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Mémoires d’un ouvrier en Espagne durant la période 1920-1940

mis en ligne le 24 avril 2008 - Balthasar Martinez

CHRONOLOGIE

1902 : naissance de Balthasar Martinez à Campico Lopez.

1917 : départ pour Barcelone, découvre le syndicalisme non-loin à Figols las Minas. Effectue plusieurs voyages en France pour travailler, y rencontre sa future femme qu’il épouse en 1930.

1931 : proclamation de la République espagnole.

18 - 25 janvier 1932 : premier soulèvement à Figols las Minas.

Avril 1936 : grève importante suite à des exactions et au non-paiement des salaires.

17 juillet 1936 : soulèvement franquiste, début de la guerre d’Espagne.

Juillet 1936 - février 1939 : constitution d’une centurie de mineurs qui rejoint le front des Asturies. Mobilisé sur la mine, il préfère rester sur le front.

26 janvier 1939 : chute de Barcelone.

Février - mars : exode vers la France.

Fin février 1939 : s’évade du camp d’Argelès, puis est repris par les gendarmes qui le reconduisent à la frontière.

Début avril 1939 : se retrouve dans le camp de concentration de Pampelune.

10 juillet 1939 : évasion de Pampelune, repasse en France, est repris par les gendarmes et est enfermé au camp de Gurs où il change d’identité.

Son fils raconte : « Une période cocasse où sous le nom d’emprunt qu’il a donné, il est réclamé par un patron dans la région de Bordeaux. Il est donc libéré officiellement sous ce nom pour se présenter chez ce patron. Là, il se trouve en présence d’un vrai Balthasar Fernandez Sanchez qui est déjà installé. Il est de nouveau enfermé dans un camp, à Langon, où nous allons le rejoindre (la date doit se situer vers le mois d’août). Nous logeons dans ce qui devait certainement être les écuries d’un domaine appelé « Château Garros ». A cette époque on appelait ça un camp de concentration mais depuis le mot a pris une telle dimension qu’on a du mal à l’utiliser. Il y avait toutefois les désagréments de cette sorte de lieux (promiscuité, séparation des femmes et des enfants d’avec les hommes dans un premier temps, manque de moyens d’hygiène...) C’était quand même assez affreux. »

Au moment de la déclaration de guerre avec l’Allemagne, travaille aux mines de la Béraudière près de St-Étienne, sa famille restant dans le camp de Langon.

Après la victoire allemande, il est arrêté en septembre et enfermé dans une caserne à St Etienne, laquelle se retrouve finalement en zone « libre ». Il est alors envoyé en camp de travail pour construire des routes (les fameuses « routes des Espagnols »).

A partir de janvier 1941, jusqu’en octobre 1946, travaille aux mines de la Béraudière.

Puis occupe divers emplois d’ouvrier jusqu’à sa retraite. Décède en 1988.


QUELQUES NOTES POUR COMPRENDRE :

(Par Lazare Martinez, fils de Balthasar)

A l’époque des évènements racontés nous habitions un village qui avait pour nom San Cornélio qui faisait partie de Figols las Minas et qui appartenait lui-même à la commune de Serchs (aujourd’hui Cercs en catalan) qui centralise toute l’administration. Ce qui fait que moi et Augustine sommes déclarés nés à Serchs alors que nous sommes nés à San Cornélio.

Le village de San Cornélio que je connaissais était constitué de deux parties :

San Cornélio le haut où nous habitions et San Cornélio le bas situé un kilomètre plus bas pour autant que je puisse évaluer ces distances (je n’avais que 7 ans quand j’ai quitté ce lieu). Tout cela constituait ce qu’il appelle la Colonia qui regroupait la presque totalité de la population de Figols.

Les deux parties étaient reliées à la fois par un chemin empierré à peine carrossable, par un plan incliné à deux voies qui permettait de faire descendre les bennes pleines de charbon et de faire monter les bennes vides, et par un sentier escarpé qui côtoyait plus ou moins le plan incliné. Ce chemin m’effrayait énormément, vers les 4 ou 5 ans, en particulier à la descente, lorsque nous allions voir la grand-mère qui se trouvait à Balsaren (Balsareny, aujourd’hui, en catalan). Plus tard il devint plutôt un terrain de jeux. La grand-mère vint, plus tard, habiter avec nous.

A San Cornélio le haut nous habitions dans un petit immeuble qui était au-dessus du café et notre appartement surplombait la place du café du haut de trois étages. Par contre de l’autre côté, du fait de la pente du terrain, il n’y avait que deux étages et un escalier nous menait directement à la route qui montait à l’église. Sur la place il y avait aussi un cinéma que je n’ai jamais connu ouvert mais autour duquel on trouvait des morceaux de pellicule que nous nous disputions.

Au-delà du cinéma, à environ 500 mètres, il y avait l’entrée de la mine (certainement l’entrée neuve dont il parle) qui comme toutes les mines portait le nom d’un saint, d’où San José. Elle débouchait sur un terre-plein constitué par les déblais de la mine. L’école était située sur ce terre-plein qui conduisait aussi les bennes de charbon depuis la sortie de la mine vers le plan incliné cité plus haut.

Ce plan incliné a une autre histoire, c’est que les hommes l’empruntaient pour descendre assis sur un morceau de bois posé sur un rail, les deux pieds sur le rail faisant office de frein. Ils descendaient ainsi à une vitesse qui nous semblait phénoménale et le morceau de bois fumait et parfois prenait feu. Nous avons essayé à plusieurs reprises de les imiter, mais toujours sans succès. Au bout d’un ou deux mètres nous tombions lamentablement. D’un autre côté pour gagner du temps, il leur arrivait de monter dans les bennes vides qui remontaient, tout en se cachant car tout cela était évidemment strictement interdit.

En bas du plan incliné se trouvait une écurie où étaient les mulets et les ânes utilisés pour la traction des wagonnets. Nous allions quelquefois, mais cela aussi était défendu, leur dérober des caroubes, parfois déjà un peu mâchouillées, dont nous nous régalions tant nous avions faim. Il y avait aussi en bas une sorte de trémie qui permettait probablement de charger les camions qui venaient emporter le charbon.

Tous les pays cités, Sallent, Berga, Manresa, Suria, Gironnella se trouvent dans la vallée du Llobregat qui est la rivière qui coulait à un ou deux kilomètres en contrebas de San Cornélio.

Lazare Martinez, 26 avril 2004


MÉMOIRES D’UN CONFÉDÉRÉ EN ESPAGNE ET EN EXIL

Notes sur mon passé social au cours des ans

Par Balthasar Martinez

Traduit de l’Espagnol par Sébastien Martinez

Au mois d’août 1917 je laissai ma terre natale et partai en Catalogne en compagnie de quelques amis. Deux de ces amis allèrent à Figols las Minas et avec un autre je restai à Tarrasa, province de Barcelone. Je commençai à travailler dans un village nommé Rubi, pour la Canadiense qui faisait la ligne de Barcelone à Tarrasa et Sabadell. Je travaillai environ 4 mois avant de rejoindre mes deux compatriotes à Figols las Minas. Mon premier travail dans ce bassin minier fut celui de manœuvre, qui malgré sa dureté ne me dérangea pas. Il s’agissait de transporter le matériau de l’exploitation sur son dos, mais j’étais habitué ayant commencé à travailler dans les mines de fer à l’âge de 11 ans comme charroyeur.

C’est dans ce milieu minier que les idées du syndicalisme révolutionnaire vinrent à ma connaissance. Ces idées me touchèrent malgré l’environnement de l’époque : les semaines tragiques de Barcelone et autres moments très durs de la vie sociale espagnole. Les travailleurs faisaient entendre leur voix et leur protestation à travers le Syndicat Unique qui plus tard devint la « Confederation National del Trabajo » (CNT). Dans le bassin, ce syndicat, auquel étaient affiliée la plupart des travailleurs, avait une bonne organisation.

Un dimanche le Bureau Syndical convoqua une assemblée à laquelle j’assistai sans connaître les raisons qui faisaient réunir ces hommes. Il y eut logiquement des problèmes exposés qui correspondaient exactement à ce que je subissai dans mon travail, si bien que je m’enhardis à demander la parole pour exposer les différents entre nous, les manœuvres, et les « caporaux d’échelle ». Mon intervention ne m’apporta qu’une question de la part d’un membres de cette assemblée : « As-tu ton carnet syndical ? » Je n’attachai que peu d’importance à cette question et tentai de continuer maladroitement à me plaindre, mais le président du bureau me fit taire et réitéra la question. Je lui répondis ignorer ce qu’il me demandait et personne n’accordit crédit à mes doléances.

Depuis 5 mois je vivai en Catalogne parmi des hommes participant à la vie sociale, mais aucun, même mes amis, ne m’avait informé de ces choses-là. Où je naquis on ignorai même le mot syndicat. Mes difficultés commencèrent tout de suite après, car le « caporal d’échelle » avait parfaitement compris et à partir de là me rendit la vie impossible.

Ce n’est pas moi qui m’informai sur le « carnet », ce furent d’autres camarades qui m’appelèrent au local du syndicat, et sans acrimonie me firent comprendre ce que représentait le carnet syndical dans la poche d’un syndicaliste. Il ne se passa pas un mois avant que le bureau ne convoque une nouvelle assemblée, et quand ce fut mon tour, je dis ce que j’aurai dû dire la fois précédente et ce que je subissai pour ne pas l’avoir fait. Ils condamnèrent moralement le « caporal d’échelle » en question et malgré l’insistance de mon refus me nommèrent délégué. Un mois après, non seulement j’avais mon carnet, mais je les distribuais.

A cette époque, les prémices de paix de la première guerre mondiale se faisaient plus clairs et les exploitations minières espagnoles exportaient avec de plus en plus de difficulté. Le bassin minier de Figols n’échappa à cette dure réalité et la direction de l’entreprise licencia du personnel. Nous fûmes mes trois compagnons et moi-même dans la première charrette. Nous partîmes cap sur la France et après de nombreuses difficultés nous pûmes travailler dans des mines de charbon enclavées à Estabal, à environ deux kilomètres de Llivia, village frontalier espagnol. Nous y travaillâmes jusqu’en avril 1918, puis nous partîmes tous trois pour notre village natal.

A la fin de l’été 1920 je revins en Catalogne, et cette fois seul. Je travaillai de nouveau pour la Canadiense à ce qui devait être la gare de Sabadell. J’eus fort peu de temps pour fréquenter les camarades de Sabadell, alors qu’à l’époque, et surtout clandestins, il y en avait d’excellents. Bien que mes contacts avec des camarades qui auraient pu m’instruire et me guider dans l’idéal révolutionnaire furent rares, en moi s’était installé un sentiment de révolte aux contours très mal définis.
La Canadiense arrêta les travaux de la station et tout le personnel fut licencié. Quelques camarades, au moment de partir, me conseillèrent de leur écrire et de manière prudente je le leur promis. Mais c’était pour ne pas avouer que je ne savais pas écrire. A 19 ans je ne pouvais pas leur écrire des choses secrètes ou pas, car j’étais incapable d’écrire mon nom.

Je revins travailler à Rubi pour l’entrepreneur Massana dont je garde un très mauvais souvenir, ses fréquentations étant Miro et Trapat. A Rubi il n’y avait pas de syndicat, encore moins déclaré, par contre un certain nombre de camarades ayant des affinités communes s’étaient regroupés.

Publiquement peu de choses étaient permises, mais c’était déjà beaucoup pour moi. C’était une véritable école, celle de la vie ouvrière. Mes camarades se rendirent compte que j’étais un champ vierge dans tous les sens du terme et ils se dédièrent à me donner des notions sur le syndicalisme et l’anarchie tout en me servant de professeurs. Ils m’apprirent beaucoup malgré le peu de temps que je passai avec eux. A ces camarades-là, ce fus moi qui promis d’écrire. Je n’étais pas sûr de la qualité de ma prose, mais certain d’être compris par mes enseignants.

Je partis travailler à Barcelone pour le même entrepreneur, entre le Conseil des Cent et l’Hôtel de ville, dans ce qui fut le Cirque Equestre de Barcelone qu’inaugura Primo de Rivera. A cette époque, les « Pistoléros des bandes blanches » étaient les maîtres de la situation sous la domination terroriste de Lorenzo Martinez, Salas, et autres individus de cette espèce. Je pris contact avec quelques compagnons dont je préfère taire le nom. C’était la loi du talion, mais nous étions les seuls à recevoir les coups car la police et les Pistoléros perpétraient leurs crimes ensemble.

Après l’assassinat du camarade Felipe Gonzales dans le puits n°6 du métro de Barcelone, l’enterrement fut la plus grande manifestation que je n’ai jamais vue. Le cercueil arrivait aux murs de Miramar et la queue du cortège se trouvait encore place d’Espagne. Cette manifestation se termina très mal au moment où le convoi funèbre arriva à Miramar. Des coups de feu partirent de camions qui transportaient les déblais du métro et comme par hasard la police montée qui se trouvait de l’autre côté du mur sorti chargeant avec ses chevaux, donnant des coups de sabre à tout manifestant à sa portée. La manifestation fut dissoute non sans avoir donné une leçon de bonnes manières aux Pistoléros ainsi qu’aux constructeurs de maisons de Montjuich. Un tiers des manifestants dont je faisais partie se réunit de nouveau au cimetière de Casa-Antunez où cette fois des piquets de grève civils nous attendaient. Rien ne se passa et les gens se dispersèrent après avoir rendu un dernier hommage au mort.

A cette manifestation je fus blessé pour la seconde fois, la première s’étant produite au cours d’une altercation qui avait eu lieu au café du Ciné Diana. La blessure de la manifestation fut une balle de 7.65 qui me traversa la jambe mais personne ne pu rien suspecter car je continuais à travailler normalement. J’endurais quelques jours de fièvre, mais comme la fois précédente je la soignai en travaillant. Personne ne pu soupçonner en quoi que ce soit mes activités.

Le calme revint, les pistoléros perdaient de leur puissance et de ce fait leur orgueil. Mais avant d’en arriver là beaucoup de camarades étaient tombés sur la brèche, dont le camarade S. Segui, « Noix de sucre ».
Un mois plus tard un conflit éclate au chantier du Cirque Equestre où je travaillais, à cause du licenciement de quelques camarades. A ce moment-là plusieurs généraux se succédaient comme gouverneurs civils de Barcelone, comme Ardanas et Rebentos, qui ré-autorisèrent les syndicats uniques, permettant d’amener publiquement le conflit devant Massena. Je dus accepter la responsabilité des démarches pour la solution du conflit. Massena faisant honneur au cercle patronal sauvage de Barcelone se montra intransigeant. Le conflit se termina par le paiement des journées de grève perdues, le versement d’une indemnité de trois semaines à l’un des ouvriers, l’autre étant réintégré.

Au même moment éclata le conflit du secteur des transports, qui coûta la vie à notre camarade président de la branche des transports. Malgré toutes mes précautions j’étais repéré par divers éléments de la police, pour mon intervention dans notre propre conflit et pour m’être manifesté au meeting qui se tint au cinéma Bochs de Barcelone où Salvador Ségui fit un large exposé des... idées.

Avant que ne se termine la grève des transporteurs, je fus contraint de revenir à Figols las Minas où je fus accepté comme mineur. A Figols il soufflait un vent totalement jaune. Le syndicat existant était le syndicat libre, celui des « Jurados Mixtos ». Il n’y avait pas que des mauvais gens, mais bien sûr le comité de cette organisation était au service inconditionnel de la direction de l’entreprise et de façon particulière du comte de Olano. Plus tard dans les archives de ce syndicat nous trouvâmes des lettres qui confirmèrent les étroites relations existant entre le comte de Olano et le bureau de ce Syndicat Libre.

En ce qui nous concernait nous ne pouvions pas faire grand chose publiquement, mais nous avions constitué un groupe et ils nous esquivaient lorsqu’ils nous voyaient venir. Nous fûmes longtemps silencieux, notre action pouvant être considérée comme nulle, limitée à de la propagande à travers la Revue Blanche et quelques autres journaux qui nous parvenaient avec retard.

De Figols j’allai travailler à Suria, où je restai peu de temps mais que je mis à profit. A Suria un petit groupe s’était constitué mais le Syndicat Libre était présent. Avec tous les camarades nous nous employâmes à détruire l’organisation des « Libres » et à l’occasion de la visite de Sala, grand représentant de ce syndicat, une assemblée fut convoquée. Le groupe de clandestins que nous formions fut sommé de comparaître.

La parodie de Sala fut une terrible menace pour ceux qui s’opposaient au soutien du Syndicat Libre. Aucun d’entre nous n’intervint, mais nos éclats de rire, soulignant les moments délicats de leurs discours, provoquèrent la colère des nouveaux arrivés et la perte de confiance des non-syndiqués, leur faisant quitter l’assemblée. Quand le président, un certain Oliva, se rendit compte que ceux qui restaient n’étaient pas les siens, il se mit d’accord avec les orateurs et suspendit l’assemblée. La situation devint encore plus difficile, quand sous prétexte d’apporter une solution deux camarades vinrent de Manresa. Je ne voudrais pas me souvenir de leurs noms, Torrens peu connu et par contre Corbellas dont nous savons que trop.

Après l’acharnement envers moi que développèrent les petits chefs de l’équipe de travail, j’abandonnai Suria pour Barcelone. J’y restai à peine un mois difficile car la vie y était rien moins qu’impossible, et en juin 1929 je passai la frontière française. En France je travaillai aux mines de St Etienne, où je connus divers camarades dont Gibanel qui malheureusement mourrut en 1933 dans un hôpital espagnol. En France nous nous informions de la situation internationale, lorsque les évènements espagnols nous surprirent complètement. En juin 1931 je retournai en Espagne sans beaucoup d’illusions, malgré les rodomontades de la presse sur cette République d’avril.

De retour en Espagne j’allai directement à Figols las Minas parce qu’il me semblait que quelque chose dans ce bassin minier attirait mon attention. Je commençai à travailler dans les mines où se faisait la réorganisation du syndicat, la Confederation Nacional del Trabajo.

Récit d’une révolution ouvrière et d’une grève dramatique à Figols las Minas alto Llabregat, province de Barcelone

Traduit de l’espagnol par Lazare Martinez

Ces Mémoires débutent le 18 janvier 1932 et se terminent en Mai 1936.

Le 17 janvier 1932 était un dimanche. Cette nuit-là les ouvriers des branches Textile et Manufacture du haut Llobregat tenaient une assemblée générale pour étudier les bases des revendications à présenter au patronat de la Manufacture et Textile du haut Llobregat. Il semblerait qu’il fut décidé dans cette assemblée que si le patronat des-dites industries refusait d’accepter les bases présentées les ouvriers des ateliers mentionnés iraient à la grève. Incidemment et en simples observateurs étaient présents les camarades Juan Yepes et Manuel Perez. Les participants à cette assemblée profitèrent de la présence de ces camarades qui appartenaient au Syndicat Minier de Figols pour leur demander que s’ils se voyaient amenés à se déclarer en grève, les mineurs de Figols se déclarent aussi en grève par solidarité.

Ces deux camarades quoique présents dans cette assemblée n’étaient en aucun cas mandatés par le Syndicat des Mineurs de Figols et encore moins pour accepter une responsabilité de cette ampleur.

En ce qui me concerne, je n’ai jamais su l’origine et les raisons qui ont amené nos deux camarades à se présenter dans la nuit du 17 au 18 janvier 1932 chez quelques autres camarades. C’est ainsi qu’ils se sont présentés chez moi de la manière suivante : Perez frappe à ma porte et lorsque je lui ouvre, une fois entré, alors assez excité il déclare : « Je viens te communiquer que le soulèvement révolutionnaire est en cours de réalisation dans toute l’Espagne. A Barcelone, Valence, Alicante, Madrid et toutes les capitales des autres provinces, la population est dans la rue dans de grandes manifestations avec des pancartes portant « Vive la Révolution Sociale » ! Nous ne pouvons donc rester comme de simples spectateurs. »

En élevant la voix, s’excitant un peu plus, il ajoute : « Il est hors de question de perdre du temps ! »

Devant son attitude exaltée je ne peux que lui répondre : « il faut être parfaitement sûr avant de prendre une décision aussi importante que celle que nous devons prendre. »

Il me répondit énergiquement : « Il n’est pas question d’hésiter. Yepes est en ce moment chez d’autres camarades, de la même façon que je me trouve chez toi. » De mon côté je savais qu’il y avait de grands mouvements mais certainement pas au point d’avoir le caractère d’un soulèvement révolutionnaire.

Devant ses affirmations l’émotion me gagna et oubliant mes réflexions à ce sujet je lui dis : « Puisqu’il en est ainsi allons-y. »

Je m’habille et lorsque nous somme dehors il me dit : « Je dois aller rejoindre Yepes, de ton côté continue de rassembler ceux que tu considères comme les plus sûrs de nos camarades pour aller rapidement ramasser les armes de la milice et des autres autorités de la commune. »

Il ne fallut que peu de temps pour réunir les habitants de San Cornélio. On procéda au ramassage de toutes les armes, y compris celles qui se trouvaient chez les habitants. Cette manoeuvre qui avant sa réalisation me paraissait personnellement très difficile s’effectua en moins de deux heures et sans le moindre incident. Cette opération terminée, un Comité révolutionnaire fut nommé. Ensuite des piquets de garde furent nommés et mis en place immédiatement aux points suivants : place du café, Paséo los Tilos, rue de la Fontaine, devant le cimetière, dépôt d’explosifs à l’entrée de la mine de San José et autres lieux moins stratégiques.

Ainsi arrive le lendemain lundi 18 janvier au point du jour. Les ouvriers de la partie basse de la Colonie, ignorant la situation à San Cornélio, montaient pour embaucher à leurs travaux respectifs. Là commence le premier rôle de nos guetteurs. Les ouvriers informés de la situation font demi-tour et se retirent à leurs domiciles respectifs.

A San Cornélio, le calme le plus absolu régnait entre les familles, les commerçants et les autres personnalités de la commune. Priéto, quoiqu’il affichât des idées de communiste étatique, forma un groupe de mineurs et avec celui-ci se dirigea vers les hameaux limitrophes et recueillit des armes et tous autres objets qui lui semblaient nécessaires pour notre défense. Pendant toute la matinée, dans la partie haute de San Cornélio, personne ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait à l’extérieur. L’activité effervescente du moment consistait en la préparation des armes, des bombes et autres artéfacts de fabrication maison.

Dans l’après-midi quelques-uns observèrent que le train de Manresa à Guardiola circulait normalement. Il y avait plusieurs versions sur cet aspect normal des choses. La rumeur court et les choses furent ainsi acceptées au début que les trains qui circulaient étaient conduits par le personnel ferroviaire révolutionnaire. La journée du 18 se passa ainsi sans le moindre incident. Les ouvriers restant plus ou moins suspicieux. Les lignes de chemin de fer continuaient à fonctionner normalement.

La caserne de la Guardia Civil se trouvait près des bureaux des Charbons de Berga et l’on voyait les gardes civils se promener devant la porte de la caserne et finalement jusqu’aux bureaux. Plusieurs personnes qui montaient de Berga, Gironnella et de plusieurs communes plus bas, sans la moindre réserve, disaient que Figols était le seul pays qui se trouvait dans cette situation. Quoiqu’il en soit et malgré une situation extrêmement confuse, on nous assurait que Sallent et Suria se trouvaient plus ou moins dans la même situation. Malgré toutes les hypothèses aussi disparates les unes que les autres, les trois quarts du personnel minier de la partie haute de San Cornélio étaient plus ou moins engagés dans ce mouvement spontané. Par conséquent il n’était pas question de faire marche arrière sans avoir vérifié de manière sûre et responsable quelle pouvait être la situation à l’extérieur. A cet effet il semblerait que Yepes effectua un déplacement jusqu’à Barcelone. En attendant, tout restât dans la même situation.

Un PC révolutionnaire fut désigné où régnait camaraderie et convivialité. On y tint des réunions, une cuisine communautaire était pratiquée et quelques-uns allaient jusqu’à y dormir. Il y avait déjà trois jours que nous soutenions cette position et la délégation attendue avec beaucoup d’anxiété, afin de savoir à quoi nous attendre, n’arrivait toujours pas.

Le 20 janvier, vers le soir, à l’initiative de Priéto et de Manuel Pérez, il se tint une réunion dans la maison de Manuel Péralta. Après une discussion très animée, nous décidâmes la rédaction d’une proposition au Directeur des Mines. Dans cette proposition nous mettions en avant l’erreur de notre action et considérions, pour notre part, qu’il fallait recommander à tout le personnel de reprendre le travail. Sitôt terminée la rédaction de cette proposition, la tant attendue délégation arriva enfin. Cette délégation nous informa qu’elle s’était présentée devant le Comité National, qui lui avait conseillé de maintenir notre position puisque aussi bien il ne s’agissait que de quelques heures avant que toute l’Espagne se retrouve dans la même position révolutionnaire.

La proposition écrite fut alors déchirée et tout le monde s’exclama « Vive la révolution sociale ! »

Nous passons donc le 21 et le 22 janvier dans l’attente que le mouvement se généralise à travers toute l’Espagne.

La forte surprise fût lorsque le 23 janvier à environ deux heures de l’après-midi, Emilio Mira, le Secrétaire Général du Comité Régional de Catalogne, se présenta à notre Bureau Général Révolutionnaire. Une réunion secrète, qui se termina par des vociférations fut immédiatement improvisée en présence du Secrétaire Général. Assistaient à cette réunion comme « têtes d’affiche » les camarades Pérez et Yepes, ainsi que Robles, Priéto et entre autres celui qui écrit ces lignes.
Le Secrétaire Général commence en disant : « Croyez-moi que pour parvenir jusqu’ici, il m’a coûté beaucoup de sueur. Premièrement pour franchir quelques difficultés momentanées et quelques contrôles à Manresa, ensuite pour escalader cette montagne. Mais je suis satisfait d’être parmi vous. Mon objectif est de m’informer personnellement de votre situation. »

Il est certain que les déclarations du Secrétaire Régional sidérèrent tous les présents à cette réunion et Yépes lui répondit sans autre forme de politesse : « Notre situation tu la vois très bien : nous nous trouvons dans une formation révolutionnaire dans l’attente que les autres prennent la même position. »

Emilio Mira lui répliqua : « Je ne comprends pas comment vous concevez la révolution ni pour quelle raison vous êtes arrivés à une position aussi extrême avant d’en référer au minimum au Comité Régional. »

Yépes répondit : « S’il est certain que nous n’avons rien communiqué au Comité Régional, il n’en est pas moins vrai que j’ai personnellement eu une entrevue avec les membres du Comité National et en particulier avec son secrétaire, Angel Pestaňa. »

Mira lui répondit : « Il est tout à fait impossible que tu aies rencontré Pestaňa alors que celui-ci est parti pour Madrid il y a quelques jours déjà. Je suis étonné en outre, alors que je suis en contact permanent avec lui, qu’il ne m’ait pas informé de votre situation. Situation que je trouve quelque peu extrême. Clara se trouve à Valence et si moi et ceux qui composent le Comité Régional avons été informés de votre situation, c’est par les articles qui ont été publiés par la presse bourgeoise. »

Il est impossible de décrire l’état de nervosité et de colère qui s’empara des assistants. Emilio Mira s’aperçut alors qu’il avait affronté la situation de manière trop brutale et essaya alors d’apaiser les esprits extrêmement excités, mais il était déjà trop tard. La réunion se termina dans un marasme de confusion et de désespoir.

A partir de ce moment nous nous dispersâmes tous dans diverses directions, certains retournant dans leurs familles dans l’attente du moment fatal.

En effet, le 24 janvier 1932 une compagnie militaire commandée par un Capitaine se présenta et occupa tous les postes que nous avions auparavant tenus.

Alors débute la répression dans les milieux ouvriers, une trentaine d’hommes sont détenus de ceux dont on peut dire qu’ils ont été absents de toute responsabilité dans l’action révolutionnaire. Pour d’autres, nous nous soustrayons à la répression en faisant appel habilement à d’autres moyens de sauvetage. Plus tard, au milieu de cette répression déchaînée par les sbires et les autorités du pays, il fut démontré avec des faits palpables ce que nous avions fait et continuions de faire pour et à l’intérieur de la Confédération Nationale du Travail. La direction de l’entreprise continuait d’exciter ses chiens de la Guardia Civil.

Très peu de temps après notre désastre, au cours d’une des nombreuses perquisitions faites à mon domicile ils trouvèrent le tampon spécial de la F.A.I. « El Fulminante ».

Avant de continuer sur ce passé de répression, il est logique et honnête de rapporter dans ces mémoires que malgré les vexations et les outrages qu’avaient fait subir, tant la direction de l’entreprise que les autorités, à tous les travailleurs de la Colonie, les mineurs de Figols las Minas, au cours de ce mouvement sublime où pendant presque une semaine tout fut entre leurs mains et soumis à leur volonté, surent montrer honnêteté dans la gestion, dignité et respect envers ceux qui furent toujours leur ennemis : la réaction.

Pendant toute l’année, les mesures de rétorsion se poursuivirent, les locaux syndicaux fermés et les ouvriers soumis à des traitements stupides et sauvages de la réaction. Une forme de rétorsion de la part de l’entreprise consistait à ne plus honorer les bons de paiement des travailleurs.

Les plus nécessiteux, quand ils touchaient leurs bons, commençaient à faire la queue devant le guichet du caissier. Ce système se pérennisa dans le temps et depuis plus de six mois, l’entreprise riait de voir les queues interminables que nous formions. Surtout qu’après quatre ou cinq heures d’attente, lorsqu’il avait payé une trentaine d’ouvriers, le trésorier–payeur annonçait : « Le fric, c’est fini ! » Il donnait alors un grand coup avec le portillon du guichet, et nous autres à l’extérieur, nous les entendions ricaner à l’intérieur.

De nombreuses épouses de mineurs en arrivaient à dormir devant la porte du guichet pour ne pas perdre leur tour le lendemain.

Le jour suivant, quand ils avaient payé quatorze ou quinze bons avec l’argent récolté par l’Economat de l’entreprise, le maudit choc du guichet retentissait et les pauvres femmes et souvent quelques adolescents continuaient l’attente interminable dans l’espoir d’avoir plus de chance le lendemain.

De tout cela, les autorités catalanes étaient parfaitement informées, mais ils nous avaient abandonnés comme des chiens sans maîtres. Et tout cela nous amena jusqu’en 1933. Les ouvriers réagirent.

Malgré la répression très dure, malgré la fermeture de notre syndicat, malgré une certaine méfiance qui régnait parmi les ouvriers, une réaction devait s’imposer devant tant d’injustices qui frappaient des ouvriers qui avaient su être courageux, honnêtes et indulgents.

Il faut ici préciser que l’entreprise avait installé un Economat qui servait évidemment pour un double vol des travailleurs de ce bassin minier. Dans ce lieu était encaissé l’argent qui devait le lendemain servir à la comédie du paiement des bons.

Notre réaction commença par une réunion à l’intérieur de la mine. A la sortie de la relève des travailleurs, quelques-uns parmi nous sortîmes quelques minutes avant et nous installant aux croisements des galeries, nous arrêtâmes nos camarades pour lancer une discussion sur notre triste situation. Dans une de ces réunions nous prîmes la décision de diminuer la production de dix pour cent dans tous les lieux d’exploitation de la mine. La direction de la mine ne réagit en aucune façon devant cet état de fait.

Vu le peu de résultat de notre action, au bout d’un mois, nous décidâmes d’une nouvelle réunion. Dans cette réunion nous prîmes la décision de baisser la production de vingt pour cent de la production normale. Comme l’entreprise fut la première à reconnaître que ses agissements étaient illégaux, elle ne prît pas au sérieux cette nouvelle baisse de production.

Pourquoi ce silence de la part de l’entreprise nous demandions-nous ? Quel est son but ? Espère-t-elle la complète désunion des travailleurs ? Pour faire un deuxième tri parmi l’effectif des mineurs ? Telles étaient les hypothèses qui nous faisaient question. Une autre hypothèse nous taraudait l’esprit : c’est que par notre action l’entreprise espérait saboter la production et affaiblir en cela le régime Républicain. Nous ne pouvions pas imaginer que celle-ci manquât de débouchés puisque sitôt lavé le charbon disparaissait comme par enchantement. Cette baisse de production n’était pas exactement respectée dans tous les sites d’exploitation. C’est pourquoi, après quelques mois, au cours d’une de ces réunions que nous tenions à l’intérieur de la mine nous prîmes une décision plus tranchée.

A partir de ce moment, la chute de production ne serait plus calculée en pourcentage mais plutôt en nombre de wagonnets de charbon par site d’exploitation. Par exemple, si la production du site était de 20 wagonnets, elle serait dorénavant de 15, ce qui correspondait au quart de manque à produire. Ce système permettait d’ajuster mieux le calcul que le système de pourcentage.

Ce système finit par inquiéter non seulement l’entreprise mais aussi les autorités locales qui tentèrent de faire pression sur le personnel. La Guardia Civil établit un « service permanent » devant chaque entrée de mine. Mais l’entreprise ne voulût pas céder aux justes revendications du personnel. Ces revendications consistant simplement au paiement de nos salaires en retard (plusieurs mois).

Devant l’attitude de la direction des Charbons de Berga nous organisâmes une nouvelle réunion. Cette fois pour prendre la dernière décision concernant la baisse de production. Au cours de cette réunion nous décidâmes de manière unanime et définitive que si la production de l’équipe était auparavant, par exemple de 20 wagonnets, elle ne serait dorénavant plus que de 5. Toutes les exploitations devaient respecter cette base. Avec ce calcul il y avait des productions de 2 ou 3 wagonnets par équipe, voire même par journée, dans certaines exploitations.

La Guardia Civil intensifia ses menaces et ses pressions sur le personnel mais se garda bien d’essayer d’entrer dans la mine. Si elle s’y était hasardée, cette provocation aurait pu alors tourner tragiquement pour tout le monde. Au final, nous nous trouvons au mois d’Avril 1936 où après ce temps ou plutôt ces années, nous pouvons procéder à la réouverture de notre syndicat ce qui nous permet la réorganisation du personnel. Il paraissait en effet difficile d’imposer un conflit plus dur à l’entreprise.

L’ensemble du personnel, tant intérieur qu’extérieur, représentait près de quelques mille cent ouvriers et dans notre organisation nous arrivions à neuf cent dix ou neuf cent quinze adhérents. Mais quelques temps après son ouverture le Syndicat fut à nouveau fermé et son Président Fransisco Hernandez et son Secrétaire Antonio Cano furent emprisonnés. Ces détentions se produisirent à cause des mouvements de la Esquerra catalane (gauche républicaine, autonomiste) menée par Dencà et Badia.

Ce parti arrivait à créer des émeutes sous le nom de « Els Scamots ». Ni la CNT ni les mineurs de Figols ne participèrent jamais à ces mouvements.
La preuve en est que les dirigeants de Esquerra excitaient depuis longtemps ces « Scamots », qui agissaient comme une espèce de police indépendante du Gouvernement central, en leur criant : « Feu sur ceux de la CNT et ceux de la FAI ! », faisant fermer aussi les syndicats de la CNT à Barcelone et dans la Province. Sans compter qu’en raison d’une grève soutenue par les ouvriers de Potasses de Sallent contre leurs patrons, les hommes d’Esquerra nous affublèrent du nom infamant de « Bandits avec un carnet ».

Si je fais ici cette petite parenthèse, c’est pour bien montrer que les autorités profitèrent de ce mouvement pour fermer nos syndicats et emprisonner leurs dirigeants. Les cénétistes n’avions rien à voir avec Esquerra ni ses mouvements subversifs.

Les mineurs avaient tellement pris au sérieux notre système de grève de production qu’ils en arrivaient à l’extrême de voir une exploitation contrôler les autres et réciproquement. Le désir d’honorer nos engagements se faisait sans ménagement.

Il y eut de nombreuses fouilles dans nos domiciles, de fortes pressions de l’entreprise et des autorités mais nous, les mineurs, nous étions lancés. Nous préférions nos souffrances plutôt que de céder. Réellement la situation se faisait de jour en jour plus terrible et plus incompréhensible. Nous ne savions plus que faire. Nous en arrivâmes à nous poser la question de l’utilité de mettre le feu à la mine, idée que nous abandonnâmes immédiatement considérant son inefficacité quant au résultat, devant l’effort considérable que cela nécessitait.

Au cours d’une de ces réunions nocturnes qui se tenaient à l’intérieur de la mine, surgit la proposition de demander l’intervention dans notre conflit du député José Antonio Trabal. Cette proposition fut acceptée unanimement.

A cet effet une commission fut nommée afin qu’elle demande une entrevue avec Trabal. Celui-ci monta à Figols avec la-dite commission. En sa présence se tint une assemblée au cours de laquelle furent exposés très clairement les raisons qui nous motivaient à maintenir notre position de grève. Si celle-ci était illégale, il était non-moins illégal que l’entreprise doive à ses ouvriers entre trois et quatre mois de salaire. Pour confirmer la réalité de ce qui était exposé dans cette assemblée, un grand nombre de mineurs montrèrent publiquement trois ou quatre bons qui n’avaient pas été honorés. D’autres déclarèrent, preuves à l’appui, qu’ils avaient donné à divers commerçants les bons qu’ils n’avaient pas pu encaisser, afin que ceux-ci puissent en échange leur fournir les denrées dont ils avaient besoin.

Trabal prend alors la parole et dit substance : « Je prends conscience que votre patience a été beaucoup plus grande que ce que certaines personnes ont pu imaginer. Si le mouvement de grève que vous êtes en train de mener s’écarte de la légalité, il est certain que c’est la direction des Charbons de Berga qui a été la première à bafouer ladite loi. Mais il ajoute alors : Vous qui avez vos familles en Aragon, Andalousie ou Levante, vous pouvez leur écrire pour leur dire que le conflit de Figols las Minas est en voie de solution et que bientôt ils pourront recevoir votre aide économique ».

Je n’ai jamais pu vérifier si les paroles de cet homme avaient le moindre fond de sincérité ou s’il s’agissait simplement d’une déclaration à des fins politiques.

Au cours de cette assemblée il fut décidé de maintenir la commission qui devait accompagner à nouveau Trabal. Cette commission était composée d’un élément du POUM José Perarnau et de moi-même, membre de la CNT.

Cette commission, arrivée à Barcelone, eut une entrevue avec Barrera du Conseil du Travail de la Généralité de Barcelone.

Barrera, au nom du Conseil du Travail, convoqua la direction des Charbons de Berga. Monsieur Cérezo, gérant de l’entreprise comparût alors. Nous, en tant que commission, nous considérions que la convocation devait devenir une confrontation entre les représentants des Charbons de Berga et les représentants des ouvriers en présence du Conseiller du Travail de la Généralité. Notre surprise et méfiance commença lorsque Barrera reçut d’abord les représentants des Charbons de Berga. Lorsque Barrera en eut terminé avec le gérant Cérezo, il nous fit entrer dans son bureau pour nous faire savoir que le représentant des Mines soutenait que notre position dans ce conflit était illégale et que par conséquent, si les ouvriers n’arrêtaient pas ce mouvement, la direction des Mines n’entrerait pas dans une phase de négociation dans ce conflit.

Cette première entrevue nous démontra la faiblesse des Gouverneurs Catalans face à la réaction du patronat catalan. L’objectif du patronat étant, par tous les moyens à sa disposition, de créer des difficultés dans l’ordre social, dans le but d’arriver à une perturbation permanente qui désoriente ouvriers et gouvernants pour préparer un climat propice à son soulèvement fasciste.

Après la déclaration de Barrera, la Commission répondit au Conseiller du Travail : « Si les mineurs des mines de Berga se trouvent en marge de la loi, il y a très longtemps que vous autres en tant qu’Autorité auriez dû faire pression, dans le cadre de la loi, sur la société des Charbons de Berga. Si vous voulez que notre position soit modifiée afin d’aboutir à une solution du conflit, il faut aussi que vous obteniez du patronat de démontrer son désir d’aboutir à un accord en s’engageant en particulier à régler les deux premiers mois qu’il nous doit sur les trois ou quatre de retard suivant les cas. »

Pour notre part, nous avancions cette proposition spontanée afin d’obtenir une confrontation avec la direction de l’entreprise en présence du Conseiller du Travail de Catalogne. Notre proposition n’eut aucun résultat.

Barrera convoqua à nouveau la direction mais celle-ci refusa de comparaître. Devant cet échec, nous rencontrons à nouveau Trabal pour lui faire part de ce que lui connaissait certainement mieux et avec plus de détails que nous nous-mêmes.

Trabal nous accompagna devant le président de la Généralité de Catalogne. En notre présence, Trabal exposa au Président la tragique situation des mineurs de Figols. De notre côté nous confirmâmes avec nos arguments ce qui venait d’être exposé par Trabal. De son côté Companys s’insurgea contre l’attitude réactionnaire du patronat catalan et termina en ajoutant que s’il continuait dans cette attitude il faudrait le mettre en prison.

Cette entrevue se termina sans qu’il n’apparaisse aucune solution pour notre situation et l’objectif que nous poursuivions. Au sortir et lorsque nous sommes dans la rue Trabal nous suggère de partir à Madrid avec l’objectif de rencontrer le député des Asturies, Amador Fernandez. Nous acceptons cette proposition et le jour suivant la commission part en direction de Madrid non sans avoir informé par téléphone les travailleurs de Figols las Minas de la suggestion de Trabal. Nous fûmes alors autorisés à entreprendre cette démarche.

Quarante heures plus tard, en compagnie de Trabal et de son secrétaire particulier nous nous dirigeâmes vers un café fréquenté par les socialistes madrilènes dans lequel se trouvait ledit député. Très vite nous prîmes conscience que tous ceux qui se trouvaient dans le café nous regardaient avec beaucoup de curiosité. Avant d’entamer nos pourparlers, Trabal envoya son secrétaire auprès du député pour l’informer de qui nous étions et du but de notre présence. Notre objectif, d’ailleurs préparé par Trabal, était de proposer au député asturien d’intervenir auprès des Compagnies des Charbons Asturiens afin de créer une association entre les Charbons d’Asturie et ceux de Figols puisque les syndicats Charbonniers dénigraient notre charbon comme étant peu calorique et contenant trop de souffre, alors que le charbon provenant d’Angleterre et disponible dans les ports s’avérait moins cher que celui de Figols.

Le député asturien fut informé de notre présence, il refusa catégoriquement toute entrevue avec nous. Pour ma part j’ai considéré alors, et encore plus tard, que le refus de cet « Amadorin » nous fut plutôt favorable puisqu’il semblait que nous étions en train de vivre une situation qui ne nous concernait en aucune façon et qui a semblé avoir été préparée par les intéressés. On nous faisait jouer en quelque sorte les dindons de la farce et n’étions que les jouets de leurs désirs.

Devant cet insuccès Trabal nous conseilla de demander une audience au Ministère du Combustible pour exposer notre situation. Nous répondîmes alors à Trabal que s’il avait le désir d’avoir une entrevue il pouvait lui-même en faire la demande à Monsieur le Ministre. Trabal avait envie de faire du foin dans les Ministères de Madrid. A cet effet il nous présenta le jour suivant l’éminence grise du Ministère des Combustibles et fît à ce Monsieur une relation très approximative de notre entrevue avec le Président de la Généralité de Catalogne. De notre côté nous mîmes les choses au point de manière très enflammée, mais ce madrilène ne confirma pas qu’il fallait emprisonner le patronat catalan. S’adressant à Trabal il dit que le problème étant d’origine uniquement catalane, c’était à la Catalogne de trouver une solution à ce conflit. Trabal n’insista pas davantage et faisant demi-tour, nous partîmes.

Au bas des escaliers, nous dîmes à Trabal que nous considérions que nous n’avions plus rien à faire à Madrid et qu’en dépit de n’avoir rien obtenu, nous repartions pour Barcelone.

Trabal s’excusa de cet insuccès en même temps qu’il nous manifesta le grand désir qui l’animait de trouver une solution à la situation des mineurs de Figols. Il est indubitable que ce politicien avait intérêt à trouver une solution à un conflit où étaient engagés des hommes qui, politiquement parlant, n’avaient aucune affinité avec lui.

Au retour de notre voyage à Madrid, au cours d’une Assemblée, nous informâmes nos camarades, avec toutes sortes de détails, des entrevues, conversations, échecs que nous avions eus durant nos démarches.

Il est certain que le personnel sortît de cette Assemblée à cent pour cent désemparée, puisque nous étions arrivés à tous les extrêmes sans pouvoir obtenir le moindre résultat favorable.

Face à l’impossibilité d’arriver à une solution du conflit, face à la chute du moral qui s’emparait du personnel, moral qui les avait soutenus pendant plus de huit mois, je ne sais plus chez qui germa l’idée de nous réunir à quelques-uns et de nous enfermer dans la mine.

L’idée était de paralyser tous les travaux et de résister jusqu’à ce que les autorités locales et régionales prennent conscience de la gravité de notre situation.

Spontanément, l’équipe qui devait sortir à neuf heure du soir par la sortir neuve se réunit dans le carré des électriciens. Nous prîmes alors la décision de rester, ceux qui volontairement acceptions ce sacrifice. Nous restâmes alors 28 ou 30 (je ne me souviens pas très exactement le nombre de ceux qui décidèrent de rester).

Notre enfermement dura neuf jours et durant cette période très dure, il ne se présenta qu’un seul cas de désir d’abandonner. Cette intention ne se concrétisa pas puisqu’à la première réunion, lors de notre enfermement, nous avions pris les dispositions suivantes : celui qui ne se sentait pas la force de maintenir sa décision pouvait sortir librement à ce jour, puisque aussi bien, plus tard, on mettrait en place un piquet de garde dans la galerie à cent mètre de l’entrée. Ceci afin d’interdire l’accès à toute personne inconnue et la sortie à tous ceux qui avions choisi librement une aussi dure décision.

Nous étions depuis cinq jours dans la mine lorsqu’une délégation se présenta à l’entrée. Celle-ci disait appartenir au Parti Unifié de Catalogne. Quelques sympathisants de ce parti cherchèrent à faire pression pour que cette délégation pût avoir un entretien avec notre groupe. Cette proposition fut rejetée à l’unanimité.

Malheureusement, le jour suivant quelques camarades de la CNT se présentèrent également à l’entrée. Ils furent rejetés de la même façon car il y avait parmi nous quelques camarades qui se sentaient Ugétistes. Depuis ce jour-là, j’ai la conviction que si la délégation de la CNT s’était présentée la première, l’entrée lui aurait été accordée. Il va de soi qu’alors nous aurions dû accorder l’entrée à toutes les délégations qui auraient demandé à s’entretenir avec nous.

Au bout de sept jours le Maire manifesta, devant la commission extérieure, le désir de s’entretenir avec nous. L’entrée lui fut alors accordée et lorsqu’il fût devant nous il dit : « Je ne suis mandaté par personne, sinon par mes sentiments. Par conséquent, ne voyez en moi aucune sorte d’autorité et encore moins une tentative pour infléchir votre position. Mais, continue Rovira, je reste à votre disposition quelle que soit la demande que vous formuliez. »

Alors de notre côté nous demandons à Rovira qu’au nom de la Mairie il s’adresse à la presse pour lui faire savoir notre sentiment. A savoir que tout ce qui peut advenir de dramatique à l’intérieur de la mine, que ce soit physique, moral ou de toute autre nature, ne peut être que de la seule responsabilité de l’entreprise. Elle devra par conséquent en répondre devant les autorités locales voire supérieures.

Nous sûmes plus tard que Rovira avait tenu cette promesse et accomplit notre mandat. Afin d’éviter un sabotage éventuel commandité par l’entreprise, toutes les entrées de la mine ainsi que les ventilations étaient gardées en permanence par le personnel mineur. Pour les mêmes raisons des patrouilles de mineurs circulaient de jour comme de nuit dans toute la Colonie.

C’est au cours du huitième jour que l’épuisement de nos forces autant physiques que morales se faisaient le plus sentir. Mais sauf un cas, plus haut cité, personne n’avait la moindre intention de songer à la sortie avant que l’entreprise ne cède ou que notre état physique, à toute extrémité, n’amène à nous sortir sur une civière. Fatalement, ces derniers jours, le désespoir s’installait malgré tout dans notre groupe.

C’est ce jour même que Rovira fit savoir à ceux de l’extérieur qu’il avait quelque chose à nous communiquer. Lorsqu’il fut parmi nous il nous annonça que l’entreprise l’avait informé personnellement de son désir de donner une solution au conflit. Toutefois s’y ajoutait la condition que nous devions sortir de la mine. Rovira ajouta que si nous persévérions dans notre décision de rester, il ne saurait pas comment continuer à négocier en notre faveur. Nous lui demandons alors s’il est prêt à s’engager personnellement sur les dires de l’entreprise. Il nous répond qu’avant d’accepter devant nous une telle responsabilité en tant qu’autorité locale, il devait contacter à nouveau la direction de l’entreprise.

Le neuvième jour de notre triste situation, Rovira se présenta à nouveau en compagnie d’un conseiller de la Mairie. Avant tout il engagea sa responsabilité non seulement sur les propositions de la direction de la mine, mais encore et doublement responsable en tant qu’autorité et en tant qu’intermédiaire. Après les déclarations faites par ces deux envoyés, nous leur demandons qu’ils se retirent et qu’ils attendent à l’extérieur notre décision.

Nous décidons alors d’une réunion et malgré nos soupçons concernant le manque de sérieux des propos de l’entreprise nous optons pour l’arrêt de notre action désespérée.

Après notre sortie de la mine, l’entreprise refusa de rechercher une solution au conflit directement entre ouvriers et patronat. Nous fûmes alors obligés de rédiger une base de revendications qui fut présentée à la fois à la direction de l’entreprise et au Conseil du Travail de Catalogne.
Caňada, alors secrétaire du Conseil, convoqua l’entreprise, représentée par le gérant et le directeur de la mine. Devant la discussion violente qui s’établit entre la Commission et la Direction, Caňada intervint. S’adressant aux représentants de l’entreprise il dit : « Il me semble que le minimum que peuvent réclamer les ouvriers à leur patron c’est le règlement de leur salaires. »

Un accord fut alors signé qui devait entrer en vigueur dès le lendemain. Nous téléphonons donc aux camarades pour qu’ils reprennent le travail. Le jour suivant, les ouvriers commencèrent à encaisser les bons les plus anciens. Nous avions tenu nos engagements.

A moment de l’explosion du mouvement, l’entreprise devait aux travailleurs la somme de 50 millions de Pesetas.

Récapitulatif de ce qui précède

Tout le monde, y compris moi-même, s’est interrogé et s’interroge toujours sur les évènements. Pour quelle raison Pérez, porteur et incitateur du soulèvement, alors qu’il n’y avait pas de nouvelles de la délégation, et dans la grande confusion du moment, s’est décidé à signer l’acte de capitulation ?

Surtout que nous attendions des nouvelles, bonnes ou mauvaises, de Yépes. La réponse à cette interrogation se trouve peut-être en réfléchissant à l’échange de propos qui a eu lieu en notre présence entre le Secrétaire de la Région Catalane, Emilio Mira, et Yépes. Propos assez vifs.

Par exemple, le fait que Yépes n’eût aucune entrevue avec le Secrétaire de la Région Catalane ni avec aucun des membres du Comité National. Ce qui semble exact malgré l’insistance que mettait Yépes à vouloir l’affirmer.

On peut en conclure que ce mouvement révolutionnaire naquit dans la nuit du 17 au 18 janvier 1932 sans autre considération que l’idée folle et enthousiaste de quatre ou cinq camarades.

D’une part le geste mérite honneur et respect pour sa valeur révolutionnaire. D’autre part, sans la moindre condamnation sociale, il peut mériter la critique voire les reproches, pour avoir conduit des familles aux limites de la faim sans résultat ni objectif particulier.

Il mérite un autre reproche beaucoup plus sévère : c’est ce que ce Miguel Pérez meurt à Sallent, province de Barcelone, quelques mois avant le mouvement général alors qu’il avait des accointances avec la police.
Honneur à Juan Yépes qui continua à être l’homme intègre tant social que révolutionnaire. Intégrité qui lui fit abandonner l’Argentine du dictateur Uroburo.

Nous autres ouvriers avons vécu des jours d’une fièvre révolutionnaire tout en nous conduisant avec beaucoup de sérénité, respect et cordialité jusqu’avec nos propres ennemis. Ce qui ne fut pas le comportement de l’entreprise et des autorités locales. Quand les armes furent déposées par les mineurs, ils commirent injustices sur injustices. Surtout contre des personnes innocentes et en réalité sans défense. Brutalités, renvois, détentions, bastonnades et coups de crosse de fusils de la Guardia Civil, tel était le quotidien des travailleurs qui restèrent dans les mines.

Une autre leçon est que c’est une erreur impardonnable d’abandonner une population après l’avoir conduite à un soulèvement révolutionnaire. L’abandon des lieux de certains camarades responsables directs de ce mouvement donna lieu à certaines interprétations malintentionnées. Certains en sont arrivés à dire que ce mouvement avait été forgé à l’étranger par les communistes russes. D’autres disaient qu’il s’agissait d’un jeu entre l’entreprise et la police pour expulser les indésirables.

Plus tard l’idée se propagea que Durruti avait pu être l’instigateur de ce mouvement. Il est vrai que Durruti devait venir parler à un meeting organisé fin septembre ou début octobre 1931. Mais les autorités et la Guardia Civil s’y étant opposés, le meeting ne put avoir lieu. Par contre le dimanche suivant un certain nombre de militants se réunirent autour de Durruti et Combina dans les bois autour de San Cornélio. Contrairement à ce qui a été écrit celui-ci nous dit : « Pour faire la révolution, il est nécessaire d’avoir une bonne préparation au combat et ne pas croire qu’avec des fusils de chasse on peut affronter la Guardia Civil et les militaires. » Ceci afin de démontrer que loin d’inciter les mineurs de Figols à un soulèvement Durruti nous faisait comprendre au contraire la réalité des choses. [1]

Tous ces mensonges étaient propagés par les réactionnaires et certains communistes, ces derniers ayant comme objectif de saper le prestige de la Confédération Nationale du Travail et l’anarchisme. Les uns comme les autres, quoique à des fins idéologiques différentes, n’ont jamais pu obtenir ce résultat. Quoi qu’il en soit, les camarades qui restaient durent lutter farouchement et sans repos pour réorganiser notre syndicat.

Quant à Trabal, comme il est démontré précédemment, il nous contacta sur notre initiative. Nous pensions qu’il ne nous restait en effet, comme ultime moyen, que celui de faire intervenir un député, ce qui finalement s’avéra être une forme de suicide.

Trabal utilisait pour sa politique les graves circonstances que nous traversions, nous les mineurs de Figols. Mais d’autre part, nous aussi, nous avons tenté d’utiliser la chance qui se présentait pour sortir de notre douloureuse situation.

Trabal nous accompagna à Barcelone et à Madrid dans toutes les instances officielles auxquelles nous devions nous adresser. Trabal était celui qui déclenchait les discussions officielles que ce soit par intérêt politique ou par soucis de nous venir en aide. Nous avons vu Trabal se féliciter au cours de notre assemblée en disant : « Vous pouvez dire à vos familles d’Aragon, Andalousie ou Levante que le conflit de Figols las Minas entre dans sa voie de solution. » Mais malheureusement Trabal, que ce soit par choix politique ou par bonne volonté, ne pût rien obtenir.

La preuve en est qu’après toutes ces entrevues stériles, nous avons dû recourir à une solution suicide en nous enfermant, une trentaine de mineurs, au fond de la mine. Nous y restâmes neuf jours sans interruption jusqu’à ce que l’entreprise et les autorités cèdent à nos justes revendications. Ils ne cédèrent pas pour sauver nos vies mais surtout par peur d’un scandale international plus grand et plus humiliant que celui qu’ils avaient subi lors du soulèvement révolutionnaire.

Balthasar Martinez, Chateauneuf du Rhône, 1965


LES FORCES EN PRÉSENCE

Fractions républicaines

Les partis bourgeois

1. Gauche républicaine (Izquierda republicana) : Manuel Azaňa

2. Union républicaine : Martinez Barrio

3. Parti autonomiste catalan (Esquerra) : Luis Companys

4. Nationalistes basques (Euzkadi) : Aguirre

Les partis ouvriers

5. Parti socialiste :

A gauche : Largo Caballero (Alliance ouvrière)

A droite : Indalecio Prieto, J. Desteiro (Réformisme libéral)

6. Parti communiste (PCE) : José Diaz

7. Parti Socialiste Unifié de Catalogne (Partido Socialista Unificat de Catalunya) : PSCU

8. Communistes Trotskistes, POUM, Parti Ouvrier d’Unification Marxiste (Partido Obrero de Unificación Marxista : Joaquim Maurin

9. Anarchistes FAI, Fédération Anarchiste Ibérique (Fédéración Anarquista Iberica : Buenaventura Durruti, Angel Pastaňa

Les grandes associations syndicales

10. UGT, Union Générale des Travailleurs (Unión General de Trabajadores) : Socialistes

11. CNT, Confédération Nationale du Travail (Confederación National de Trabajo) : Anarchistes

Les Jeunesses

Jeunesses communistes (JC)

Jeunesses libertaires (trotskistes) (JL)

Jeunesses communistes ibériques (POUM)

Jeunesses socialistes (JS)

Jeunesses socialistes unifiées (JSU)

Fractions nationalistes

CEDA : Confédération Espagnole des Droites Autonomes (Confederación Espaňola de Derechas Autonómas) : coalition de droite dirigée par Gil Robles

Action Populaire : Parti populaire essentiellement catholique

Agrariens : José Martinez de Velasco

Rénovation espagnole : Calco Sotelo

La Phalange : José Antonio Primo de Rivera

Carlistes et Traditionalistes : Fal Condé

Parti Radical : Alejandro Lerroux

Parti conservateur : Miguel Maura

Parti Libéral-Démocrate : Malquiades Alvarez

Les trois derniers n’ayant pas pris part ouvertement à la lutte.

CHRONOLOGIE DES PRINCIPAUX ÉVÈNEMENTS

1930

Janvier

30 Fin de la dictature de Primo de Rivera. Berenguer lui succède

1931

Avril

12 Elections municipales. Départ d’Alphonse XIII. La République est proclamée (président : Alcalá Zamora)

Mai

10 Emeutes à Madrid, puis un peu partout incendies d’Eglises et de couvents les jours suivants

Juin

28 Elections d’une assemblée constituante

Décembre

3 Loi agraire. Violents affrontements entre la garde civile et les anarchistes

9 Promulgation de la Constitution

1932

Janvier Dissolution de la Compagnie de Jésus

Mars

2 Institution du divorce et, trois mois plus tard, du mariage civil

Août

10-13 Soulèvement du général Sanjurgo à Séville

Décembre

6 Le général Macia président de la Généralité de Catalogne. Il meurt peu de mois après. Remplacé par José Luis Companys.

1933

Janvier

23 Expulsion des Jésuites

Mars Franco commandant général des Baléares

Octobre

29 José Antonio Primo de Rivera fonde la Phalange

Novembre

19 Elections législatives. Succès de la droite (CEDA).

1934

Janvier

10 Les Jésuites réautorisés à enseigner

Octobre

3 Grèves révolutionnaires à Madrid et à Barcelone

7 Insurrection des mineurs des Asturies. Près des 30 000 mineurs armés. Franco dirige la répression. Plus de 1000 tués. On capturera 90 000 fusils.

1935

Février. Franco commandant en chef de l’armée du Maroc. Le 13 mai il est nommé chef d’état-major général par le ministre de la Guerre Gil Robles.

1936

Février

16 Elections aux Cortes. Succès du Frente Popular.

Mars Franco nommé commandant général des Canaries.

Avril Le général Mola expose dans une circulaire son plan de soulèvement.

Mai

11 Azaňa président de la République.

12 Gouvernement Casares Quiroga.

Juillet

9 Assassinat du phalangiste Sanz de Heredia.

12 Assassinat du lieutenant Castillo.

13 Assassinat du leader monarchiste Calvo Sotelo.

La Guerre

(en gras : victoires et initiatives nationalistes, en romain : républicaines, italique : interventions étrangères)

Juillet

17 Au Maroc « soulèvement national » contre le Frente Popular.

18 Le soulèvement s’étend en Espagne. Début de la guerre civile.

19 Franco arrive à Tétouan.

Le Gouvernement Giral donne des armes au peuple et sollicite l’aide française : armes et avions.

20 Mort du général Sanjurjo, chef théorique de la conspiration.

22-25 Bataille des Sierras au nord-ouest de Madrid. Premières vraies batailles de la Guerre civile.

Franco sollicite les aides italienne et allemande pour lui permettre de faire passer ses troupes sur le continent.

25 Arrivée en Espagne des premiers avions et des premières armes livrés par la France.

30 Arrivée au Maroc des premiers avions italiens et allemands.

Août

6 Franco arrive à Séville.

14 Prise nationaliste de Badajoz.

15 Déclaration franco-britannique sur la non-intervention. L’Italie y adhère le 21 août. L’Allemagne, le 24, l’URSS, le 28.

Septembre

3 Les nationalistes contre-attaquent victorieusement à Majorque.

4 Gouvernement Largo Caballero.

5 Chute d’Irun.

9 1ère réunion du Comité de non- intervention

13 Chute de Saint-Sébastien.

29 Fin du siège de l’Alcazar de Tolède.

27 Franco est nommé généralissime.

Octobre

1er Franco, chef de l’Etat.

7 Début de la marche sur Madrid.

Octobre-décembre

Bataille de Madrid.

LUIS COMPANYS

(1883-1940) Ancien président de la Généralité de Catalogne. Il se proclama Président de la République de Catalogne (31 Juin 1936). Réfugié en France en Février 1939. Arrêté par le gouvernement de Vichy, il fut remis par la Gestapo à Franco qui le fit fusiller à Barcelone.

Au moment des évènements de Figols, la Catalogne s’était déclarée République de Catalogne le 14 avril 1931 par le colonel Macias quelques heures seulement avant la République Espagnole et avait créé un gouvernement : la Généralité de Catalogne.

Esquerra Républicana dirigée par Companys avait remporté les élections en avril 1931.

Lorsque les Cortés abordèrent en Septembre 1931 le débat constitutionnel elles se trouvèrent en présence d’institutions autonomes en plein fonctionnement. La République Espagnole fut définie comme « Etat intégral compatible avec l’autonomie des Régions ».

Mais chaque fois qu’une Région demanda son autonomie elle se heurta au pouvoir central qui interprétait cette démarche comme une rupture propre à alarmer le patriotisme espagnol.

Les mouvements de cette époque s’inscrivent donc à la fois dans le cadre d’une recherche d’autonomie et d’un soulèvement populaire. Ce qui explique en bonne partie les fins de non-recevoir essuyées par la délégation de Figols auprès de Madrid.

L’autonomie de la Catalogne ne fut effective qu’à l’été 1932 avec toutefois des pouvoirs amoindris.

En 1934 les mineurs des Asturies se soulèvent, soulèvement férocement réprimé par l’armée commandée par Franco. Le général Yagüe se distingue par ses exactions.

Companys proclame alors l’Etat Catalan dans la République Espagnole. Mais le général Batat sur lequel il comptait se rangea du côté du pouvoir central et Companys fut emprisonné.

Les Cortés élues en 1936 remettent en vigueur le statut catalan et gracient les condamnés.

Le 31 juin 1936 Companys se proclame Président de la République de Catalogne.

Ce petit résumé afin de montrer combien les dissensions entre les pouvoirs influaient sur les mouvements en Catalogne, sans compter le patronat qui en profitait pour pressurer outrageusement les ouvriers.

EXTRAITS DE HISTORIA 1971 :

...« Les anarcho-syndicalistes, exaspérés par la montée du chômage et le renforcement de l’appareil policier, recouraient à nouveau aux méthodes terroristes en honneur sous le règne d’Alphonse XIII.

Une petite guerre chronique s’engage entre la CNT et les milices prétoriennes. En juillet 1931, à Séville, la CNT lance un ordre de grève générale pour protester contre la mort d’un gréviste, tué par la police au cours d’une bagarre. Des combats de rue se déroulent pendant trois jours dans la capitale andalouse. Le 6 janvier 1932, à Arnedo (province de Logroňo) la Benemerila (garde civile) tire sur une manifestation ouvrière. Bilan : 6 morts (dont 4 femmes) et 30 blessés. Quelques semaines plus tard, à la fin de janvier, une tentative de soulèvement ouvrier est étouffée à Figols, dans le bassin minier du Haut Llobregat (province de Barcelone). Cent quatre anarchistes, dont le fameux Durruti, sont alors déportés en Guinée espagnole. A cette époque, on estime à 400 morts (dont 20 gardes) et à 3000 blessés le chiffre des victimes de cette petite guerre sociale, au cours des dix-huit mois écoulés depuis la proclamation de la République.

L’épisode le plus dramatique se situe un peu plus tard en janvier 1933. Pour célébrer l’anniversaire du mouvement de Figols, les anarchistes organisèrent dans tout le pays une série de grèves, d’attentats et de manifestations. Ces tentatives furent aisément réprimées. Mais dans quelques communes de la province de Cadix, la grève des journaliers agricoles prit une allure de jacquerie.

Un détachement de la garde d’assaut aux ordres du capitaine Rojas, entreprit de fouiller maison par maison le hameau de Casas Viejas, dont les habitants avaient proclamé l’avènement du « Communisme libertaire ». Un vieux militant anarchiste connu sous le sobriquet de « Seisdebos » se barricada dans sa maison avec ses enfants, ses petits-enfants et deux voisins. On était au crépuscule. La nuit s’écoula sans amener de changement. A l’aube, les gardes exaspérés mirent le feu à la masure. « Seisdedos » et sa famille périrent dans les flammes. Au cours des heures suivantes, le capitaine Rojas donna l’ordre de fusiller onze personnes.

Les évènements de Casas Viejas provoquèrent des provocations unanimes. Le président Azaňa fut interpellé aux Cortès par les porte-parole de la gauche et de la droite.

Le châtiment exemplaire infligé au capitaire Rojas (vingt ans de prison) ne suffit pas à calmer l’opinion. Les ouvriers qui, depuis longtemps, avaient surnommé l’austère président Alcala Zamora « Alfonso en rustica » (Alphonse en édition brochée, sans uniforme chamarré) pensaient que, décidément, rien n’avait changé en Espagne.


Mémoires d’un évadé d’un des camps de concentration de Franco

Camp « La Merced » (Pampelune, Navarre)

Récit de Balthasar Martinez

Traduit de l’espagnol par Lazare Martinez

Ces mémoires ne se targuent d’aucune littérature, j’ai beaucoup de carences à ce sujet, mais elles se veulent surtout la narration des injustices et souffrances que nous avons dû supporter moi et mes camarades dans ce camp de concentration.

Arrivée dans le camp de concentration

La majeure partie des prisonniers de guerre de ce camp provenait de France en passant par Hendaye. Une grande partie de ces hommes, devant les traitements que leur réservaient les autorités françaises, se portèrent volontaires pour le camp de Franco, pensant que celui-ci serait plus indulgent envers eux. D’autres qui, comme moi, avaient de la famille en France et qui pensaient obtenir l’autorisation de les rejoindre sortaient des camps français et partaient à la dérive. Mais les évadés de ces camps, moi y compris, atteignaient rarement leur objectif. Les militaires, les gendarmes, les autorités françaises et les gardes civils poursuivaient sans relâche ceux qui arrivaient à s’échapper des camps de concentration français. Ceux qui étaient arrêtés par l’une ou l’autre des autorités étaient conduits à la frontière à Hendaye, sans autre forme de procès, comme personnes indésirables. C’est ainsi, qu’après de nombreuses souffrances et avatars, je fus conduit à la frontière espagnole.

C’est là que les phalangistes, aidés par la Guardia Civil, sans fouille ni interrogations, nous enfermèrent dans des wagons à bestiaux et sous bonne garde nous conduisirent au camp de Pampelune.

On nous fit descendre un par un des wagons, entre deux files des serviteurs de l’ordre de Franco. Inutile d’espérer s’échapper, ni avec les autorités françaises ni avec celles d’Espagne. Quelques-uns tentèrent de le faire à la sortie des wagons et subirent un traitement terrible.
Conduits en file indienne, sous la menace des fusils de la Guardia Civil, nous fûmes conduits à la « Merced ». L’entrée dans le camp se fit sans la moindre inspection. En entrant dans ce camp on se sentait tout de suite aussi mal en point que tous ceux qui s’y trouvaient déjà.

Le lendemain une voix annonça dans la minuscule cour : « Que ceux qui sont arrivés hier se présentent au bureau d’enregistrement ! » Ceux qui nous recevaient dans ce bureau avaient l’air de se méfier les uns des autres, certainement pour des questions de préséance, alors qu’ils disposaient de plus ou moins de responsabilités. Surtout lorsque la police française avait adjoint au prisonnier une note explicative, puisqu’ils ignoraient totalement le français.

Chacun des prisonniers subissait alors dans ce bureau un interrogatoire interminable, mais c’était inévitable, il fallait en passer par là.

Dans le bureau d’enregistrement

Un caporal de la Guardia Civil trônait fièrement, entouré de trois ou quatre secrétaires.

Le caporal : « Comment vous appelez-vous ? quel âge avez-vous ? où êtes-vous nés ? où vous trouviez-vous lors de l’explosion de notre glorieux mouvement ? » Le prisonnier répondait chaque fois aux questions qui lui étaient posées. Les secrétaires, sans lever la tête notaient tout ce que le prisonnier disait. Alors le cabot le regardait de haut en bas et lui disait : « Vous pouvez partir, mais n’oubliez pas de passer chez le coiffeur. » Celui-ci se trouvait justement en face et nous coiffait promptement, la boule à zéro. Là s’arrêtaient momentanément les ennuis.

A ce moment le prisonnier s’interrogeait : « Mais ces gens vont se renseigner certainement au village que j’ai déclaré ? » Intérieurement nous nous résumions : « Mais personne ne peut donner des renseignements, car personne ne me connaît davantage que moi-même, et moi-même je ne connais pas le pays que je viens de déclarer. » Le prisonnier demeurait alors abandonné dans ces locaux immondes, suspicieux de soi-même.

Ordre moral des prisonniers

Bien que la peur et la méfiance soient le quotidien des prisonniers, il y avait toujours quelqu’un qui plaisantait, certains racontaient des histoires drôles, d’autres se promenaient en long et en large, réfléchissaient ou pleuraient en sourdine accroupis dans un coin.

Cela montrait que ceux qui plaisantaient et leur entourage pensaient obtenir une solution favorable, alors que les autres qui réfléchissaient ou pleuraient dans leur coin ne voyaient aucune issue satisfaisante.

Au cours du temps, nous faisions connaissance les uns avec les autres, le temps de localiser les moutons introduits parmi nous. Quoique la règle pénitentiaire soit sévère et même criminelle, nous avions reconquis notre moral d’espagnols et les souffrances et vexations se faisaient moins insupportables qu’au début. Finalement les plaisantins arrivaient à créer une sorte d’évasion pour ceux qui aimaient discuter plus sérieusement et ouvertement. Malgré tout il fallait rester réservé et toute chose n’était pas bonne à dire.

L’ordre dans le camp

L’ordre dans le camp était assuré par un commandant de l’armée, un lieutenant et un caporal de la Guardia Civil, et deux sergents. Il y avait aussi un sergent blessé par les forces républicaines et trois ou quatre officiers de la Phalange qui se relayaient chaque semaine. De plus, six ou sept caporaux de l’armée qui étaient particulièrement efficaces dans les châtiments. Selon quelques informations de toute confiance, l’un d’entre eux faisait partie des pelotons d’exécution.

L’acharnement sur les prisonniers était, de la part des autorités du camp, particulièrement inhumain. Rassemblements, rondes de prisonniers, coups pour obtenir des déclarations sous contrainte.

Cela consistait à présenter des photographies de personnes qui avaient été tuées dans la zone républicaine et à les accuser de leur assassinat. La terreur était telle que le 15 avril 1939, suite à ces traitements injustes et pris par une crise de folie désespérée, le prisonnier Hullet Ferrer se jeta du troisième étage. Le 18 du même mois un autre prisonnier dénommé Maňo originaire de Balabastro mit ainsi, comme l’autre, fin à sa vie.

La contagion du suicide chez les prisonniers était telle que les sentinelles qui se tenaient à l’intérieur du camp réussirent à arrêter deux autres tentatives de suicide d’hommes qui ne pouvaient plus supporter une vie infâme digne plutôt des bêtes que des hommes. Devant une discipline aussi rigoureuse la contagion du suicide ne cessait d’augmenter.

Les responsables du maintien de l’ordre à l’intérieur avaient décidé de mettre des gardes militaires qui circulaient parmi nous avec la baïonnette au canon. A deux reprises les gardes arrêtèrent deux autres candidats au suicide qui tentaient de se suicider par défenestration comme les deux premiers.

De la même façon, ils ordonnèrent de mettre des forces de carabiniers et militaires à l’extérieur du camp de la « Merced » comme au pied du fronton de pelote basque puisqu’il y avait là-bas aussi une centaine de prisonniers. Un prisonnier qui tentait d’ouvrir une fenêtre fut blessé à la main par un tir de fusil d’un carabinier de faction.

Il y avait aussi l’ordre express d’assister à la messe que célébrait tous les dimanches, dans la cour, le curé du camp. Ceux qui essayaient de s’y soustraire, en se cachant dans les wc ou autres endroits, étaient pourchassés par les capos. Ils étaient alors ramenés au premier rang à grand coups de fouets.

Un autre dimanche, à la place du curé, un autre prêtre célébra la messe. Il était, paraît-il, lieutenant-colonel des Boïnas rojas (Bérets rouges). Ce Monsieur le curé, la messe dite, au lieu de s’occuper des mystères de l’Eglise, s’avança vers les prisonniers pour leur parler de la guerre. Après avoir encensé Franco, son Armée et le glorieux mouvement national, il attaqua sur les « rouges », nous traitant de crabes, lévriers (!), lâches, sacrilèges, violeurs, assassins, prédateurs de biens privés, destructeurs de la civilisation et autres propos de bravache. Cet homme déversait sa bile, lui qui savait comment un peuple laborieux pouvait se montrer courageux au combat, alors qu’il nous tenait à sa merci sans défense et soumis à un sort cruel sans précédent.

C’est pour ça que sur les murs, portes et autres lieux visibles se trouvaient de grands panneaux sur lesquels, entre autres inscriptions louant le régime de Franco et ses martyrs, il y avait :

« Dans les camps de Franco, il n’y a pas de terreur, il y a de l’amour »

Déclaration devant l’assemblée de classement

Dans un quartier militaire de Pampelune, il y avait une Assemblée de classement des prisonniers. Lorsqu’il avait passé une paire de mois dans le camp, le prisonnier était appelé devant cette assemblée pour faire sa déclaration sous serment.

Cette assemblée était composée d’un lieutenant-colonel de l’armée, d’un commandant et d’un capitaine de la Guardia Civil, d’un lieutenant et quelques caporaux de l’armée. Il y avait aussi quelques messieurs réquétés (troupes carlistes coiffées du béret rouge et portant un brassard vert avec une croix) et phalangistes dont j’ignore le grade.

La déclaration reposait toujours les mêmes questions : « Comment vous appelez-vous ? quel âge avez-vous ? où êtes-vous nés ? comment s’appellent vos parents ? où vous trouviez-vous quand le mouvement a éclaté ?avez-vous appartenu au SIM (Service d’Investigations Militaires dans la zone républicaine) ? avez-vous appartenu aux patrouilles de contrôle (!) ? combien de temps avez-vous été en guerre ? à quelle organisation ou parti politique apparteniez-vous ? êtes-vous catholique ? avez-vous volé ? avez-vous commis des sacrilèges ? avez-vous commis un crime quelconque pendant le mouvement ? »

Le prisonnier répondait au fur et à mesure aux questions. A certains on montrait des photographies de gens qui selon eux avaient été tués par des rouges. Rare était le prisonnier que l’assemblée emmenait sur le champ. Il fallait une grande imprudence du déclarant pour qu’il soit arrêté immédiatement et soumis aux décisions de cette assemblée.

Autrement le prisonnier était reconduit au camp, sans autre explication, pour y attendre son sort.

Quelques-uns étaient appelés à déclarer une deuxième fois. Ceux-ci étaient alors classés définitivement. Certains revenaient avec leurs documents en règle pour retourner au pays. D’autres étaient expédiés à la prison de Pampelune. D’autres encore au pénitencier de San Cristobal. Il y en avait qui étaient envoyés dans des camps de travail dont le recrutement se faisait à Miranda de Ebre.

Les prisonniers qui restaient dans le camp après leur première déclaration étaient journellement maltraités par les caporaux de la Guardia Civil. L’ordre intérieur du camp était renforcé afin d’éclaircir la situation de tous ces prisonniers qui n’avaient donné ni leur véritable nom, ni leur adresse exacte. Dans ce but, ils organisaient les prisonniers en formation militaire à de nombreuses occasions, terminant même par une formation en compagnies. Ils donnèrent alors l’autorité à ceux qu’ils avaient formé en exigeant même de ceux-ci une responsabilité accrue vis-à-vis des autres prisonniers.

Le caporal de la Guardia Civil continuait ses interrogatoires montrant des photographies et de fausses déclarations de personnes inconnues de l’interrogé. Lorsque le caporal n’obtenait pas les aveux qu’il souhaitait il lui administrait généralement une forte raclée. La raclée la plus atroce que subit un prisonnier fut administrée à un certain Arias qui était un ancien champion de boxe. Il avait, d’après certains, appartenu au SIM. Après cette mémorable bastonnade nous le vîmes, un beau matin, complètement nu dans la cour. Quelques temps plus tard, sous la menace des fusils, deux gardes civils l’emmenèrent et l’on n’entendit plus parler de lui.

Ce qu’il y avait aussi de terrible, c’est qu’après nous avoir imposé le silence, deux ou trois individus se présentaient et annonçaient les noms de quelques prisonniers. Lorsqu’ils répondaient, on leur demandait de prendre leur sac et leur couverture [2] et on les embarquait.

La terreur devenait alors palpable au milieu des prisonniers, comme si la mort venait d’apparaître. On savait en effet, par des indiscrétions, que tous ceux qui étaient appelés ainsi, au petit matin, allaient directement au peloton d’exécution.

Cet appel du matin fut abandonné lorsqu’à la fin plus personne ne répondait à l’appel des noms. Leur recherche au milieu des prisonniers aurait par ailleurs créé un véritable tumulte et nui gravement à l’ordre qu’ils voulaient faire régner dans le camp. Cela confirmait donc que ces appels ne se faisaient pas sur ordre des autorités, mais étaient plutôt la suite de dénonciations ou vengeances de pays d’origine.

Bien que les détenus soient organisés en compagnies, le désordre administratif régnait parmi eux. Ceux qui avaient été désignés pour nous contrôler étaient incapables de déterminer l’identité de chacun. En effet, nous permutions en permanence de nom les uns avec les autres et personne ne s’y retrouvait. La situation de confusion était arrivée à de telles extrémités que, d’accord ou non avec la direction du camp, une méthode fut mise au point pour débusquer certains prisonniers : on annonçait à la porte du bureau que untel avait reçu un mandat de tant de pesetas à retirer au bureau. L’imprudent qui tombait dans le piège était immédiatement arrêté et partait pour une direction inconnue de nous autres.

Cette manœuvre ne pût pas se renouveler très souvent car le bruit s’en répandit très vite bien que nous soyons 3000 détenus.

Les prisonniers recevaient du courrier, quelques-uns sous un faux nom. Le courrier était distribué par appel au milieu de la cour puis jeté par dessus les têtes dans la direction supposée de son destinataire puisqu’aussi bien personne ne répondait présent.

Les 3 et 4 juillet, pendant tout un après-midi, ils organisèrent une ronde de prisonniers. Après nous avoir fait descendre dans la cour, la ronde faite, ils installèrent un garde civil tous les 8 ou 10 mètres. Ceux-ci, une photographie à la main parcouraient la ronde à la recherche du prisonnier dont ils avaient la photo. Ils n’obtinrent aucun résultat et ce n’est qu’à la tombée du jour qu’ils nous firent rompre la formation. Au cours de ces rondes quelques-uns très fatigués tombaient lourdement. Ils n’en tenaient aucun compte sauf que quelques fois certains étaient enlevés de la cour complètement évanouis.

Quand la chiourme trouvait que les détenus se montraient moins abattus, elle cherchait une nuisance quelconque pour continuer à les tourmenter. Cela consistait parfois à prendre un prisonnier au hasard, le conduire au garde civil qui l’interrogeait sadiquement : « pourquoi vous trouvez-vous dans ce camp ? qu’avez-vous fait dans la zone rouge ? »

Le prisonnier répondait comme il pouvait mais le caporal jamais content lui montrait alors 14 ou 15 photographies et demandait : « connaissez-vous ces personnes ? » Naturellement le prisonnier ne connaissait personne et ne savait pas de quoi il s’agissait. Alors le caporal lui disait : « c’est vous qui avez tué tous ces gens » et sans attendre de réponse il s’acharnait sur lui à coups de cravache. Et ce maudit caporal frappait jusqu’à ce qu’il s’arrête d’épuisement.

Cela se répandait dans tout le camp comme une traînée de poudre et la terreur s’introduisait partout faisant disparaître le léger mieux que ces messieurs de l’ordre du camp avait constaté auparavant.

Cas très spécial : un jour un jeune homme, poussé par la faim, osa prendre un morceau de pain dans le local de la cuisine. Mais comme parmi nous, il y avait toujours quelques mouchards, un de ces maudits délateurs le dénonça à la Guardia Civil.

Le caporal de la chiourme le prit, lui lia les mains derrière le dos, et le montrant à la première compagnie comme un voleur, il commença alors à coups de ceinturon à lui infliger une première correction. Il l’emmena ensuite devant la deuxième compagnie, répétant « vous avez devant vous un petit voleur qui vaut ni plus ni moins que vous-mêmes ». Il lui infligea un second châtiment. Et, semblable au chemin de croix du Christ, il fut conduit devant la troisième compagnie où il tomba mortellement atteint, blessé par les coups et saignant par tous les pores. Deux caporaux l’enlevèrent alors et l’on n’entendit plus parler de lui. Le bruit courait parmi les détenus qu’il était mort dans la nuit.

Lorsque les détenus avaient un moment de répit, résonnait alors le rassemblement d’urgence. Les caporaux militaires accomplissaient alors leur mission en frappant à droite et à gauche sans discernement. Pour accélérer le rassemblement, en bas de l’escalier se trouvait un capo qui donnait les premiers coups de cravache sur les épaules. Le dernier caporal, en bas de l’escalier était celui que nous surnommions « le bossu » ou « le borgne », car il l’était vraiment. Il était natif de Tren (Lérida) et c’était celui-là même qui appartenait au peloton d’exécution.

Une nuit, de façon inopinée, un lieutenant-colonel se présenta au camp. Celui-ci avait été détenu dans nos camps. Avec des manières parfaitement correctes il nous annonça la chute de Madrid. Le directeur du camp nous dit ensuite : « Comme tout le monde se trouve libéré par notre glorieuse Armée, la communication est rétablie dans toute l’Espagne. Je vous conseille donc d’écrire chez vous afin d’obtenir des garanties pour sortir librement du camp ».

Ce lieutenant-colonel ne devait pas être très bien informé sur la reddition des forces républicaines à Madrid (celle-ci eut lieu le 28 avril 1939). Le lendemain matin nous fûmes informés avec toute certitude que les informations du lieutenant-colonel étaient fausses. Nous retrouvâmes alors un peu de bonne humeur.

La Guardia Civil se rendit compte de l’ambiance joyeuse des prisonniers et en profita pour montrer de quel bois elle se chauffait. Ce jour-là au moment de descendre dans la cour pour prendre le repas il y eût des coups, des corridas, rassemblements, formations de rondes et mises en rangs. Un officier, parce qu’un détenu n’était pas bien aligné, se mit à le rouer de coups puis se retourna vers le sergent et le gifla jusqu’à plus soif. Notre seule défense restait le silence et supporter l’humiliation.

Un beau jour un officier de la Phalange se présente, de garde, au camp. Il commence à protester contre les injustices dont nous étions victimes. Il accusait les militaires des très mauvaises conditions dans lesquelles on nous maintenait et de la mauvaise qualité du « rancho » (nourriture, synonyme du rata en français) et la guardia civil de mauvais traitements. Les protestations de cet officier, même s’il subsistait quelques doutes quant à leur sincérité, donnaient à penser à nombre de détenus qu’ils avaient quelques droits à réclamation. Entre doutes et semi-optimisme il s’écoula environ deux semaines. Après ces quelques jours tout se termina. Lorsque cet officier phalangiste prit sa garde pour la troisième fois, il était pire que ses prédécesseurs.

Un exemple de ces procédés sauvages : après avoir beaucoup critiqué l’attitude des autres chefs et officiers il fait une descente à la troisième compagnie où il trouve un jeune homme alité avec trente neuf degrés de fièvre. Il s’approche, et sans rien dire, il lui lance un grand coup de pied dans le ventre et lui ordonne de se mettre debout. Le jeune homme essaie de se relever comme il peut quand l’officier, sans faire de détail, lui assène deux gifles. Il l’attrape par le bras et l’oblige alors à se tenir au garde-à-vous exigeant qu’il garde cette position pendant une heure le bras levé en signe de salut fasciste. Pour s’assurer que ce châtiment sera exécuté il met de garde deux autres prisonniers sous la menace de leur faire subir le même sort si la sanction ne va pas à son terme. Cet officier espérait que le premier condamné tomberait avant, ce qui ne tarda pas d’arriver. Il entra alors, le roua de coups de pied et ordonna aux deux autres de jeter une couverture sur le corps. Celui-ci fut alors transporté à l’infirmerie puis à l’hôpital et nous ne sûmes plus rien de lui.
Un autre jour, entrant dans une autre compagnie, il décida que le balayage était mal fait. Il avisa deux jeunes gens qui se trouvaient proches, les gifla, puis mettant la compagnie au garde-à-vous il les insulta de toutes les façons possibles. Le silence restait la seule force et la seule consolation des prisonniers.

Il s’introduisait dans le camp des orateurs de la Phalange et des missionnaires religieux. Les premiers s’adressaient aux détenus sous forme de conférences, les seconds s’introduisaient ouvertement au milieu des prisonniers parlant de leurs convictions spirituelles. La nuit tombée, ils réunissaient leurs adeptes, les tartuffes ne manquant pas, et les faisaient chanter. Les plus délurés racontaient des histoires drôles ou des contes et tout se terminait par une prière aux disparus pour la Patrie et pour le Roi.

Il est évident que les phalangistes et les réquétés n’avaient pu démarrer leurs activités que lorsque la commission de classification avait expurgé tous ceux, qui à leur idée, représentaient la lie où étaient les indésirables. La discipline devint alors un peu moins rigoureuse puisque l’effectif avait diminué ; et même lorsque les détenus du fronton de la pelote basque eurent rejoint le camp de la « Merced », nous n’étions plus que mille deux cent.

Un jour un phalangiste donna une conférence à une tribune improvisée dans la cour où il nous dit : « Nous savons que vous êtes maintenant convaincus que vous avez perdu la guerre et qu’avec elle vous en avez fini avec la cécité du communisme. Si vous savez reconnaître les faits, vous pouvez vous attendre à une vie meilleure que celle que vous avez eue jusqu’à présent. Si vous ne l’acceptez pas, vous passerez les 10 à 12 ans qui vous restent à vivre dans les conditions actuelles ou peut-être pires. Seuls ceux qui le méritent recouvreront la liberté et le bien-être. »

Il s’étendit ensuite sur diverses considérations louant le mouvement phalangiste. Cet homme fut correct et par son discours il tentait de stimuler les détenus. Quelques prisonniers applaudirent l’orateur et je les vis entreprendre une conversation avec lui, le fond de l’entretien portant surtout que quel était leur avenir s’ils n’obtenaient pas la fameuse caution. Il semblerait que cet homme après leur avoir parlé de la situation du camp leur fit des promesses mais sans aucun engagement. Mais au cours de cette nuit, après l’extinction des feux, trente prisonniers furent enlevés et disparurent à jamais. Devant ce cas qui ne s’était pas présenté depuis longtemps plusieurs hypothèses se présentèrent à notre esprit. On pouvait supposer que ces trente-là étaient ceux qui avaient donné leur nom et que la Phalange tenant ses promesses avait libérés. D’autres disaient qu’ils pouvaient avoir été fusillés. On les soupçonnait aussi d’être des espions qui avaient terminé leur mission parmi nous et fait coïncider la venue de l’orateur avec leur sortie spectaculaire ressemblant à celle des fusillés. La réalité c’est que plus jamais nous n’en entendîmes parler.

Semaine sainte à Pampelune

Pendant les jours de la semaine sainte il arriva des choses extraordinaires dans le camp, l’une d’elles en particulier étant la préparation à la confession générale de tous les prisonniers.

A cet effet, une salle occupée par une compagnie de 120 détenus dut déménagée et ses occupants répartis dans d’autres salles qui étaient elles-mêmes surchargées. La salle vide restait à la disposition des prêtres et de ceux qui désiraient se confesser.

Une douzaine de chaises furent installées et lorsque tout fut prêt, trois curés invitèrent les volontaires pour la confession. Le Jeudi Saint dans la matinée, la salle était déserte. Seuls les prêtres et quelques curieux, de ceux qui avaient pu décrocher une mission pour venir au camp, occupaient la salle.

Après le « rata » de midi on nous mit au garde-à-vous dans la cour et les curés, les uns après les autres, firent un prêche pour inciter les gens à aller se confesser. La prédication terminée nous nous dispersâmes. Il y eut entre les prisonniers diverses opinions et quelques légères discussions, mais, dans l’après-midi, la salle se trouva remplie par ceux qui allaient se confesser. Les curés eurent alors un incessant travail à poser des questions, pour beaucoup d’entre elles d’ailleurs assez extravagantes aux dires des hypocrites qui se soumettaient à la confession.

Il semblait que toutes les questions fussent orientées à des fins politiques. Les prêtres répétaient les mêmes questions que la commission de classement, demandant s’ils connaissaient à l’intérieur comme à l’extérieur du camp des gens qui auraient commis des viols, sacrilèges ou assassinats. Quoique cette confession fut une véritable plaisanterie pour les détenus, les religieux étaient profondément satisfaits puisque les trois quarts des prisonniers du camp avaient fait du bon travail.

Arriva le jour, si je me rappelle bien, du Vendredi Saint où une grande messe fut célébrée pour la communion. Celle-ci fut dite par un évêque qui était là expressément pour donner la communion aux prisonniers qui s’étaient confessés. Ceux-ci se présentèrent accompagnés par leurs confesseurs et par le curé basque, un dénommé Thomas. Si, parmi l’assemblée, il y avait quelqu’un d’honorable et de grand cœur, c’était bien lui.

Avec une grande solennité un autel fut élevé dans la cour. Les détenus étaient obligés de se tenir au garde-à-vous devant l’autel sauf évidemment ceux qui parvenaient à s’enfermer dans les toilettes et que personne, même à grands coups, n’aurait pu faire sortir de là. Avec la patience dont font preuve ces gens, l’évêque passait de l’un à l’autre, lui faisant avaler la mitre ! Cette opération dura une heure et demi. De nouveau certains s’évanouirent car la cérémonie dura trois heures au total.

Hygiène

La question de l’hygiène était très éprouvante. La « Merced » était autrefois un séminaire et ses bâtiments composés de larges nefs réunissaient les pires conditions pour un camp de concentration. Les habitations manquaient de ventilation et leur capacité pour 3000 prisonniers était nettement insuffisante. Les planchers et plafonds étaient rongés et brisés. Les rats montaient des égouts et dans la nuit couraient sur nos corps en véritables processions et parfois mordaient quelques mains qui dépassaient. Les gens étaient véritablement entassés.

Avant le couvre-feu chacun s’asseyait en allongeant les jambes de façon à marquer son territoire pour la nuit. Ceux qui oubliaient de faire cette opération étaient obligés de passer la nuit dans les passages extérieurs ou, souffrant du froid, de s’enfermer dans les toilettes où ils passaient la nuit debout ou accroupis. Il est impossible d’imaginer l’état dans lequel ils se trouvaient au lever avec la couverture et vêtements souillés d’immondices.

Il était impossible de changer de sous-vêtements pour autant qu’on en ait. A l’arrivée du camp chacun avait plus ou moins, dans son paquetage, quelques sous-vêtements, mais ceux-ci comme tous les objets qui intéressaient la Guardia Civil leur étaient dérobés. Pour cela, ils procédaient ainsi : deux ou trois gardes civils se présentaient à l’entrée des bâtiments, ordonnant de rester debout paquetage au pied. Deux prisonniers devaient alors prendre une couverture tendue aux quatre coins, un garde restant à la porte, les autres commençant le ramassage des sous-vêtements. Ceux-ci étaient ce qui les intéressait davantage. Devant chacun ils demandaient : « Ouvre ton paquetage ». Le prisonnier sortait quelques effets les étalant comme s’ils étaient mis à la vente. Les gardes se regardaient mutuellement de côté puis se jetaient à l’assaut de quelques misérables objets et dépouillaient celui-ci de tout ce qui les intéressait.

Quand ils estimaient en avoir assez, ils disaient : « Quelqu’un se trouve-t-il en possession d’un rasoir, couteau ou quelque objet coupant ? Si quelqu’un en possède, il vaut mieux les donner avant que nous les découvrions. » Ils se retiraient avec leur butin. Quelques jours après, la même opération se répétait jusqu’au dépouillement complet des détenus y compris ardoises, crayons et papier. Les prisonniers comprirent alors que l’unique façon de sauver quelques vêtements était de les porter sur soi. Les gardes en arrivèrent un jour à faire se déshabiller un garçon qui avait mis trois chemises les unes sur les autres et ne lui laissèrent que la plus minable. Ils arrivèrent même à piquer des couvertures qui ne leur paraissait pas trop mauvaises en disant au prisonnier : « Nous t’en donnerons une autre ». Mais le prisonnier restait alors sans couverture.

Pour toutes ces raisons les détenus ne pouvaient pas pratiquer une hygiène corporelle. Les poux nous envahissaient à tel point qu’au lieu de les tuer un par un, nous les repoussions de nos corps d’un revers de main comme s’il s’agissait de paille ou de poussière.

Dans l’infirmerie officiaient un infirmier et un médecin, enfin soi-disant car on ne le voyait jamais dans le camp. L’infirmerie était un petit local rempli par trois lits malpropres toujours occupés par un malade ou un autre. Quand le malade était à l’agonie on le transportait à l’hôpital, enfin plutôt à la morgue de l’hôpital. De nombreux détenus sortirent ainsi du camp de concentration. Parmi ceux-ci on en vit quelques-uns revenir dont un de mes amis. Il nous expliqua que les religieuses s’étaient très bien comporté avec lui car il avait su se soumettre à toutes les coutumes qui existaient dans cet hôpital. Mais il reconnut qu’il y avait des mauvais traitements sur d’autres prisonniers malades.

Au fond de la cour, il y avait des robinets qui devaient servir à la toilette et à la douche. Mais c’était inaccessible car pour arriver aux robinets, il fallait se déchausser et remonter le pantalon jusqu’aux genoux.
La gale, le typhus, les bronchites aigües, les pneumonies et les débuts de tuberculose étaient le résultat de la mauvaise hygiène du camp. Finalement ils acceptèrent les demandes répétées d’un médecin qui se trouvait prisonnier dans le camp, mais cet homme se trouvait dans l’impossibilité d’accomplir sa tâche comme il le désirait. Il manquait de lits pour accueillir les nombreux malades qui se traînaient dans toutes les pièces, de médicaments, de matériel sanitaire et quelques fois l’aspirine même venait à manquer. Devant ce désastre, les autorités se virent obligées de vacciner tous les prisonniers contre la tuberculose, mais ces mesures arrivèrent trop tard pour quelques détenus. Je me rappelle de la mort affreuse d’un ami originaire de Berga (Barcelone), mort abominable qui frappa aussi un grand nombre de détenus.

L’alimentation et les repas dans le camp

Le petit déjeuner était composé d’orge et de seigle cuits et c’était tout jusqu’à midi où l’on servait le « rancho » (rata) qui ne variait jamais : un plat de fèves cuites, souvent à moitié crues, et un morceau de pain. Le pain était du pain d’orge et autres mélanges d’une ration d’environ 150 grammes. Avant de servir le rancho, on nous faisait chanter pendant trois quarts d’heure pour Dieu, pour la Patrie, pour le Roi et le Cara al Sol (hymne franquiste à la gloire de Franco). Un officier des réquétés était tenu de nous faire respecter rigoureusement ces formalités. Le malheureux qui négligeait de chanter était giflé, traîné au sol et privé de nourriture jusqu’au soir. Le soir où, pour changer, même chansons (quel petit roquet malicieux ce Monsieur) et même rata : fèves mal cuites et morceau de pain.

Un certain jour, quelques prisonniers qui ne descendirent pas pour avaler leurs fèves furent interrogés par un officier. Il les fit mettre au cachot pendant deux jours. A leur sortie certains d’entre eux furent admis à l’infirmerie et plus tard à l’hôpital cependant que les autres continuaient à manger des fèves à moitié cuites.

Rares étaient ceux qui avaient de l’argent et lorsque quelqu’un recevait un mandat il était rapidement liquidé. Le cantinier, frère d’un sergent de la Guardi Civil, volait honteusement et ouvertement le prisonnier sachant que celui-ci ne pouvait protester. Dans toutes les circonstances notre devise devait rester silence et soumission.

Une nouvelle importante nous parvient de l’extérieur

Dans une salle de cinéma de Pampelune on projetait un reportage sur la Guerre d’Espagne où l’on voyait l’aviation de l’armée républicaine mitraillant les troupes franquistes. Les habitants de Pampelune se mirent en colère et demandèrent la tête de tous les prisonniers qui se trouvaient dans le camp de la « Merced ». Un certain nombre de ces énergumènes se présentèrent à la direction du camp en réclamant nos têtes. Les autorités refusèrent évidemment d’accéder à cette demande et firent appel à une compagnie militaire pour rétablir l’ordre. Cet instant fut pour nous un moment curieux, à la fois d’abattement et de stimulation, car dans chaque visage on lisait le désir d’en découdre si le cas s’en présentait. Nous étions décidés à vendre chèrement notre vie. L’ordre fut rétabli dans le camp ainsi qu’à l’extérieur et nous retrouvâmes notre calme tout en gardant une forte méfiance envers les habitants de Pampelune.

Ma sortie du camp

Les habitants de Pampelune fêtent de manière démesurée la Saint Firmin. Je me rappellerai toute ma vie le 8 juillet 1939. Il y avait à l’extérieur un grand Carnaval. Cette mascarade pénétra dans le camp et parvint jusqu’aux bureaux de la direction. Fêtards, soûleries dans la nuit, tous se voulaient les frères des prisonniers. Sur le moment j’eus la crainte, et je n’étais pas le seul, que notre dernière heure était venue. Le soir, il n’y eut pas de couvre-feu. Profitant d’un passe que l’un des prisonniers m’avait prêté je sortis du camp de concentration de la « Merced » par la porte. « Comme un oiseau qui fuit les éperviers qui le poursuivent ». Le 10 juillet 1939, je me retrouvai à nouveau en France à la recherche de ma famille.


EXTRAITS DE MEMOIRES SUR LA VIE D’ANTONIA FERNANDEZ SANCHEZ, COMPAGNE DE BALTHASAR MARTINEZ

(...) En 1928, j’arrive à la Ricamarie en provenance d’Espagne. Je vais alors me loger à Bayon, quartier où elle habitait. Quelques mois après mon arrivée nous faisons connaissance et tombons amoureux. Après quelques mois, notre amour grandissant, nous décidons de nous marier. La cérémonie a lieu le 26 juillet 1939 alors qu’elle avait 19 ans et moi 27. (...)

Tout va bien pour nous, mais depuis le 14 avril un évènement politique survient en Espagne, la proclamation de la mal-nommée République des travailleurs. Comme tous les exilés je retourne aussi en Espagne et toujours aux mines de charbon de Figols las Minas. Au début tout va bien. Mais comme il arrive souvent en Espagne et avec les espagnols, tout part bientôt à vau-l’eau : travail, organisation et politique.

Comme tout va mal, les charbons de Berga commencent à mener la vie dure aux ouvrier. Le 18 janvier 1932 se produit un soulèvement populaire subversif. Pendant 9 jours les mineurs sont maîtres de la situation et de tout le bassin minier. Comme le mouvement échoue, l’entreprise a les mains libres pour traiter les ouvriers à sa guise, en jetant 30 à la rue et en mutant 30 autres. (...)

De 1932 à 1936 il n’y avait à Figols aucun moment de repos social. L’entreprise arrive à l’extrême de ne plus payer les salaires qui sont dus. Les travailleurs se mettent alors en grève sur le tas à l’intérieur de la mine. La police, au service du patronat, malmène et pourchasse les ouvriers mettant en détention qui lui semble bon. Dans les maisons, la Guardia Civil multiplie les perquisitions sauvages. Pendant ces perquisitions, Antonia conserve sur elle tout ce qui peut être compromettant. (...)

Elle démontre sa force de rébellion lorsque nous, mineurs, nous enfermons dans la mine pour obliger l’entreprise à revenir sur sa position. A cette occasion, elle anime les groupes de femmes qui manifestent à l’extérieur jusqu’à ce que l’entreprise capitule.

Ainsi nous arrivons au 17 juillet 1936, jour où le fascisme espagnol se soulève contre la République. Une centurie se constitue alors à Figols pour aller se battre contre les fascistes sur le front des Asturies.

Elle reste seule, comme d’ailleurs toutes les compagnes de ceux qui s’étaient engagés, avec seulement une paye de 10 pesetas, somme allouée par le Gouvernement à tout volontaire qui prenait les armes pour aller combattre le fascisme. Au cours de nos divers accrochages avec les fascistes, nous perdons six mineurs. Le personnel de la mine est alors mobilisé à l’intérieur de la mine mais pour ma part je repars pour le front.

La vie devenant alors très difficile, les 10 pesetas étant largement insuffisants, Antonia comme d’autres femmes s’embauche au lavage du charbon. Courageuse, elle fait front sans faiblir aux difficultés extrêmes du moment : la charge de trois enfants dont l’aîné a six ans et ma vieille mère.

Fin 1938, le fascisme enfonce les lignes du front républicain et se répand dans toute la Catalogne comme les chevaux d’Attila. Début 1939 je me retrouve dans un camp de concentration à Pampelune (Navarre). De mon frère je n’ai aucune nouvelle. Je pense qu’il est mort. C’est au camp de Pampelune que j’apprends la mort de ma mère survenue le 13 avril 1939.

Quelques jours plus tard, accompagnée d’Augustine, elle se présente au camp de concentration de Pampelune pour me faire savoir qu’il ne fallait surtout pas demander la sortie pour Figols car c’était dangereux. D’autres déjà qui y étaient retournées y avaient laissé la vie.

Nous convenons alors :

1. Qu’à son retour à Figols, elle prenne les trois enfants et par tous les moyens possibles tente de rejoindre la France.

2. Que de mon côté, même au risque de ma vie, je tenterai par tous les moyens de m’évader du camp.

A son retour à Figols, en compagnie des trois enfants et d’une amie qui avait aussi deux filles, elle part et traversant les Pyrénées, elle se retrouve en Franc quelques jours plus tard.

De mon côté je ne peux m’évader que le 8 juillet 1939, jour de la Saint Firmin, qui est jour de fête, de beuveries et d’oubli pour tous les habitants de Pampelune. Après avoir erré pendant deux jours dans les montagnes de Roncevaux, je passe la frontière au dessus du poste de St Carlos. Sitôt en France, je suis pris par les gendarmes qui me conduisent au camp de Gurs où je suis inscrit au nom de Balthasar Fernandez Sanchez.

Depuis sa visite au camp de Pampelune, nous n’avions aucune nouvelle l’un de l’autre.

Là se présente une situation assez cocasse. Un jour le responsable du camp me demande mes papiers d’identité. Je lui dis que je n’en ai pas vu les circonstances de mon passage en France. « Peu importe, me dit-il, vous vous appelez Balthasar Fernandez Sanchez et un propriétaire vous réclame pour travailler en petite Gironde. » On me fait des documents officiels et direction Bordeaux où l’on s’aperçoit que le véritable Balthasar Fernandez Sanchez est déjà là, installé chez ce patron. Celui-ci m’emmène alors à la sous-préfecture de Langon, rencontre je-ne-sais-qui et me dit en sortant : « vous verrez, vous serez bien ». Le sous-préfet en personne m’emmène alors, en voiture, jusqu’à un camp de réfugiés qui se trouve à Langon même et s’appelle « Château Garros ».

De là j’écris, toujours sous un faux nom, à mon beau-père qui habitait à Entraigues sur Sorgue. Par retour de courrier il m’apprend que ma femme et mes enfants sont chez lui mais que les gendarmes ne cessent de la menacer à plusieurs reprises de la renvoyer en Espagne. Sans attendre ma réponse , elle prend alors les trois enfants et se présente à la porte du camp. Les gens, dans le camp, sont à la fois effarés et stupéfaits de voir le courage, l’imagination et la détermination dont elle avait fait preuve dans toutes ces circonstances.

Le responsable du camp de réfugiés, Mr Manuel Llinas, un homme estimable et bon, avait été chef des communications et téléphones de l’état républicain. Il me promet de faire le nécessaire auprès de la sous-préfecture, ce qu’il fait à temps pour me permettre d’aller vendanger chez Mr. Dubedac.

Quelques mois plus tard, je fais une demande d’embauche aux mines de la Béraudière et en Février 1940 je peux commencer à travailler. Elle reste à nouveau seule à Langon avec les trois enfants et enceinte du quatrième.

La compagnie minière m’attribue deux petites pièces et elle peut alors me rejoindre. (...)

FIN.

[1Ce paragraphe est extrait d’une lettre de mise au point adressée à Fédérica Montsény suite à un article de Séverino Campos paru dans le journal « Espoir ».

[2« Macouto y la manta », paquetage et couverture, correspond à l’expression « avec arme et bagage », qui n’est pas très indiqué ici.


La suite conte alors la guerre au cours de laquelle ils ont la chance de se retrouver en zone « libre », où il travaille dans un camp réservé aux Espagnols.

La famille restera ensuite en France jusqu’à nos jours.

Antonia Martinez est décédée en 1982.

Balthazar en 1988.

Pour compléter avantageusement cette lecture je ne saurais que trop vous conseiller la lecture d’« Hommage à la Catalogne » de George Orwell, celle de « Adresse aux libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937 », par un « Incontrôlé de la Colonne de fer », et enfin « Les fils de la nuit. Souvenirs de la guerre d’Espagne », d’Antoine Gimenez et les giménologues.

Nadarlana



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