je crois qu’on doit, des fois, créer des rapports de force sans eux. Et on a désappris à le faire parce que c’est beaucoup plus facile d’utiliser (et du coup de se faire utiliser) la puissance médiatique pour pousser dans le sens que l’on veut. Mais cette puissance est en définitif, un des pouvoirs essentiels du capital, et on sera toujours les « dindons de la farce » à jouer à ce jeu-là. On est dans une société qui, de plus en plus investit le monde virtuel et spectaculaire et désinvestit le réel, la matérialité de la vie. Où on n’a tellement plus l’habitude de décider pour nous que l’on va devoir en passer par là, par mettre son corps en avant si on veut changer les choses, et arrêter de créer du spectacle et des recours juridiques. Les citoyennistes vont où va le vent comme des « girouettes médiatiques ». On ne doit pas passer trop d’énergie à faire des choses avec eux, ils nous trahiront quand le vent tournera.

Pierrot : Bien sûr, jouer le jeu médiatique, c’est prendre le risque de pratiquer un double jeu aussi, de tenir un rôle, de servir un discours moins offensif, radical pour le rendre acceptable. Et Bien sûr, jouer le jeu médiatique, c’est prendre le risque de pratiquer un double jeu aussi, de tenir un rôle, de servir un discours moins offensif, radical pour le rendre acceptable. Et quelque part de se perdre un peu, de devenir ce qu’on déteste dans ce monde, calculateur, cynique. C’est juste qu’on a perdu une contrepresse sympathisante, elle est réduite à peau de chagrin.
Concernant les citoyennistes, tu sais, j’en ai bouffé des réunions avec eux et je comprends ce que tu dis. Mais je fais un peu une différence entre citoyennistes professionnels, encartés chez les Verts ou ailleurs, dont on connaît les limites, et citoyennistes par méconnaissance d’autre chose, intoxication médiatique, ce que Jacques Ellul appelait les « propagandés ». Moi j’étais comme ça, parce que dans cette société on t’inculque des trucs comme « On est en démocratie, tu peux t’exprimer par le vote, t’es libre de faire et dire ce que tu veux » ou « Attention, si tu casses une vitre t’es violent, tu respectes pas l’État, garant des libertés de tous, comme on te l’a appris à l’école », car comme on te le serine depuis toujours « La liberté (libérale) des uns s’arrête là où commence celle des autres. » Mais de quelle liberté parle-t-on et pour qui ? Ce leitmotiv là est puissant parce que bassiné, tambouriné dès la maternelle. Alors il faut du temps pour que tu désapprennes, te rendes compte que tout ça c’est bullshit, des histoires de Papa Noël pour adultes, c’est pas évident. Moi il m’a fallu Rémi Fraisse, et encore, j’ai continué à voter derrière !
Avec les citoyennistes professionnels c’est différent, ce sont des gens qui sont dans une certaine idéologie. Avec eux, on n’a pas fait un truc, et c’est peut-être l’une de nos erreurs. On est resté dans le consensus alors qu’on aurait sûrement dû, dès le début, leur dire « OK, on fait des trucs ensemble, mais nous on veut telle société, vous vous voulez telle autre, on le sait, c’est clair, et on sait à quel moment vous allez nous lâcher. Parce que vous voulez pas de l’aéroport, mais vous voulez de son monde, s’il est repeint en vert ou rouge. Dites-nous clairement jusqu’où vous voulez nous soutenir et ce que vous ferez si le projet est abandonné ? » Et avec les autres, les citoyennistes par défaut, ben tu les écoutes, tu jauges leur niveau d’énervement, et puis tu leur parles, et ceux qui sont prêts à basculer plus loin, faut surtout pas passer à coté, faut les accompagner, les comprendre, ne pas les mépriser. Sinon, encore une fois on va rester dans l’entre-soi d’un milieu minuscule, et ça rejoint mon discours sur la culture squat.
Je ne sais pas si en mettant les choses au clair dès le début, on n’aurait pas cassé un peu la dynamique ZAD, mais on aurait peut-être évité des conflits plus tard. Après on sentait une telle force commune qu’on voulait la préserver, la faire grandir, et on avait peur de mettre les pieds dans le plat. On s’est certainement illusionné, avec le recul, mais on voulait tellement y croire. A méditer. La je parle du mouvement général des ZAD, parce qu’à Grenoble, les choses s’étaient un peu clarifiées, et on a fait sans une partie d’eux, comme je l’expliquais avant.

Lutin noir : Oui. Ça fait longtemps que l’on participe à des luttes et on n’avait jamais connu un mouvement d’une telle ampleur. Mais peut être que l’on n’a pas su en profiter. On aurait sûrement pu faire plus de liens avec d’autres mouvements, comme les NO TAV italiens. Il y a eu un épuisement assez rapide. On n’a pas ouvert assez de brèches.

Pierrot : Il y a des raisons historiques, conjoncturelles à un épuisement.

Lutin noir : Oui évidemment. Je voulais parler de la stratégie, parce que j’étais en désaccord avec ce qui s’est fait ensuite. Je me disais : « Ce lieu est hostile, il fait froid, on ne peut pas cultiver, habiter cet endroit, on va se fatiguer. L’hiver est très rude, et on est dans la survie, on passe sa journée à chercher des moyens de se chauffer, nourrir, etc. » Donc j’en ai conclu qu’on devait cesser l’occupation, et tenir la Maquizad à tour de rôle. S’organiser différemment, pour justement ne pas s’épuiser. Parce que vivre dans cette forêt, c’est très dur, ça demande beaucoup d’énergie.

Pierrot : Ça pose une question, un angle mort qu’on n’a peut-être pas voulu voir : peut-on à la fois habiter un lieu hostile et lutter ? A partir du moment où certains ont dit « On veut vivre là », on s’est dit « Très bien, allez-y », puis nous on est rentré à Grenoble. Et on a combattu avec ceux qui le voulaient, sans voir la dureté de leur vie. Certains ont essayé d’habiter et de lutter, mais se sont cramés, épuisés. C’est une question ouverte, et peut-être la limite du mouvement ZAD, qui n’est pas transposable partout.

Lutin noir : Je pense qu’on aurait du créer quelque chose de plus léger, une occupation tournante.

Pierrot : Je suis en train d’interviewer des personnes qui ont vécu les résistances de l’après Mai 68 en France où il existait un mouvement contestataire très fort et organisé qui a perduré une grosse dizaine d’années. Et franchement, en 2014, pour diverses raisons, on a perdu ce sens de l’organisation, on est éparpillés, atomisés. La ZAD nous a un temps soudé, mais pas jusqu’au point d’arriver à nous dire « Allo, cette semaine c’est vous qui gardez la Maqui, ok ? Et puis la semaine suivante c’est eux, etc. ». Quand on connaît les querelles de chapelles, ça ne me paraît pas crédible en 2014. D’ailleurs, on n’arrivait même pas à faire le lien entre le collectif de soutien officiel a la ZAD, ouvert, avec rendez-vous publics, et des groupes affinitaires secrets s’activant dans leur coin.
Même si cette stratégie tournante s’est un peu fait à titre individuel et sporadique vers la fin en 2018 avec le collectif de la Maqui. Par ailleurs, pour moi, la ZAD avait un rôle, celui d’être un foyer d’énervement, de rencontres, de liens, d’échanges d’idées, d’apprentissage de notre histoire, celle des contestations radicales. Elle devait fédérer les luttes, bien au-delà de la contestation contre un Center Parcs. Je sais pas si cela aurait été possible sans une occupation permanente. Personnellement, la ZAD et les rencontres que j’y ai faites m’ont beaucoup fait avancer intellectuellement.

Lutin noir : La ZAD aurait dû être ce que tu dis, je suis d’accord, mais ça n’a pas été le cas, et c’est pourquoi certains sont vite partis, car il manquait tout ce que l’on vient de dire. Dès le début. En tout cas, je ne croyais pas à la possibilité d’occuper de façon permanente, j’avais émis l’hypothèse de garder la Maquizad qui était chauffée, en dur, habitable et de créer des relais aux barricades et à la Maqui, avec un planning décidé au collectif à Grenoble. Moi je suis resté moins d’un mois au début, c’était épuisant, il fallait tenir les barricades, j’ai pas dormi pendant 38 heures, il neigeait, on n’avait plus d’électricité. C’était vraiment dur. Ma proposition n’a pas été retenue, tant pis, des gens voulaient vivre là. On ne saura jamais si ce que je souhaitais était viable.

Pierrot : C’est sûr. La ZAD n’a peut être pas été ce chaudron de contestation dont on aurait rêvé, mais elle a quand même permis pas mal de débats, de discussions et de liens et évidemment d’empêcher les travaux mais ça on l’a déjà dit. Pour moi, ces liens acquis, ces discussions, ont été très importants. Ton idée d’organisation tournante est intéressante mais je me dis que si on avait eu la force de s’organiser comme tu le décris, alors cela aurait signifié bien des choses. Qu’on était en capacité d’avoir une cohésion, une stratégie commune, une capacité d’organisation. Ça n’est pas le cas, hélas, et il me semble que cela n’est possible qu’en période pré-révolutionnaire ou post-révolutionnaire, en période de mouvement d’ampleur, comme après 68. On n’en était plus là en 2014. Moins encore aujourd’hui.

Lutin noir : Je pense qu’il y a des avantages et des inconvénients à occuper. Et l’inconvénient majeur, en dehors de l’usure, de la fatigue, c’est que cela crée des divisions, des cultures différentes, une dissociation. D’un coté des gens voulant s’organiser et ne vivant pas sur place, de l’autre des habitants qui se voient sans passé ni avenir, sans culture commune et qui n’en veulent pas, ce qui donne un nihilisme politique. Et ça produit un phénomène chiant qui arrive souvent dans les occupations (à la fac notamment), c’est que les habitants se trouvent plus légitimes dans la lutte (et de quelle lutte on parle au juste ?) que les personnes qui se battent sans vivre sur place.

Pierrot : Je relativise ton propos. A Roybon, pendant longtemps, des habitants ont essayé de mêler occupation et lutte. Ils ont mis une énergie de malade là-dedans, mais malgré tous leurs efforts et les nôtres, c’est vrai qu’une partie de la ZAD est restée dans cette culture dont tu parles, suspectant toute tentative d’organisation comme un ferment d’autoritarisme, et se désintéressant de la lutte, tout en prétendant, plus tard, être les seuls à l’incarner. À Roybon, le lieu de réunion avait volontairement été construit au centre de la ZAD (Palette Palace) pour que tout le monde vienne et c’est toujours les mêmes qu’on voyait.

Lutin noir : Oui. Moi je suis très critique des primitivistes inspirés de la culture américaine, de Zerzan [26], même si souvent ils ne s’en réclament plus parce que l’idéologie primitiviste à infusé dans certains milieux de l’écologie dite « radicale ». Pour Zerzan et consorts il faut tout déconstruire, même le temps et l’écriture ! Ces gens pensent que tous les soulèvements ont échoué, que tout est autoritaire, y compris les révolutions, et qu’il faut les déconstruire parce que ça serait un mythe. Ça n’en est pourtant pas un, des gens l’ont vécu dans leur chair, sont morts pour ça, ont vécu des changements profonds de leur société et des liens sociaux. Pour moi cette posture c’est du nihilisme en barre, ça a des replis de type libéral et individualiste, où ce qui compterait en dernier ressort, c’est sa gueule parce que tout le reste serait foutu.

Pierrot : Oui ils sont, comme nous, le produit d’une époque monstrueuse, mutante, sans passé. On est dans un manque évident de transmission de notre histoire. Pas l’officielle, mais celle des luttes passées. Et des liens entre elles, de ce que l’on peut en apprendre pour demain. Clairement, les années 1980 ont entraîné, pour diverses raisons, un effondrement de la transmission, un déracinement de l’imaginaire populaire contestataire aussi. Et quand on a perdu son histoire et le goût de vouloir la connaître, on est affaibli face à l’adversaire, sans repères, dépossédés. A force de tout vouloir déconstruire, on a surtout déconstruit nos propres bases, notre propre culture politique. Alors on peut s’afficher radical, sans même se rendre compte qu’il faut surtout reconstruire quelque chose qui nous a été pris. Après on est tous un peu le fruit de cette époque merdique.

Lutin noir : Il faut savoir la dépasser. Et c’est ce qu’on essaie de faire, avec notre point de vue parcellaire sur ce moment fort des luttes (2012-2018). On espère que d’autres en feront de même, se parler, archiver, comprendre une époque sans se démoraliser bien sûr, en tout cas moi ça m’aide pour avancer.

Pierrot : Moi aussi. En ce moment je passe du temps à écouter des « anciens » qui ont connu un mouvement contestataire massif dans les années 1970, on n’imagine même pas aujourd’hui, et l’un d’eux m’a dit « On réinvente pas tout, on perd du temps et on fait des erreurs quand on pense qu’on n’a rien à apprendre d’avant. » Ben oui, faut apprendre à être modeste. Ça aussi ça m’aide.
Mais attention ! Je voudrais pas donner l’impression de deux vieux cons qui crachent dans la soupe après coup et j’ai envie de dire des choses positives sur cette période du mouvement ZAD. On a vécu un moment puissant de l’histoire des luttes radicales. On a su créer une force collective incroyable, on a réussi à se fédérer, à résister à l’État, à des projets capitalistes, on a fait tomber deux projets de merde. Et il faut quand même dire que le mouvement ZAD a été un instant de la contestation d’une ampleur inégalée depuis au moins trente ans, voire plus, peut-être depuis Malville. On guette, on cherche ce type de moments où on arrive à se retrouver, à faire reculer l’adversaire, et bien sûr lorsque le mouvement s’arrête, on a un peu la gueule de bois. Aujourd’hui on est dans l’analyse de ce qui n’a pas marché, c’est normal, c’est sain, et on s’inclut dans cette critique, on regarde pas ça depuis un piédestal, on se tend un miroir et c’est pas toujours agréable. Avec le recul, on mesure les fragilités, les fractures qui étaient en ferment dès le début. Pour moi, l’abandon du projet d’aéroport de NDDL a été un baiser de la mort, car il a fait éclater le mouvement, mis a nu nos faiblesses. Ceux qu’on appelle un peu vite citoyennistes (il y a heureusement des passerelles, tout n’est pas étanche), étaient capables d’apporter une masse de gens, et dans une « démocratie » d’opinion, où tout est comptabilisé, chiffré, ça pesait dans la balance. Mais la plupart se sont désintéressés de la suite, de la défense de la ZAD dès lors qu’ils avaient obtenu ce qu’ils voulaient, la sauvegarde d’un bocage, car ce ne sont pas des révolutionnaires. Ensuite, le mouvement est devenu une sorte de canard sans tête. Ou a deux têtes. D’un coté on a des gens qui souhaitant s’organiser, pensent créer des bases arrières, sans comprendre qu’elles ne pourront servir si on s’éloigne de nos idéaux. Des gens qui se voulant plus stratèges et malins que l’État sur le terrain de la négociation, ne voient pas qu’en faisant cela, ils se coupent de l’imaginaire porté par la ZAD et d’autant de soutiens, et perdent sur les deux terrains. Des gens qui sont dans une sorte de programme, de convictions auto-réalisatrices, déconnectées du mouvement. De l’autre côté, à l’inverse, on a des gens qui, eux, favorisent trop l’imaginaire, oubliant les réalités du rapport de force sur le plan purement militaire (ça fait chier de le dire, mais l’État, si il y a pas la masse en face, il nous massacre), qui sont dans une recherche assez individualiste de radicalité et dans une forme de rejet de toute organisation, de toute stratégie, des relativistes de tout poil refusant toute tentative de créer de l’unité, du commun, un idéal partagé, au moins en partie. En gros on s’est retrouvé dans un conflit entre des gens qui se veulent l’avant-garde d’un mouvement qui n’existe plus, et qu’ils ont contribué à affaiblir par leurs choix de tout négocier, de brader des années de résistances, face à d’autres, qui sont dans un nihilisme politique qui a lui aussi affaibli le mouvement par son refus de chercher une position unitaire a minima. Voilà. Je n’ai pas envie de choisir un camp ni d’alimenter des guéguerres stériles, juste d’essayer de dresser une esquisse personnelle de la contestation radicale aujourd’hui en y allant j’avoue un peu à la louche. J’essaye d’analyser, de comprendre même si je n’ai pas de solutions aux problèmes.

Lutin noir : Pour moi, on a tenté quelque chose, l’hypothèse révolutionnaire avec les ZAD était osée certes, mais il fallait le faire. Aujourd’hui il y a un reflux énorme, mais rien n’est écrit. Et quand cela reviendra, on sera là. Je suis d’accord avec toi, l’abandon du projet d’aéroport nous a beaucoup affaibli, paradoxalement. On a fait tomber un énorme projet, mais au lieu que cela nous donne des ailes, ça a brisé notre élan.

Pierrot : Ouais et c’est amer comme constat, c’est dur à entendre. On tacle beaucoup de monde, mais c’est surtout la période qui est foireuse, le rapport de force en notre défaveur. Et finalement, par nos critiques et analyses on essaie de pointer pour les dépasser, certaines impasses, pour avancer, pour demain. Moi, j’ai envie, besoin, de décloisonner les choses, sur une base certes radicale, mais ouverte. On va sûrement nous caser dans tel ou tel camp, mais j’en ai rien à foutre, nous ne sommes dans aucun camp si ce n’est celui de ceux qui veulent mordre les mollets des Pouvoirs, de l’Ordre, du Travail, de l’Argent. On a face à nous un géant au pied d’argile, et il s’agit pour nous de préparer, d’anticiper et de précipiter sa chute. On ne le fera qu’en se rassemblant sur quelques bases communes.

Lutin noir : Quand ça commence à écrire des brochures à l’intérieur d’un mouvement contre untel ou untel, c’est le début de la fin. La fracture à Notre-Dame-des-Landes, après l’abandon du projet s’est diffusée partout et n’a pas épargné Roybon.

Pierrot : Pour moi, le principal souci c’est la mouvance citoyenniste. Par sa masse, son nombre, elle a participé à faire reculer le gouvernement. Mais tant que cette composante de la lutte ne sera pas prête à aller plus loin, ne voudra pas dépasser l’écologisme, l’environnementalisme, le légalisme, on n’y arrivera pas. Après, les luttes permettent d’évoluer. Ça a été mon cas. Au départ les Gilets Jaunes scandaient « La police avec nous », jusqu’à ce qu’ils reçoivent des lacrymos dans la gueule. J’espère plus de gens en colère, pas forcément hyper politisés mais qui apprennent en faisant. Parce que je croyais qu’une ZAD allait produire da’utres ZAD et je me suis rendu compte qu’on n’était pas si nombreux, que les gens tournaient, mais qu’on retrouvait souvent les mêmes. On a, moi le premier, été trop méprisant avec les Gilets Jaunes et leurs revendications qu’on jugeait trop modérées, réformistes. On ne peut pas créer de mouvements ex nihilo. Mais lorsqu’ils surviennent, il faut à la fois rester vigilants, critiques, face à des trucs qui peuvent être populistes, mais aussi savoir laisser de côté nos grandes théories intellectuelles et parler aux gens autour de nous. Toi, je me souviens, t’avais fait un tract pour les Gilets Jaunes, c’était bien, ça. Même plusieurs, non ?

Lutin noir : Ouais, j’y reviendrai plus tard aux Gilets Jaunes, mais je voulais parler d’une tendance propre au mouvement ZAD. j’ai eu l’impression qu’avec certains zadistes, on était un peu dans le mythe américain du chasseur trappeur. Tu as lu Kerouac [27], Thoreau [28], vu Into the wild [29] et tu vas dans la ZAD faire ton feu et ta cabane, construire ta petite utopie hors-sol (c’est sa définition), et finalement, au bout de deux ans, tu te demandes pourquoi tu es là, quel est le sens de tout ça et tu retournes « dans la vie civilisée ». Il faut absolument s’extirper du piège de croire que l’on va recréer sur une ZAD le Monde perdu, l’Eden individualisé, merveilleux sans guerre ni violence. Parce que le souci, c’est que ça produit une forme de sous-culture cloisonnée et la séparation est alors énorme avec des plus anciens qui viennent sur une lutte et qui voient ces utopies individualistes avec leurs schémas politiques plus tournés vers la lutte, le rapport de force et l’organisation collective. C’est normal dans la culture de la consommation qui est la notre, qu’il y ait cela, sauf si ça prend toute la place. Nous nous sommes construits en fonction de nos imaginaires télévisuels et mass-médiatiques quand nos parents et grands-parents, au lieu de nous transmettre de l’espoir et la faculté de penser le temps historique, nous foutaient devant la télé, maintenant le smartphone. Cette culture unifiée est celle de la consommation avec des fois son vernis libertaire mais dont les fondements sont nihilistes et libéraux. Le temps est vu comme « cyclique » et l’humain comme une génération à chaque fois spontanée, le fameux self-made man. Ce « modèle culturel mondial » se diversifie en différents sous-modèles selon les particularités locales, mais il est au final tout le temps le même. Et sur les ZAD sa version « trappeur-treillis-vêtements techniques » était bien répandue, mais je pense que personne n’y échappe réellement et ça va être terrible pour les générations futures éduquées par Youtube et Netflix.

Pierrot : Moi je pensais que, en étant là, nous allions évoluer, recevoir et appendre, donner et partager. Et avoir une ossature politique plus forte... et effectivement c’est ce qui c’est passé pour certains d’entre nous. On en est repartis changés, plus forts pour avancer intellectuellement, et c’est à mettre à l’actif du mouvement. Ça a été différent selon les lieux squattés, les personnes fréquentées et surtout les périodes de la ZAD. Moi ça a été surtout pendant des activités collectives, des discussions informelles, des trajets en bagnole...

Lutin noir : On n’a sûrement pas eu assez de liens entre les squats et les lieux autogérées de l’agglo grenobloise et la ZAD. Faut dire que nous aussi, on était, on est dans une période de crise des squats, de précarisation qui nous demande plus d’énergie pour tenir les lieux. On a notre part de responsabilité pour ce manque de liens. À l’intérieur du milieu squat grenoblois, certains voyaient la ZAD avec un gros dédain, c’était « des ploucs », « des bourrachos » (certes il y en avait, et pas des moindres !), et il y avait cette vision petite-bourgeoise et méprisante, toute en non-dit, la même que l’on a retrouvé plus tard avec le début des Gilets Jaunes où les anars ne voulaient pas se mêler à ces « ploucs racistes ». Je pense que les ZAD ont été des portes d’entrée pour la jeunesse de la petite-bourgeoisie en rupture de ban (familial, scolaire, professionnel) et pas du tout politisée, mais qui voulait en découdre ; et effectivement l’alcool et le virilisme y étaient présents comme « posture de la dureté » [30] face à un monde inacceptable en l’état. D’ailleurs il y avait des réels problèmes d’alcool sur les ZAD, surtout chez les très jeunes majeurs qui débarquaient sur « zone » et devenaient rapidement addicts au bout de quelques mois. Ça nous avait motivé en 2014 à écrire une brochure qui a pas mal tourné sur zone et dans les milieux alternatifs (A nos amérindiens, alcool, drogues, violence).

Pierrot : Ouais, la came et l’alcool, ça tournait pas mal, c’est sûr. Et ça a fait des dégâts. Mais la ZAD n’est pas en dehors de la société, elle n’est pas, pour te reprendre, un Eden. Elle accueille aussi des gens cabossés, perdus. Et en plus la vie dans cet endroit c’est dur. Tout ça s’ajoute, et c’est un problème bien réel, incontestable. Mais doit-on se désintéresser du mouvement de contestation le plus radical en France depuis 30 ans, parce qu’il y a des « bourrachos » ? Des gens qui ne sont pas assez ceci, trop cela ? Pas assez bien pour nous ? La ZAD, ce n’est ni Barcelone en 36, ni Paris en mai 68, ni un endroit ou on vient pour être vu par le gratin de la radicalité, pour affirmer son appartenance à ce milieu. C’est un lieu de lutte, d’abord et avant tout. Le purisme, l’élitisme, c’est une plaie.

Lutin noir : Heureusement d’autres ont fait du lien et avec le temps ça s’est un peu apaisé. Il y eu des cabanes collectives construites, des fêtes et des soirées organisées ensemble. A Grenoble, on recevait les affiches pour les évènements de la Maqui, et d’ACAB. À la fin, l’Office de l’Antitourisme [31] a fait beaucoup de lien en proposant des rencontres dans la forêt et à Grenoble sur le thème de la critique du tourisme.

Pierrot : Nous avec Chambar’tout et De tout bois, il me semble qu’on a essayé de garder le contact, mais lors de notre dernière visite, il n’y avait plus un seul exemplaire de ces canards, le seul lien avec l’extérieur, dans l’infokiosque. Alors est-ce nous qui n’avons pas su garder le lien ? Est-ce les habitants qui ne s’intéressaient pas à la lutte ? Tout ça pose la question essentielle de la volonté de transmettre et de la volonté de recevoir cette transmission. Et c’est un problème qui dépasse la ZAD.
Il faut pas non plus s’auto-flageller. Il y a une survie mentale, dans les squats comme ailleurs, et pas assez d’énergie. Ce qui crée une certaine « désertion » de ces milieux pour les personnes qui le peuvent. Un cercle pernicieux s’enclenche de « pénurie » et de « survie » à tous les niveaux de la lutte et de la vie.

Lutin noir : Je souhaite finir sur une note positive. En Suisse, une ZAD vient de se créer contre un projet de cimenterie sur la colline de Mormont [32]. Certains commencent à les traiter sur internet d’appelos [33], moi j’en ai rien à foutre, je souhaite qu’ils se développent, ils ont l’air bien organisés. Qu’ils créent un nouveau front de lutte et qu’on aille les voir. Et que la forêt vive, qu’on puisse y chercher des champignons. Il y a des périodes de l’histoire où il faut patienter, maintenir quelque chose de latent, pour que le moment opportun, on s’engouffre dans les failles. Qu’on tente, encore et encore, chaque fois qu’on sent que ça fourmille sous les pieds.

Pierrot : Ben en tout cas merci à celles et ceux qui font ce travail souterrain, ingrat. Moi, je souhaite faire mieux connaître le passé contestataire grenoblois, pour en tirer des armes, des outils, pour l’avenir. Et aussi pour relever la tête, se rendre compte de ce qui a pu être fait lorsque les énergies vont dans un sens commun. Transmettre ce que certains, que j’ai rencontré grâce à la ZAD, m’ont transmis. Et encore une fois, abattre les cloisons mentales, faire péter les digues identitaires, désatomiser. Se renforcer plutôt que se dénigrer. Et aussi laisser nos émotions prendre leur place. Après on verra bien si on finit par le faire tomber, ce putain de pieu !

Lutin noir : Coupe le micro, on va se faire un thé chaud, mon Pierrot, et on va s’écouter une vieille chanson de Pigalle « Paris 2034, vingtième jour d’insurrection ».

[1Pour une définition et une critique du citoyennisme, lire ici la brochure L’impasse citoyenniste.

[2Plus d’infos sur la bibliothèque d’Antigone ici.

[3La résistance au Lyon-Turin a surtout été forte du côté italien. En France, pas mal de monde s’est bougé mais hélas, c’est Daniel Ibanez qui a trusté l’opposition. Figure de l’expert contestant le projet sur des questions de coûts budgétaires et de chiffres en tout genre, occultant toute critique globale sur le sens de ce projet et de la société qui en découle. La lutte est toujours en cours, les travaux aussi. Plus d’infos sur Squat.net.

[4Projet à l’arrêt actuellement. Une belle descente.

[6cf. « Sivens : l’État condamné, retour sur dix ans de manquements » sur Reporterre.

[7L’Arche est une communauté chrétienne violemment non-violente fondée par Lanza del Vasto en 1948, et dont un site est à Saint-Antoine-L’Abbaye depuis 1987. Si vous êtes tentés, c’est là.

[8Le MUCEM (MUsée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) de Marseille a fait cette demande insolite à la ZAD de Roybon, quelques temps avant sa destruction : récupérer pour une expo consacrée « aux mobilisations sur les problématiques environnementales », prévue en février 2021, des objets de la lutte (objets, affiches, témoignages). La NINA lui a répondu. Le texte est publié dans le dernier De tout bois, le n°13. Par ailleurs, nous avons pu constater qu’après la destruction de la ZAD de Roybon, tout avait été rasé... sauf les WC secs, qui pourront donc servir pour les promeneurs.

[9La désobéissance civile se caractérise par une manière particulière de défier la loi : toujours nonviolente, la plupart du temps médiatisée. Ses adeptes cherchent parfois volontairement l’inculpation pour qu’un procès mette sur le devant de la scène médiatique leur lutte. Elle se réfère aussi souvent à Gandhi. Encore faut-il rappeler que Gandhi n’a pas gagné l’Indépendance de l’Inde seul, et pas toujours pacifiquement, ainsi on a dénombré 664 attentats à l’explosif en 1942, en Inde (voir plus bas). Lassés de l’éternel et épuisant débat violence/non-violence, à la fois contre un certain romantisme de la violence et contre l’illusion non-violente, on se contentera de rappeler que l’État détient le monopole de la violence et que quiconque s’oppose à lui n’est pas vraiment en mesure de choisir ses armes. Et aussi cette évidence : il n’existe pas de cas historiques où un pouvoir renonce à ses prérogatives parce qu’on lui a demandé poliment.
Pour aller plus loin sur les mouvements révolutionnaires qui refusaient le principe de non-violence de Gandhi et ont participé, de fait, à l’Indépendance de 1947, ainsi que sur la figure méconnue de Baghat Singh (1907-1931), révolutionnaire de tendance anarchiste. Enfin, pour aller plus loin dans la réalité historique et dégonfler le mythe de l’influence décisive de Gandhi et de sa non-violence sur l’accès de l’Inde à l’indépendance, on peut lire « La vraie vie de Gandhi et le mythe de la non-violence » en précisant que, contrairement à ce site marxiste-léniniste, on ne cherche pas à savoir si Gandhi était ou pas un homme respectable ou ambigu (les deux a priori), mais à montrer que le contexte potentiellement révolutionnaire en Inde au sortir de la Seconde Guerre mondiale a forcé l’Angleterre, bien plus que les efforts de Gandhi, à accepter l’indépendance. Et puis ce texte, non pour glorifier la violence, mais expliquer que la non-violence seule est une impasse, malheureusement : « L’échec de la non-violence ».

[10Le gagnant aura son poids en palettes. Contacter la rédaction de De Tout Bois, Au monde à l’envers, 22 rue des Violettes, 38100 Grenoble, ou par mail : mondenvers@@@riseup.net.

[11L’Open Barrikad, c’était plein de gens qui, en trois jours, début février 2015, dans la neige la boue, la joie et l’allégresse, ont construit de nombreuses barricades et cabanes.

[12Le 16 juillet 2015, le tribunal annule l’arrêté préfectoral au titre de la loi sur l’Eau. Un coup d’arrêt judiciaire pour Pierre et Vacances.

[13Éric Piolle a été élu maire de Grenoble en avril 2014 et réélu en 2020 sous la bannière EELV.

[14Le Chambar’tout était le journal du collectif grenoblois de soutien à la ZAD des Chambarans. Il a sorti 4 numéros entre début 2015 et début 2016, avant d’être absorbé par une OPA de De tout bois, afin de rassembler des forces déclinantes.

[15De tout bois. Revue de lutte contre le Center Parcs de Roybon, 13 numéros sont sortis entre début 2015 et fin 2020.

[16Petite pub pour cette petite maison d’édition grenobloise qui publie de chouettes livres, dont on attend les deux prochains avec impatience. Le groupe Grothendieck avec L’Université désintégrée qui explique le lien ancien entre la recherche, l’armée et la fac de Grenoble, le « Triangle de fer » ; et Le Postillon, avec « Le vide à moitié vert » nous raconte comment, depuis 2014, Grenoble est devenue « la nouvelle Commune de Paris » (c’est Piolle lui-même qui l’affirmait dans son dernier bouquin d’auto-promotion)

[17L’opération César visait à déloger les occupants de la ZAD de NDDL par une intervention policière d’envergure. Mais ça ne s’est pas très bien passé pour l’État… Voir BCD et Reporterre.

[18A regarder : La Commune de Peter Watkins. Presque 6 heures, mais passionnant, pour mieux comprendre ce moment de l’histoire qui porte en germe le mouvement libertaire et le féminisme. En attendant 2034...

[19La NINA est une coordination des collectifs d’opposants à trois projets de Center Parcs. Roybon, Poligny dans le Jura et Le Rousset en Haute-Saône. Les deux derniers n’ont pas été abandonnés et la lutte continue donc, ainsi que la NINA.

[20Pour le plaisir et pour Nous : Marc Robine - Le Pieu.

[21Malik Oussekine était un étudiant de 22 ans tué par les voltigeurs de Pasqua, en marge d’une manif étudiante contre les lois Devaquet le 6 décembre 1986.

[22Vital Michalon était un manifestant de 31 ans tué par la police le 30 juillet 1977, lors d’affrontements durant la journée d’occupation du site de Superphenix à Malville. Voir note 1.

[23Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans). Ces deux adolescents de Clichy-sous-Bois sont morts électrocutés dans l’enceinte d’un transformateur EDF où ils s’étaient cachés pour fuir un contrôle de la BAC. C’était le 27 octobre 2005. Ce sera le déclencheur de 21 jours de révoltes des quartiers populaires français contre l’État policier et ses sbires. 10 ans plus tôt NTM chantait « Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? ». En effet.

[24Mouvement de contestation apparu en octobre 2018, à la base pour protester contre l’augmentation du prix des carburants. Il a regroupé des gens d’origines sociales diverses, souvent peu politisés. Rapidement, le mouvement a pris de l’ampleur, et montré un ras-le-bol de toute une frange de la population contre les politiques libérales de l’État. Ce dernier a utilisé la force lors des manifs pour effrayer des manifestants peu aguerris, ce qui a eu pour effet de radicaliser une partie du mouvement et de montrer le vrai visage de l’État. La contestation s’est étiolé peu à peu, pour s’arrêter début 2020 avec la première vague de « confinement ». Avec le recul, on peut effectivement se dire que les milieux contestataires ont globalement raté leur jonction avec ce mouvement, ont été trop méprisants à son égard. L’auteur de cette note le premier.

[25Écran Total est un collectif national. Au départ il y avait les questionnements d’un groupe d’éleveurs en résistance contre le puçage des animaux d’élevage et la création du collectif Faut pas pucer en 2011. A partir de là, au-delà de l’élevage, la place grandissante prise dans la gestion de la société par l’informatique a donné naissance au réseau Écran Total en 2013. Ce dernier recueille des témoignages de gens qui voient, dans leurs métiers, mais aussi leurs vies courantes, l’outil informatique prendre une dimension de plus en plus incontournable. Et enlever tout sens à leurs activités, au travail comme au quotidien, bref à leurs vies.
Lire « Écran Total, résister à la gestion et l’informatisation de nos vies, 2016 »
Le réseau Écran Total a publié un livre de critiques et de témoignages contre les compteurs Linky.

[26John Zerzan, né en 1943. Auteur américain, l’un des fondateurs de l’anarcho-primitivisme. Sa pensée pose de nombreux problèmes, et l’un des principaux est qu’elle décrédibilise toute la mouvance anti-industrielle et anti-capitaliste (mais l’une va-t-elle sans l’autre ?) par ses extrapolations sans fondements crédibles, sans argumentations sérieuses. En effet, les assertions de Zerzan sur une humanité primitive égalitaire et heureuse, un paradis perdu, vicié par la « civilisation » qui pour lui remonte à la naissance, au paléolithique, du langage, de la notion de temps et de la domestication, ne s’appuie sur rien d’avéré. Il s’agit d’une vision très contemporaine et idéalisée d’un passé, d’un rousseauisme (l’humain est bon par nature, mais corrompu par la société) extrême. En bref, en dehors du mode vie des chasseurs-cueilleurs, pas d’avenir. Ce genre de vision relativise et jette un flou sur la critique de l’aliénation capitaliste et techno-industrielle.
Voir l’article Wikipédia sur John Zerzan, et « John Zerzan et la confusion primitive » sur infokiosques.net.

[27Jack Kerouac. Auteur américain (1922-1969) est l’un des principaux écrivains de la « Beat Génération ». Il s’agit d’un courant littéraire qui, au sortir de la seconde guerre mondiale, s’inscrit dans un refus de la société de consommation américaine et de son aliénation mentale. Kerouac est célèbre pour son roman, Sur la route, qui retrace, entre 1948 et 1951, le périple de l’auteur, sur les routes américaines (et mexicaines) et sa vie « sur la corde raide ». C’est ce roman qui popularisera une certaine contre-culture et notamment la pratique de l’auto-stop. Kerouac aura du mal à supporter la célébrité, finira par soutenir la guerre du Vietnam et mourra des suites de sa consommation d’alcool. Si sur le plan littéraire et sur la critique d’un certain conformisme lié au mode de vie imposé par la société de consommation, Kerouac vise juste, il ne faut pas chercher derrière une critique politique, mais plutôt le symptôme du malaise d’une minorité de la jeunesse américaine face à un american way of life de plus en plus étouffant. Par contre on peut y voir les ferments de la révolte de 1968. A lire : Jean-François Duval, Kerouac et la Beat Generation, une enquête et bien sûr Jack Kerouac Sur la route.

[28Henry David Thoreau. Philosophe et écrivain américain (1817-1862). Son plus célèbre livre, Walden ou la vie dans les bois relate la vie de Thoreau à l’écart de la civilisation, dans une cabane au bord d’un lac, et ses réflexions sur l’économie et la nature. Thoreau est le premier à avoir conceptualisé le thème de désobéissance civile (un de ses livres s’intitule d’ailleurs ainsi), en refusant de payer l’impôt pour protester contre l’esclavagisme. Observateur passionné de la nature, on peut voir en lui l’un des fondateurs du concept d’écologie et de simplicité volontaire. On peut dire aussi que c’est un précurseur dans ce que l’on nommera plus tard « développement personnel » sans encore le côté « bouddhiste ». La récupération, dans un contexte très différent de celui de son époque, de ses idées comme la désobéissance civile, par certains politiciens (José Bové) est critiquable. Quant au concept de non-violence, on le lui attribue à tort (il n’a jamais véritablement théorisé l’idée). A lire, Walden ou la vie dans les bois.

[29Into the wild est un film de Sean Penn de 2007, qui relate l’histoire de Christopher McCandless, jeune américain en rupture avec sa famille de la classe bourgeoise, qui en 1990 décida de fuir la civilisation et finit, après un long périple, par mourir seul en Alaska, en 1992. Autant on peut admirer l’autonomie, la volonté et l’indépendance de ce parcours, autant on peut regretter l’individualisme, le manque d’empathie et de solidarité du personnage, voire son égoïsme. D’ailleurs, pour spoiler complètement le film, avant sa mort, agonisant après avoir mangé une plante toxique, il semble comprendre son erreur et écrit « Le bonheur n’est réel que lorsqu’il est partagé ». Belle épitaphe.

[30Dans le dernier numéro de De tout Bois, le 13, un beau texte intitulé « Guerre et care. Guerre à la guerre ! ». Écrit par une ancienne habitante de la ZAD. Il parle des rapports parfois difficiles entre habitants, de cette culture de la dureté qui a nuit à une écoute, une empathie, des uns envers les autres. Pour lire cet article, voir note 16.

[31Leur blog : antitourisme38.over-blog.com.

[32ZAD de la Colline. Une ZAD s’est installée à Eclepens, sur la colline de Mormont, le 17 octobre 2020. Elle lutte contre un projet d’extension d’une cimenterie d’ Eiffage-Holcim. Plus d’infos ici.
Site de la ZAD de la Colline : orchidees.noblogs.org.

[33Appelos : Contraction d’appelistes. Ce terme fait référence à un texte programmatique (découpé en sept propositions), connu sous le nom d’Appel, qui a été diffusé en 2003. Autant ce texte, justement par son côté programmatique, prophétique, son langage indigeste, son insurrectionnalisme qui ne vient pas, hors-sol (ou alors on a raté un truc) et par d’autres côtés, est critiquable ; autant le terme « d’appelos » est devenu, un temps, une insulte et une généralisation, puisque dans certains coins, notamment sur les ZAD, après la fracture de 2018 à NDDL, quiconque voulait s’organiser, faire une réunion à plus de trois personnes, était vu par certains comme un appelo. Intellectualisme radical universitaire contre individualisme pseudoradical ? Deleuze ou Derrida ? On choisira pas. Non-alignés. Pour avis, l’Appel ici. Et une critique de l’Appel, ici et de Tiqqun : « Avant-Garde & Mission… La Tiqqounnerie ».


)

Zadiste the question, discussion à bâtons rompus est un témoignage de deux protagonistes (Pierrot et Lutin noir) sur le mouvement des ZAD et plus particulièrement celle située près de Grenoble, dans le Bois des Avenières (2014-2020) qui a vu le projet de Center Parcs annulé et l’éviction quelques mois plus tard des occupants et occupantes des bois.

Sans mâcher leurs mots, cette rencontre sur le toit d’un squat grenoblois, permet à nos deux âmes errantes, en reprenant le fil de leurs souvenirs, d’essayer d’y voir un peu plus clair sur cette période de lutte intense (qui n’est peut-être pas terminée, qui sait ?) et sur les combats politiques en général à l’heure d’un rétrécissement des autonomies et des capacités à agir dans un monde de plus en plus uniforme et rétréci.

Ne vous attendez pas ici à lire un rapport détaillé des faits et gestes des opposants aux projets, non. Il s’agit plutôt, à travers leurs coups de gueule, leurs analyses et leurs remembrances, de cerner les enjeux et les énergies mises en jeu sur une des nombreuses ZAD qui ont ponctué le calendrier des luttes cette dernière décennies.

Point de vue parcellaire forcément, et pas mal vindicatif, nos deux compères n’usent, et pas des moindres, d’une bonne dose d’auto-critique et de tempérance, sûrement pour ne pas trop faire transparaître leur posture de vieux-cons-désabusés-de-la-lutte-et-qui-ont-tout-compris. Il n’en reste pas moins que ce texte peut donner des billes pour celles et ceux qui n’en ont pas fini de mettre des bâtons dans les chenilles des bulldozers du Vieux Monde.

Sur ce, nos deux « discutants » aimeraient vous transmettre ce goût de la joute verbale, du logos fulgurant et la motivation de sortir vos stylos, vos enregistreurs et vos calepins, pour que vous aussi vous écriviez vos luttes, à votre manière, avec vos mots, et vos analyses… afin d’enrichir l’histoire des luttes, sans en passer par des spécialistes, des médias ou des éditeurs.

« Nos mains sont devenues aussi tranchantes que la dialectique. »
Chuck Norris, Forest Warrior, 1996.

Pas d’éditeur, pas de spécialiste !
Une version courte de ce texte a été publiée dans la revue De tout bois n°13, hiver 2020-2021.
1ère édition : décembre 2020.
3e édition revue et corrigée : octobre 2022.



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