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Zoologie queer

mis en ligne le 6 février 2021 - millefolium

« We’re Deer. We’re Queer. Get Used to It. A new exhibit in Norway outs the animal kingdom. » 
Alisa Opar

Cet article est le premier d’une série d’articles s’attardant à des écrits récents enchevêtrant magnifiquement les théories queers et les sciences biologiques. Beaucoup de place sera laissée dans ceux-ci au livre Biological Exuberance, Animal Homosexuality and Natural Diversity, de Bruce Bagemihl, et à l’ouvrage collectif Queer Ecologies, édité par Catriona Mortimer-Sandilands et Bruce Erickson. On trouvera aussi quelques références à Evolution’s Rainbow de Joan Roughgarden. Dans ce premier article, je me contenterai d’énumérer quelques unes des observations d’animaux (principalement des oiseaux et des mammifères considérant que c’est ce que recense Biological Exuberance) ayant des comportements non-hétérosexuels (pour le dire simplement). Dans le deuxième article, je partagerai en grande partie le travail de Bruce Bagemihl visant à dévoiler l’hétérosexisme de la science et spécifiquement de la zoologie. Je crois bien que dans le troisième article, je tenterai d’exposer le grand débat que fait surgir toutes ces occurences de comportements sexuels non-reproductifs chez les darwinistes. Finalement, un quatrième article nous mènera à explorer les contrées bien plus queers de la sensualité du monde, parcemées d’érotisme, de symbiogénèse et de biophilie. Peut-être même que tout ça me donnera envie d’écrire sur le rapport spirituel au monde qu’est pour moi, et pour tant d’amies, l’anarchie. Une anarchie qui ridiculise la recherche désespérée de contrôle sur le monde, qui accueille parfois avec tristesse, parfois avec reconnaissance la variabilité des formes, qui célèbre l’abondance, qui pourfend le suprémacisme humain, qui haït le racisme et le patriarcat et tant d’autres choses encore. Nous en reparlerons.

Bestiaire queer

Nos imaginaires entourant la sexualité des animaux sont vastes et contradictoires. De la bestialité vulgaire qu’on attribue vaguement à tous les animaux sauvages à la monogamie glorifiée des manchots empereurs, tant de choses ont été dites, redites et contredites. Beaucoup de ce qui suit n’est qu’une traduction d’extraits de Biological Exuberance. L’auteur y décrit des comportements sexuels avec une extrême froideur scientifique avec pour objectif de visibiliser une partie jusqu’alors oblitérée de ce que sont ces sexualités animales. Notons que dans ces extraits, on décrit des scènes d’affection, de séduction, d’organisation familiale, mais aussi de violence sexuelle.

CW : Violences sexuelles.

 Le protozoaire unicellulaire Tetrahymena thermophilia possède sept sexes différents et peut se reproduire en 21 combinaisons.

 « Les botos mâles [dauphins d’eau douce vivant en Amazonie] participent à une grande variété d’interactions homosexuelles, incluant des copulations au cours desquelles ont lieu trois différents types de pénétration : un mâle peut insérer son pénis en érection dans la fente génitale de son compagnon, dans son anus ou dans son évent [blowhole]. Ils peuvent aussi frotter leurs ouvertures ou leurs sexes les uns contre les autres. Les couples de mâles qui interagissent sexuellement affichent une grande affection l’un pour l’autre, se caressant avec leur bec ou leurs nageoires, s’éfleurant constamment, nageant côte-à-côte en gardant toujours un contact physique, allant respirer à la surface simultanément, ou jouant et se reposant ensemble. Un boto mâle a été aperçu prenant délicatement la tête entière d’un tucuxi [une autre espèce de dauphin] dans sa bouche dans un geste apparemment affectueux. »

 « Chez les lionnes, les interactions homosexuelles sont souvent initiées par une lionne qui en poursuit une autre pour ensuite se faufiler en dessous d’elle et l’encourager à la monter. Un certain nombre de comportements aussi associés à la copulation hétérosexuelle ont alors lieu, incluant ceux consistant à mordre doucement le cou de l’individu du dessous, à grogner, à faire des mouvements de va-et-vient et à rouler sur son dos à la fin. Parfois, les lionnes s’alternent à se monter. »

 « [Roughgarden soutient que] les bruants à gorge blanche ont "quatre genres, deux mâles et deux femelles". Ces genres se distinguent par la présence d’une bande blanche ou brune-rousse, correspondant respectivement à un comportement plus agressif et territorial ou à un comportement plus accommodant. Pour ce qui est de la sexualité, il s’avère que 90% des accouplements impliquent un oiseau à bande blanche et un oiseau à bande brune-rousse, peu importe de quel sexe. »

 « Une fraction seulement des renardes rousses se reproduit - au moins un tiers des femelles (dépendamment de la population) ne se reproduit pas et dans certains endroits, c’est le cas pour jusqu’à 95% des renardes. Plusieurs mécanismes produisent ce "contrôle des naissances". Certaines renardes ne s’accouplent tout simplement pas, ou pas avec des mâles, ou alors n’entrent pas en chaleur. Dans d’autres cas, les renardes tombent enceintes, mais avortent régulièrement ou abandonnent leurs petit-es une fois né-es. »

 « Les ours noirs et les grizzlys juvéniles (sexuellement immatures) prennent aussi part à des activités sexuelles entre eulles, incluant se monter et se lécher la vulve. »

 « Les hyènes tachetées femelles possèdent une configuration génitale extraordinaire qui les rend presque indistinguables des mâles : leur clitoris est en moyenne 90% de la longueur du pénis des mâles (près de sept pouces de long) et égal en terme de diamètre ; il peut être en complète érection. De plus, les lèvres sont fusionnées et ressemblent à un « scrotum » contenant du gras et des tissus conjonctifs qui pourraient être des testicules. Il n’y a pas d’ouverture vaginale, au lieu de quoi les femelles copulent et accouchent (et urinent) par le bout de leur clitoris. L’accouplement hétérosexuel est accompli par la rétractation du clitoris à l’intérieur de l’abdomen, le retournant pour ainsi dire à l’envers pour former le passage à l’intérieur duquel le mâle pourra insérer son pénis. On a aussi observé des femelles en montant d’autres, leur clitoris en érection. La pénétration clitoridienne peut aussi avoir lieu, quoi que ce ne soit pas commun. »

 Au moins 10% des chevreuils sont intersexués.

 « Les interactions homosexuelles chez les hérissons à grandes oreilles femelles impliquent énormément de séduction et de comportements affectueux en plus d’expériences sexuelles directes consistant fréquemment en du sexe oral. Une interaction lesbienne typique commence, souvent au crépuscule, avec deux femelles se frottant l’une contre l’autre, se glissant contre le corps de leur partenaire et se câlinant. Une femelle peut aussi ramper directement en dessous de l’autre, glissant de son cou à son ventre. Durant les contacts sexuels, les femelles lèchent, sentent et mordillent intensivement les organes génitaux l’une de l’autre. Parfois, pour avoir un meilleur accès, une femelle soulevera l’arrière-train de l’autre dans les airs avec ses pattes et sa mâchoire, soulevant complétement les pattes arrières de sa partenaire du sol tout en continuant à la lécher. »

 « Chez les oies des neiges, on observe des cas de parentage lesbien. Les couples de femelles ont une relation très puissante : lorsque l’une d’elle est loin de sa partenaire, celle-ci se met à l’appeler bruyamment jusqu’à ce qu’elle revienne. Le couple se bâtit un seul nid dans lequel chaque femelle pond des oeufs. Les deux oiseaux prennent des tours à couver les oeufs (dans les couples hétéros, les mâles ne couvent pas). Puisque certaines femelles dans ces relations copulent parfois avec des mâles, certains des oeufs sont fertiles. Quand ils éclosent, les deux oies élèvent les oisons et les défendent contre les intrus et les prédateurs en se tenant au-dessus d’eulles avec leurs ailes bombées.

 Aucun écrit ne relate l’observation de couples homosexuels mâles chez les oies des neiges, bien que l’on ait parfois observé des relations se développant entre une oie des neiges mâle et une bernache du Canada mâle. Les deux oiseaux deviennent compagnons stables, se suivant et se perchant près l’un de l’autre, bien que la construction d’un nid et la copulation n’aient habituellement pas lieu. Quoi qu’il en soit, des oies des neiges mâles se montent parfois entre eux quand ils participent à des « viols collectifs ». Chez cette espèce, on observe souvent des mâles harcelant sexuellement des femelles, les pourchassant et les forçant à copuler. Dans certains cas, d’autres mâles se rassemblent en de larges groupes de « spectateurs » - contenant parfois de 20 à 80 mâles - pour observer et peut-être même joindre les actes. Il arrive que des mâles se montent dans le cadre des activités sexuelles qui s’en suivent. »

 « Certains cygnes noirs mâles forment des couples homosexuels stables et durables. Comme chez les couples hétérosexuels, les partenaires homosexuels restent souvent ensemble plusieurs années. Souvent, les deux mâles exécutent la « Cérémonie de Salutation », une performance manifestant le sérieux d’une relation et aidant à solidifier et renforcer leur association : les oiseaux se font face, soulèvent leurs ailes (les agitant parfois pour exposer leurs plumes blanches) et crient à plusieurs reprises, leur cou en extension et leur bec haut. Les mâles formant des couples homosexuels prennent aussi part à une parade de séduction connu sous le nom d’ « immersion de la tête ». Dans cette performance - un prélude à la copulation - les deux oiseaux se trempent de façon répétée la tête, puis le cou, puis finalement tout le corps dans l’eau, faisant comme des vagues pour de longues périodes de temps, parfois 20 à 25 minutes. Cette parade peut mener à une interaction sexuelle, bien que si l’un des mâles ne veut pas participer il puisse répondre agressivement aux tentatives de son partenaire. »

 « Roughgarden explique que la plupart des mouflons canadiens vivent dans des "sociétés homosexuelles", se courtisant et copulant avec les autres mâles via des pénétrations anales. Ce sont les mâles non-homosexuels qui sont considérés "aberrants" : "Les quelques mâles qui ne participent pas à des activités homosexuelles ont été étiquettés mâles "efféminés"... Il diffère des "mâles normaux" en ce qu’ils vivent avec les brebis plutôt que de joindre un groupe de béliers. Ces mâles ne dominent pas les femelles, sont généralement moins aggressifs et ils adoptent la posture accroupie des femelles pour l’urination. Ces mâles refusent de se faire monter par d’autres mâles." »

 Plusieurs espèces de lézards se reproduisent asexuellement, par parthénogenèse. La découverte a d’abord été faite par des scientifiques ne trouvant aucun mâles chez certaines populations isolées de lézards. On dénombre maintenant plusieurs espèces de lézards composées uniquement de femelles, dont le gecko Lepidodactylus lugubris. On a observé des cas de parthénogenèse chez plusieurs espèces d’insectes, de reptiles, d’amphibiens, de poissons et d’oiseaux : des serpents, des requins, des dindes, des dragons de komodo et plusieurs autres encore, certaines en captivité, d’autres libres.

 « De tous les animaux capables de changer de sexe, les poissons sont les plus connus. [...] Tous les poissons-clowns naissent mâles. Le mâle le plus dominant du groupe deviendra une femelle. Il n’y a qu’une femelle par groupe. Si elle meurt, c’est habituellement le plus gros mâle qui changera de sexe et prendra sa place. Les labres, quand à eux, font l’inverse. Leurs groupes sont constitués de plusieurs femelles et d’un mâle. Comment tout cela fonctionne est encore mystérieux, mais le processus semble consister en un changement massif de niveaux d’hormones et la transformation des testicules en ovaires. Le labre peut compléter sa transformation en aussi peu qu’une semaine. Alors qu’on a longtemps cru que cette caractéristique était rare, des changements de sexe ont aujourd’hui été observés chez plusieurs douzaines de familles de poissons. »


Cette liste d’exemples de caractéristiques ou de comportements sexuels ne fait qu’effleurer le sujet de ce à quoi ressemble les sexualités des animaux. Ce premier article se voulait accessible et cherchait tout simplement à ouvrir nos horizons sur la diversité d’existences et de pratiques sexuelles qu’on peut observer chez les autres animaux. Certains animaux ont beaucoup de partenaires sexuels, d’autres un-e seul-e. Parfois il s’agit de partenaires d’un certain sexe, ou d’un autre, ou d’un autre encore, ou de plusieurs de ceux-ci. Certains animaux sont intersexués, d’autres changent de sexe au cours de leur vie. Certaines se reproduisent sexuellement, d’autres asexuellement, d’autres font du sexe sans se reproduire, d’autres encore ne font pas de sexe et ne se reproduisent pas. Certaines font de longues et nombreuses parades avant de copuler, d’autres pas, pour d’autres encore la sexualité est souvent violente. Certaines préfèrent le sexe oral. Chez certains groupes, la sexualité est très importante socialement, pour d’autres non. Etc.

Je ressors profondément épuisé par les recherches faites pour écrire cet article. D’une part, c’est le langage scientifique lui-même qui m’épuise émotionnellement. L’indifférence, l’extraction de soi qui se prétend objectivité, le regard scrutateur. D’autre part, les méthodes scientifiques impliquent souvent une grande dose de violence invisibilisée lors de la description des résultats. J’ai lu l’enthousiasme des uns révélant les résultats de leur dissection d’un requin intersexué capturé par erreur dans un filet. Les photos de chasseurs posant avec le cadavre d’un chevreuil les jambes ouvertes pour la même raison. La capture de centaines de bébés serpents pour prouver la parthénogenèse. La capture, l’intoxication, la manipulation froide de tant d’autres, parfois pour les relâcher un appareil électronique au pied ou une puce sous la peau, parfois pour les garder en captivité jusqu’à ce que leur vie ne soit plus utile et qu’on les abatte. Sans parler des expériences ridicules qui sont effectuées impliquant parfois l’insertion d’objets dans le crâne de certain-es, ou la mutilation de certaines parties du corps. Et même quand les expériences ne sont pas aussi grossièrement violentes, elles sont terribles.

Laissez-moi conclure en vous partageant cet exemple. Il s’agit d’une expérience où on isole une femelle molly dans un aquarium et on lui présente des vidéos d’un petit mâle qui s’active sexuellement autour d’un grand mâle plutôt passif. Dans l’aquarium se trouve des photos du petit mâle et du grand mâle. Après les vidéos, la femelle se met à se tenir plus près de la photo du petit mâle. Les résultats sont immédiatement repris par plein de sites de nouvelles avec les pires titres du monde : « Fish Go Gay To Improve Odds Of Mating » ou « Male Fish Uses Bisexuality to Lure Females », ou encore « Male Atlantic Molly Fish Engage in Homosexual Acts to Attract Females ». Les résultats de cette expérience ont été victorieusement repris publiquement et je crois que c’est parce qu’ils viennent « résoudre » l’énigme de l’homosexualité animale d’une manière qui renforce le discours dominant hétérosexiste simpliste sur l’évolution. Mais ça on en reparle dans le troisième article de cette série.

L’hétérosexisme de la zoologie

“« Les animaux le font pas, alors pourquoi nous on devrait le faire ? Pouvez-vous même imaginer un grizzly queer ? Ou un saumon ou une chouette lesbienne ? »”
extrait d’une lettre envoyée à Dean Hamer, coauteur de The Science of Desire : The Search for the Gay Gene and the Biology of Behavior.

Depuis quelques temps, les révélations pleuvent sur à quel point beaucoup d’animaux sont queers. J’utilise ce terme de manière exagérément générale pour parler de la vaste diversité de caractéristiques et de comportements affectifs, sexuels, de séduction ou d’organisation familiale qui défient les normes de leur propre espèce, ou de l’hétérosexualité qu’une certaine compréhension de l’évolution voudrait absolue.

Le point de départ de cet article est une question : Où étaient les scientifiques durant toutes ces années où on répétait inlassablement que l’homosexualité n’était pas naturelle et donc une horreur sans nom ?

Nombreuses ont été celles qui ont contrecarré cet argument en objectant que la logique « naturel = bien, pas naturel = mal » était tout simplement fausse et absurde. Ce n’est que très tard toutefois que des voix se sont élevées pour dire aussi « d’ailleurs, plein d’animaux sont gays ». En effet, comme on le sait maintenant, les comportements homosexuels sont omniprésents chez une panoplie d’espèces d’insectes, d’oiseaux, de mammifères, de reptiles, de poissons et d’amphibiens. N’importe quel être humain s’attardant à étudier leur comportement finira par tomber sur des interactions de ce type. Mais les scientifiques se sont tues. Pourquoi ? Parce qu’iels se disaient « les comportements sexuels des animaux sont aussi culturels que les nôtres et ainsi ne réfutent pas l’affirmation » ? Je ne crois malheureusement pas.

Joan Roughgarden, l’auteure de Evolution’s Rainbow, non plus. Elle considère en effet que « le silence scientifique sur l’homosexualité chez les animaux équivaut à une dissimulation, délibérée ou pas  ». C’est ce que nous étudierons dans cet article, particulièrement dans les exemples 3, 4 et 5. Commençons d’abord par deux exemples qui nous rappelleront que la science n’est ni enseignée, ni pratiquée dans un monde social séparé du reste. Les scientifiques, comme les juges d’ailleurs, sont des humain-es qui transportent dans leur profession un système de croyances, des idéologies, des normes et des valeurs qui concordent plus souvent qu’autrement avec les croyances, idéologies, normes et valeurs dominantes de leur époque. Dans la situation qui nous intéresse, il peut s’agir, comme dans l’exemple no.1, d’une homophobie décomplexée, autant qu’il peut s’agir, comme dans l’exemple no. 2, d’un hétérosexisme rampant que des bonnes intentions ne suffisent pas à contrecarrer.

Exemple no. 1 - Notes sur l’apparent déclin des standards moraux chez le lepidoptera : « Cela nous offre un triste reflet de notre époque de voir les journaux nationaux bien trop souvent remplis avec les détails sordides du déclin des standards moraux et des horrifiantes offenses sexuelles commises par nos camarades homo sapiens ; Peut-être n’est-il pas étonnant que la littérature entomologique nous offre un reflet similaire en s’engouffrant dans la même direction. […]

J’étais récemment au Maroc et j’ai passé un peu de temps autour de Oukaimeden dans les High Atlas Mountains au sud de Marrakech. Le 11 juin 1986, j’ai eu la chance de tomber sur une vigoureuse colonie de papillons Cyaniris semiargus maroccana émergeant à peine de leurs cocons dans des herbes hautes à environ 2600 mètres d’altitude. Après avoir pris quelques photos, j’ai observé un groupe de quatre mâles volant autour de ce que j’ai assumé être une femelle fraîchement sortie du cocon, posée avec ses ailes refermées près du sol. Cherchant à photographier la copulation d’une paire, j’ai attendu pour voir lequel des prétendants serait vainqueur, mais j’ai rapidement constaté que l’objet de leur attention et affection était aussi un mâle. Les mâles se combattaient les uns les autres et chacun courbait son abdomen dans une tentative frénétique pour entrer en contact avec l’abdomen du jeune mâle. […]

La situation est devenue encore plus étrange quand une femelle toute fraîche est venue se poser avec ses ailes ouvertes sur un brin d’herbe moins d’un pied plus loin. Un des quatre mâles s’est approché, elle a immédiatement soulevé son abdomen et a fait vibrer ses ailes, mais après un examen très sommaire, le mâle est retourné vers le groupe et a continué à s’intéresser à son jeune compagnon. Durant l’heure suivante, j’ai vu trois autres groupes de mâles, l’un d’eux contenant huit individus, se comportant de manière similaire envers des mâles tout frais dont les ailes n’étaient pas encore sèches. […]

Pour apaiser l’esprit du lecteur, je dois aussi rapporter avoir observé subséquemment un certain nombre de copulations de couples « normaux » ; au moins, certains individus ont à cœur le futur de la colonie. »
Par W. J. Tennent, 1987.

Cet exemple est un cas intéressant parce qu’il est relativement récent et apparaît tellement grossier. Je trouve important de le partager ici pour ne pas oublier : ceci existe. Cette homophobie n’est pas représentative du tout de la norme dans le milieu de la littérature entomologique, comme le note d’ailleurs l’auteur dans les premières lignes, mais elle existe. Cet exemple pose par ailleurs la question : peut-on juger moralement les comportements des animaux maintenant qu’on reconnaît leur existence culturelle ? Qu’on ne partage pas la colère de l’auteur face à ces individus papillonesques qui font fi des « lois naturelles » (entendre l’hétérosexualité) et ainsi mettent en péril « le futur de la colonie », c’est une chose, mais que penser du fait que ces mâles tentent d’interagir sexuellement avec un jeune mâle « fraîchement sorti du cocon », les ailes duquel, n’étant « pas encore sèches », ne lui permettent pas de s’échapper ? N’en pense-t-on rien ?

Contrairement au premier, le deuxième exemple met en scène des scientifiques avec de bonnes intentions et une claire ouverture d’esprit envers l’homosexualité. Il nous permettra d’observer ce à quoi font face des scientifiques qui arrêtent de se taire sur la question qui nous intéresse et de voir comment, malgré eulles, iels participent quand même à la marginalisation des couples homosexuels.

Exemple no. 2 - Les mouettes lesbiennes : En 1972, George et Molly Hunt vont faire une étude de terrain sur le comportement des goélands sur une petite île près de Santa Barbara en Californie avec un groupe d’étudiant-es. La découverte d’un, puis de plusieurs couples lesbiens monogames de goélands, faisant leur nid et élevant leur progéniture ensemble bouleverse les États-Unis. Iels publient leur résultat en 1977 : 14% des femelles goélands de cette île se mettent en couple avec d’autres femelles. La réponse d’une partie de la société est brutale ; «  L’$$ de vos taxes gaspillé pour étudier des mouettes lesbiennes  » titre alors un article de journal ; « Quand la Russie attaquera, on n’aura aucun bombardier B-1 pour se défendre, mais on pourra mobiliser nos goélands gays, mettre Bella Abzug en charge et lancer notre grande contre-attaque », exprime quant à lui ce marchand assez en colère pour acheter un espace publicitaire dans un journal pour dire ce qu’il pense de tout ça ; « 100% des goélands des cinq arrondissements de la ville de New-York sont hétérosexuels  », assure de son côté un groupe de citoyen-nes.

George Hunt poursuivra les recherches contre vents et marées, rejetant les plaintes des conservateur-trices. Mais pour rechercher quoi ? Les causes de cette homosexualité. En effet, il considérera d’abord que cette si grande occurrence de lesbianisme est probablement la conséquence de graves débalancements environnementaux. Il ne trouvera rien de concluant et on apprendra éventuellement qu’on retrouve à plusieurs endroits du monde des populations de mouettes dont un bon pourcentage sont lesbiennes. « Le monde est plein de mouettes lesbiennes ». (Notons que selon le scientifique, le pourcentage donné en 1977 a descendu rapidement dans les années 1990 et qu’il y a beaucoup moins de couples de mouettes lesbiennes sur cette île aujourd’hui).

Cette idée voulant que l’occurrence de pratiques homosexuelles chez les animaux soit une anomalie et doive être attribuée à on-ne-sait-trop quel problème environnemental n’est pas nouvelle. C’est une variation de l’affirmation selon laquelle « l’homosexualité n’est pas naturelle ». Au début du 20e siècle, on dira de l’homosexualité humaine qu’elle est un phénomène urbain causé par la pollution. Dans le même ordre d’idées, certains scientifiques attribueront aussi ce qu’ils nomment « l’efféminisation » des pygargues à tête blanche à la pollution. Dans un chapitre de Queer Ecologies, Di Chiro s’attarde spécifiquement aux situations de ce type, dénonçant le focus de plusieurs activistes influent-es luttant contre l’accumulation de produits chimiques dans l’environnement sur les genres, organes et sexualités divergentes plutôt que sur les graves problèmes de santé, comme les cancers des ovaires et des testicules, l’effondrement du système immunitaire, le diabète et les maladies cardiaques que ces produits chimiques causent.

Si ces deux exemples permettent de placer certains éléments de réponse à la question principale de cet article, les suivants rempliront les zones d’ombre. Dans les premiers chapitres de son livre, Bagemilh décortique différents éléments ayant concourus au mutisme des scientifiques sur la question de l’homosexualité. Il écrit : « Les discussions entourant l’homosexualité animale ont en fait été compromises, voire étouffées dans le discours scientifique à travers ces quatre processus : la présomption d’hétérosexualité, le déni terminologique des activités homosexuelles, la couverture inadéquate ou inconsistante du phénomène et l’omission ou la suppression d’information. »

Exemple no. 3 - La présomption d’hétérosexualité : « Après environ vingt minutes, j’ai réalisé que ce que j’observais était en fait trois baleines engagées dans des activités des plus érotiques ! [...] Puis, un, deux et éventuellement trois pénis sont apparus alors que les trois baleines se tournaient en même temps. Manifestement, tous les trois étaient des mâles ! C’était presque deux heures après qu’on les ait repérés [...] et jusqu’à ce moment j’étais convaincu que j’observais des comportements d’accouplement. Une découverte - et un rappel brutal - que les premières impressions sont souvent trompeuses. »
James Darling, « The Vancouver Island Gray Whales », 1977.

Exemple no. 4 - Le déni terminologique des activités homosexuelles : « Je tressaille encore face aux souvenirs du vieux bouc-D montant répétitivement bouc-S [...] J’ai appelé ces activités des boucs comportements agrosexuels, car d’affirmer que ces mâles avaient évolué jusqu’à former une société homosexuelle était émotionnellement au-delà de mes forces. De concevoir ces bêtes magnifiques comme “queers“ - Mon Dieu ! »
Le biologiste Valerius Geist, cité dans Bagemihl 1999, p.107

Les termes qu’utilisent de nombreux scientifiques pour rendre compte des activités homosexuelles démontrent éloquemment leurs préjugés. Ainsi, « les morses mâles s’adonnent à des “imitations de parade nuptiale” entre eux, les éléphants africains et les gorilles mâles pratiquent des “simulacres d’accouplement”, tandis que les tétras des armoises femelles et les langurs et chimpanzés mâles participent à des “pseudo-accouplements”. De la même manière, les bœufs musqués “simulent la copulation”, les canards colverts du même sexe forment des “pseudo-couples” et les rolliers à ventre bleu entreprennent de “fausses” activités sexuelles. Les lions mâles “feignent le coït” entre eux, les orangs-outans et les babouins mâles se prennent par derrière “pseudo-sexuellement”, tandis que les cerfs mulets et les requins-marteaux “se montent faussement”. Les bonobos, les macaques, les renards roux et les écureuils participent tous à des “pseudo-copulations” avec des animaux du même sexe. »

Exemple no. 5 - La couverture inadéquate ou inconsistante du phénomène et l’omission ou la suppression d’information : « J’ai parlé avec plusieurs primatologues (anonymes à leur demande) qui m’ont dit avoir observé des comportements homosexuels, à la fois chez les mâle et les femelles, durant leurs études sur le terrain. Ils semblaient réticents à publier leurs données, soit parce qu’ils craignaient des réactions homophobes (“mes collègues pourraient penser que je suis gay”), soit à cause de l’insuffisance de leur cadre d’analyse pour intégrer ces données (“je ne sais pas ce que ça veut dire”). »
La primatologue Linda Wolfe, 1991.

Combien de fornications homosexuelles ont été observées sans être vues ? Combien de fois a-t-on assumé avoir devant les yeux l’hétérosexualité incarnée alors qu’il n’en était rien ? Combien de scientifiques ne voulaient pas voir ce qui allait tout complexifier, ce qui était incompréhensible, ce qui ne cadrait pas avec la théorie ? Combien d’études sur la sexualité de telle ou telle espèce a réduit son champ d’analyse aux seules activités reproductives ? Combien de scientifiques ont banalisé le sexe auquel iels assistaient : « Il a pris son compagnon pour une femelle » ? Combien d’observations ont été dissimulées parce qu’embarrassantes ? Combien d’autres « oubliées » pour ne pas faire face à la société homophobe ? Combien de scientifiques ont manqué de courage ?
Des tonnes.

Il va sans dire que ces quelques exemples ne sont que la pointe de l’iceberg des processus ayant participé à invisibiliser la présence d’activités sexuelles, de séduction et familiales non-hétérosexuelles et non-reproductives dans les études zoologiques. Un hétérosexisme systémique traverse l’histoire de la zoologie et implique un grand nombre de scientifiques. Ces scientifiques étaient, évidemment, perméables aux discours sociaux dominants et le savoir qu’iels produisaient était, évidemment, aussi le produit d’un contexte social.

En bref, voici beaucoup de matériel pour expliquer comment des choses aussi évidentes que les comportements homosexuels des animaux ont pu être niées et invisibilisées pendant aussi longtemps malgré la quantité astronomique d’occurrences. Cette situation peut servir d’exemple pour comprendre comment des pressions idéologiques peuvent activement restreindre les descriptions de la réalité et, par cette occultation, mouler une réalité illusoire débarrassée des éléments dérangeants, queers. L’enthousiasme exprimé dans l’introduction au projet bestiaire tient entre autres à cela : le barrage a cédé et on est maintenant submergé-es de toutes les observations faites mais tues durant si longtemps. L’illusion s’est affadie et on en est à déterminer à quel point les éléments dérangeants qu’on a voulus invisibles sont réellement dangereux pour l’ordre établi. À suivre.

Parenthèse - Darwin

Synthèse de "Enemy of the Species" de Ladelle McWhorter

Aujourd’hui, je voulais écrire l’article Zoologie Queer 3 de 4, mais j’ai été happé par le paraphrasage-traduction d’un article de Ladelle McWhorter qui adresse des questions très importantes et qui met en contexte certains aspects du darwinisme qui nous seront fort utiles. Voyons-le comme un à-côté et nous poursuivrons ladite série d’articles sous peu avec une analyse du « paradoxe darwinien » de l’homosexualité animale.

Saviez-vous que le concept d’espèce a une histoire particulièrement terrible ? Ladelle McWhorter approfondit la question dans Enemy of the Species, un texte provenant du livre Queer Ecologies. L’ensemble du présent article n’est qu’une tentative de rendre accessibles les informations et réflexions contenues dans cet écrit.

Entre 1749 et 1788, le comte de Buffon tente de synthétiser tout le savoir des sciences de la nature dans les 36 volumes de son Histoire naturelle, générale et particulière. Bien qu’il rejette la méthode de classification des espèces, croyant plus juste de souligner les nombreuses et légères variations non seulement entre les espèces, mais aussi entre les individus, Buffon en vient quand même à donner une définition du terme espèce qui restera. Ses propres observations l’amèneront à décrire une espèce comme un groupe d’individu pouvant produire une progéniture fertile. Cette définition, détaillée et agrémentée ultérieurement du savoir de la génétique, est celle qui est encore enseignée aujourd’hui. McWhorter nous indique pourtant que le terme et sa définition ont toujours été controversées et continuent de l’être.

Dans les années 1830-40, l’opposition à l’esclavage aux États-Unis se répand dans différentes couches de la société. Les arguments bibliques et économiques ne semblent plus avoir le poids nécessaire pour défendre cette institution. Des scientifiques se lancent alors dans la mêlée pour apporter un poids théorique et rationnel, « scientifique », à tout cela. L’argument sur lequel ils s’appuient est le suivant : les caucasiens, les autochtones et les africains noirs ne sont tout simplement pas de la même espèce (et ainsi n’ont évidemment pas à avoir les mêmes droits). On nomme cette idée polygénisme. La validité de cet argument repose en grande partie sur la définition qu’on donne au terme espèce.

L’un des plus grands défenseurs du polygénisme, Joshua Nott, soutiendra parfois que les espèces sont simplement des groupes d’êtres vivants qui se distinguent par leurs traits morphologiques. Il s’appuiera alors sur le prestigieux travail de l’anatomiste de renommée mondiale Samuel G. Morton qui a beaucoup étudié les différences crâniennes entre les africains noirs et les caucasiens, pour déterminer qu’ils appartiennent à des espèces différentes. Il ira jusqu’à conclure qu’ils « ne descendent pas de la même souche originelle ». Un naturaliste nommé Bachman, soutenant au contraire l’idée d’un monogénisme (que toute l’humanité forme une seule espèce), lui répondra par une longue définition qui inclura, quant à elle, l’idée avancée un siècle plus tôt par Buffon voulant qu’une espèce se définit par la capacité de ses membres à donner une progéniture fertile. Notons qu’à cette époque aux États-Unis vivaient de nombreux individus ayant des parents avec différentes couleurs de peau. Qu’à cela ne tienne, en 1843, Joshua Nott détaillera de long en large comment ses propres expériences de médecin (pour les riches maîtres et leurs esclaves) le mènera à « constater » que ce qu’il appellera les « mûlatres » sont moins en santé, vivent moins longtemps et sont moins fertiles que leurs parents, particulièrement les femmes, et qu’après trois ou quatre générations, la descendance est complètement infertile.
Évidemment, c’est faux. Mais il a été cru.

Morton, qui n’avait pas encore choisi de camp dans ce débat, félicitera Nott pour son travail et prendra son parti. C’est ainsi qu’entre 1846 et 1850, la plupart des plus grands scientifiques des États-Unis convergeront pour épouser le polygénisme. Nott, Morton et quelques autres hommes formeront ce qui est maintenant connu sous le nom de l’American School of Anthropology (l’école américaine d’anthropologie). Ils publieront ensemble l’influent ouvrage Types of Mankind en 1854 et celui-ci sera constamment cité pour défendre l’esclavage et la ségrégation raciale durant le reste du 19e siècle.

Dans cette situation, la définition du concept d’espèce a été quelque peu détournée et les observations du docteur Nott sont clairement peu scientifiques. Toutefois, McWhorter considère qu’on aurait tort de penser que ce concept était auparavant apolitique et qu’il a été transformé pour servir contre les populations noires et autochtones. Elle écrit : « Le concept d’espèce a pu être façonné pour servir oppressivement à séparer les blancs des noirs parce qu’il était déjà – comme l’admet le nominaliste Buffon – un outil servant à marquer des séparations dans les continuités hétérogènes de la nature ». Utilisé rigidement, il nie positivement l’enchevêtrement relationnel des organismes vivants formant notre réalité. Buffon, tout comme Darwin d’ailleurs, lui trouvait un sens pratique, mais pas d’application réelle.

Parlant du loup... 5 ans plus tard, Darwin publie L’origine des espèces.
Cette publication rouvrira le débat sur le polygénisme de par sa conceptualisation de l’évolution qui souligne à grands traits les liens et proximités entre les différentes espèces issues, au final, des mêmes ancêtres. Ce sont cependant d’autres aspects de cette théorie qui retiendront le plus l’attention, particulièrement le fonctionnement de l’évolution par sélection naturelle. Les logiques constituant ce dernier concept auront tôt fait d’être reprises pour renforcer l’esprit ségrégationniste, les discours sur la pureté de la race et les dispositifs de contrôle social. Rapidement, en effet, la civilisation et la technologie seront vus comme l’apogée de l’évolution et les différents peuples du monde n’ayant pas « atteint » le même « stade » de développement seront vus comme moins avancés dans l’évolution. De même, on considérera qu’à l’intérieur d’une espèce évoluée naîtront nécessairement des êtres mésadaptés que la sélection naturelle se chargerait normalement d’éliminer. Des craintes se mettront donc à affluer au début du 20e siècle chez l’élite caucasienne : et si l’état actuel de la civilisation contrecarrait ce processus de sélection naturelle et ralentissait, voire faisait stagner complétement l’évolution ? Plusieurs théoriciens, comme Madison Grant, entre autres fondateur du zoo du Bronx et grand conservationniste, iront jusqu’à militer pour un contrôle étatique des capacités reproductives des criminels, des malades, des foufolles, des homosexuelles, des sans-abris, ainsi que des juifs, des noires et des autochtones.

En 1917, considérant l’immigration comme une forme de promiscuité sexuelle, Grant et d’autres influents intellectuels s’allièrent avec des groupes comme la Ligue pour la Restriction de l’Immigration, l’American Breeder’s Association (qui deviendra l’American Genetics Association) et une autre association avec un nom trop long qui deviendra l’American Psychiatric Association pour faire passer une grande loi restreignant l’immigration comme jamais aux États-Unis. Les horreurs commises ces années-là sont incalculables et sans nom. Des tests de QI pour débusquer les « imbéciles », puis la catégorisation de toutes les femmes tombant enceinte hors-mariage, ou des gens ne respectant pas les normes genrées, comme « moralement imbéciles » et leur institutionnalisation subséquente. Des centaines de milliers de personnes sont enfermées dans une tentative de prévenir ce qui était vu comme une menace à la sélection naturelle et à l’évolution de l’espèce humaine.

Mais ce n’était pas suffisant et on recourut alors à la stérilisation forcée. Débutant dès la fin du 19e siècle, celle-ci fût officiellement endossée par la Cour Suprême des États-Unis en 1927. Voici comment s’exprime le juge en chef Oliver Wendell Holmes sur la question :

« Nous avons vu plus d’une fois que le bien commun nécessitait parfois le sacrifice de nos meilleurs citoyens. Il serait étrange s’il ne nécessitait pas parfois de ceux qui sapent déjà la force de l’État ce moindre sacrifice, souvent même pas ressenti comme tel par ceux concernés, dans le but de nous empêcher d’être submergés par l’incompétence. Il est mieux pour tout le monde si au lieu d’attendre d’avoir à exécuter une progéniture dégénérée à cause de ses crimes, ou de la laisser mourir de par son imbécillité, la société peut empêcher ceux qui sont manifestement mésadaptés de continuer leur lignée. »

En 1972, on comptait plus de 65000 personnes ayant été stérilisées sans leur consentement aux États-Unis (et la situation s’est poursuivie dans les années 70 et après, en particulier pour les femmes latinas [1], tout comme elle s’est poursuivie au Canada contre les femmes autochtones). Les nazis ont beaucoup appris des eugénistes américains, particulièrement à propos des stérilisations forcées. Ils ont même basé leur loi sur la stérilisation involontaire de 1934 sur le modèle de loi écrite par le biologiste américain Harry Laughlin en 1922 et adoptée dans 30 États américains. Notons qu’au Canada, des lois basées sur le même modèle furent passées en Alberta et en Colombie-Britannique.

L’eugénisme continua à prendre de l’ampleur aux États-Unis, puis perdit sa légitimité sociale quand les atrocités de l’extermination nazie furent connues. Ladelle McWhorter insiste toutefois sur le fait que les partisans de l’eugénisme sont toujours bien installés dans la discipline de la génétique. Vous ne serez peut-être pas étonnées de savoir qu’un de leur cheval de bataille est... la définition du terme espèce !

Ernst Mayr, acclamé à sa mort comme « le plus éminent biologiste de l’évolution du 20e siècle », a défendu jusqu’à la fin de sa vie en 2005 que les espèces étaient « des groupes naturels de populations capables d’accouplement et qui sont reproductivement isolés des autres groupes  ». Bref, une espèce est une population partageant un bassin génétique. Rien de terrible non ? Attendez que Mayr se mette à parler de spéciation et de comment pour devenir une « bonne espèce », un bassin génétique doit ériger des barrages pour se protéger des courants génétiques étrangers. De comment une espèce se définit même par sa capacité à mettre en place des « mécanismes d’isolement reproductif ».

Mais cette conceptualisation est contestée et bien d’autres définitions d’espèce existent aujourd’hui. La capacité reproductive de ses membres tient toujours une place centrale, mais généralement d’une perspective plus positive, par exemple celle de Paterson qui écrit : une espèce est « la plus inclusive population d’organismes biparentaux individuels qui partagent un système de fertilisation commun ». Le système de fertilisation est ici présenté comme un outil favorisant la reproduction, à l’inverse des mécanismes d’isolement reproductif qui l’inhibe. Les choses se corsent quand Paterson détaille ce qu’il entend par système de fertilisation et les différentes « adaptations » qui le constituent, même pour de simples eucaryotes, incluant les systèmes de signaux permettant de localiser des partenaires de copulation approprié-es. Et évidemment, par approprié-es, il veut dire de sexe opposé. Nous voilà ainsi toujours dans une conception de l’évolution qui considère l’homosexualité comme une erreur, ou une mésadaptation.

Comment pourrait-il en être autrement ! La reproduction est le moteur central de l’évolution et les organismes qui n’y participent pas ne participent donc pas non plus, voire nuisent, à l’évolution. Logique implacable que nous nous chargerons de décortiquer dans le prochain article.

En attendant, laissons les informations contenues dans cet article décanter un peu. Toute la violence du racisme contenu dans l’histoire de sciences telles que l’anthropologie et la biologie. La force avec laquelle une certaine conceptualisation du monde visibilise et invisibilise certaines parties de la complexité grouillante du réel, rendant possibles certains rapports à ce monde et en inhibant d’autres. Tout le bagage du terme « espèce », que cet article a au final à peine effleuré. Laissons tout cela décanter, oui, et rappelons-nous qu’un jour les horreurs de cette civilisation prendront fin et que nous vivrons.

* * * * * *

« Ce que j’observe, chez l’espèce que j’étudie [les macaques], c’est une incroyable diversité sexuelle qui est très commune, je le vois tous les jours, et les théories de l’évolution traditionnelles traitant les comportements sexuels sont inadéquates et bien trop pauvres pour rendre compte de ce qui se passe réellement. »
Le primatologue Paul Vasey

Où en étions-nous ?

Dans le premier article de cette série, on apprenait que les animaux ont des affectivités et sexualités diversifiées et, pour beaucoup d’entre eux et elles, queers. Dans le deuxième article, on décortiquait comment ce fait a été dissimulé à travers une série de processus dans le monde scientifique et s’il est aujourd’hui largement accepté, on comprendra qu’il est toujours considéré déconcertant. En effet, ce qu’on réduira à « l’homosexualité animale » est empiriquement prouvée, mais la communauté scientifique peine toujours à l’expliquer. Dans ce troisième article, nous aborderons donc l’étape qui suit nécessairement la prise de conscience de ce fait « nouveau » : déterminer s’il concorde avec le système d’explication du réel qui prévaut, ici le paradigme de l’évolution. Si j’étais cynique, je dirais qu’après avoir échoué à nier une réalité, le système dominant n’a d’autres choix que de tenter de l’absorber.

Nous voilà donc à explorer la question de ce qui a été appelé le « paradoxe darwinien » de l’homosexualité animale. Nous commencerons par citer quelques définitions de ce paradoxe pour comprendre comment tout ceci a été problématisé. Nous jetterons ensuite un coup d’oeil aux théories les plus récentes offertes par la science moderne pour résoudre ce paradoxe. Puis, nous tenterons de donner des explications un peu moins simplistes face à l’existence des désirs queers.
 

Le Paradoxe Darwinien de l’Homosexualité Animale

Voici comment Andrea Camperio Ciani, professeure de psychologie évolutionniste à l’Université de Padova, Italie, explique l’enjeu : « Le padadoxe darwinien suggère qu’il est impossible de maintenir des gènes qui ne promeuvent pas la reproduction, comme dans le cas de l’homosexualité. Considérant que les homosexuel-les se reproduisent significativement moins que les hétérosexuel-les, les gènes favorisant ces traits devraient rapidement disparaître. » Marc Dingman, auteur de Your Brain Explained, livre de vulgarisation neuroscientifique, l’articule quant à lui de cette manière : « Puisque les homosexuel-les se reproduisent à un taux beaucoup plus bas que la population hétérosexuelle, on pourrait penser qu’une base génétique pour l’homosexualité – même si elle impliquait plusieurs gènes différents – aurait à présent disparu de notre bassin génétique. » Et pourtant, l’homosexualité pullule.

Vous conviendrez avec moi que c’est un paradoxe plutôt simple à résoudre, puisque deux de ses prémisses sont particulièrement faibles. D’abord, comme nous l’avons noté dans le premier article, plein d’animaux s’adonnant à des plaisirs homosexuels se reproduisent aussi hétérosexuellement, parfois même plus que leurs congénères strictement hétéros. Ensuite, il n’y a aucune certitude par rapport à l’existence d’une quelconque base génétique pour l’homosexualité.

Quoi qu’il en soit, c’est ce paradoxe que tente de résoudre une foule de scientifiques depuis quelques décennies et je pense qu’il vaut la peine de s’intéresser brièvement à leurs démarches et réponses. Cela nous permettra d’observer la conceptualisation de l’homosexualité qui a été produite en cours de route.

Evolution of Homosexuality, par Savolainen et Hodgson

Ainsi, la science moderne offre plusieurs réponses à ce paradoxe. Les plus populaires d’entre elles ont été regroupées par Vincent Savolainen et Jason A. Hodgson en 2016 dans un article intitulé Evolution of Homosexuality et nous allons prendre la peine d’en explorer quelques unes. L’article va comme suit :

«  La plupart des théories se regroupent sous deux grandes catégories : les modèles génétiques et les modèles épigénétiques. Les modèles génétiques expliquent généralement la persistance d’une hypothétique variante génétique homosexuelle (allèle3) à travers les avantages évolutifs indirects de cette variante. Les modèles épigénétiques expliquent les comportements homosexuels comme les résultats de changements transmissibles par l’hérédité, dans les patterns d’expression génétique, qui sont dus à des modifications chimiques de l’ADN d’organismes en développement. »

Ouais bon, c’est pas limpide limpide, mais je vais essayer de vulgariser. Dans cette article, on synthétise en deux grandes catégories les explications qui sont données à ce « paradoxe » : celles qui expliquent par des processus génétiques comment la sélection naturelle n’a pas éliminé les gènes homosexuels et celles qui l’expliquent plutôt à travers des processus épigénétiques. Prenons des exemples parmi les nombreuses théories qui sont présentées. D’abord, explorons la théorie génétique appelée « sélection de la surdominance ». Cette théorie soutient qu’un hypothétique gène homosexuel (mâle) s’exprime parfois d’une manière qui offre une masculinité moindre à son hôte (c’est dans ce cas-là qu’il s’exprime comme homosexualité), mais qu’il s’exprime aussi parfois d’une manière à offrir une plus forte masculinité à son hôte (qui sera alors hétérosexuel et se reproduira beaucoup), permettant ainsi la transmission du gène en question.

De la même manière, la théorie de la « sélection sexuellement antagoniste » - il s’agit d’un autre « modèle » génétique - suppose que le gène de l’homosexualité masculiniserait ou féminiserait. Un allèle masculinisant augmenterait la « fitness » des mâles, c’est-à-dire leur santé physique, leur aptitude, en référence au « survival of the fittest » de Darwin, mais diminuerait celle des femelles qui en hériteraient en « causant l’homosexualité ». Inversement, un allèle féminisant aurait un impact négatif sur les mâles, les rendant plus féminins et ainsi moins « fit », alors que le même gène, détenu par des femmes, augmenterait leurs capacités et chances de reproduction. En bref, ces théories classent définitivement l’homosexualité comme un handicap, s’étendant sur le grave « coût évolutif » de cette variation, et tentent de trouver du sens à son existence en présumant que le gène qui cause cette nuisance cause probablement aussi son contraire chez d’autres individus qui se chargeront de le transmettre à leur populeuse progéniture.

Poursuivons la synthèse de cet article de Savolainen et Hodgson avec un exemple de théorie épigénétique. Dans celles-ci, on considère plutôt que l’homosexualité est causée par des « marques épigénétiques », qui sont des changements dans l’emballage de l’ADN et qui ont un impact sur le développement du cerveau et des organes génitaux des foetus. Dans la théorie de « l’effet maternel et paternel », on considère que des parents pourraient transmettre à leurs enfants des marques épigénétiques discordantes de leur sexe biologique, causant ainsi l’homosexualité. Ainsi, une mère pourrait donner à son fils ses propres marques épigénétiques (qui seront discordantes puisqu’elle est une femme et qu’il est un garçon), ce qui affectera son cerveau, lui transmettant les préférences sexuelles d’une femme, c’est-à-dire une attirance pour les hommes (c’est même pas des blagues, c’est comme ça que c’est expliqué). Inversement, un père peut donner des marques épigénétiques discordantes à sa fille. En bref, pour ces « scientifiques », l’homosexualité est une erreur qui ne cesse de se produire.

Dans les deux cas, on réussit à expliquer l’omniprésence de désirs homosexuels dans le monde animal et la survivance des gènes causant ce qui n’est vu que comme un obstacle à la reproduction par des mécanismes qui concordent avec la doctrine de l’évolution. Ce faisant, on conceptualise toutefois l’homosexualité de manière foncièrement négative et, maintenant le focus strictement sur la question de la reproduction, on néglige de réfléchir aux nombreux autres aspects de ces pratiques sexuelles. Malheureusement pour leurs défenseurs, ces théories ne sont toutefois soutenues par aucune observation pertinente et aucune étude. De plus, comme noté en introduction, elles s’appuient le plus souvent sur l’existence de quelques gènes de l’homosexualité. Or, l’an dernier, la plus grande étude sur le sujet a été menée avec la participation d’un demi-million d’êtres humains. Leur conclusion ? Ces gènes homosexuels n’existent pas. « Les scientifiques croient plutôt que les préférences sexuelles sont influencées par des milliers de variations génétiques qui interagissent avec bien d’autres facteurs pour créer une diversité sexuelle par ailleurs plus complexe qu’on ne la décrit souvent. » Il en a fallu du travail pour comprendre ça !

À mon avis, ces théories sont donc une preuve supplémentaire de l’incapacité d’un certain type de scientifiques à interagir avec des sujets complexes ayant rapport à la vie. Je sais que je suis dur, mais je suis empli de frustrations par rapport à une certaine Science qui ne se rend pas compte de ce qu’elle invalide et de ce qu’elle produit, de l’ultime importance d’une frange du réel invisible à ses yeux. (Je suis aussi inquiet par rapport à la résurgence d’une droite anti-science - qui ridiculise la pandémie, par exemple - et me questionne beaucoup sur les dangers de pousser des critiques de la Science en ce moment.)

Quoi qu’il en soit, je ne vois pas comment ces réponses outrageusement simplistes pourraient aider à comprendre le phénomène des désirs homosexuels. J’ai une grande envie de leur dire : Si vous tenez à parler de gènes, par pitié, ajoutez quelques bonnes couches de complexité, par exemple, « il est très probable qu’une foule de combinaisons génétiques favorisent l’émergence de certaines dispositions affectives qui, dans un contexte social X et à travers une histoire personnelle, se traduit souvent, entre autres choses, par des désirs homosexuels ». D’ailleurs, je ne crois pas que quoi que ce soit d’intéressant va émerger d’un focus exclusif sur les gènes…

Les désirs queers

Maintenant, il est grand temps de passer aux choses sérieuses et de tenter d’entamer une réponse que nous espérons plus riche au réel mystère des désirs queers. Il me semble prudent d’avancer que ces désirs, tout comme les nombreuses autres sensualités, affectivités, intimités et passions qui ne se réduisent pas à la reproduction hétérosexuelle, existent pour des raisons qui dépassent la vision réductrice de l’évolution telle que mise de l’avant par la plupart des gens. Darwin théorise une sélection naturelle qui met l’accent sur la compétition entre les individus d’un même groupe pour survivre et se reproduire. Évidemment, une multitude d’autres rapports aux mondes et aux autres fondent la vie sur Terre. On pourrait lui répondre, comme Kropotkine, que l’entraide est bien plus significative dans le monde sauvage. Or, l’enchevêtrement des corps qu’on peut observer sur Terre me mène à penser que ce concept-là aussi est réducteur. Parlons du plaisir, parlons de la chaleur, parlons de la complicité, parlons de sécurité, de confiance, de vulnérabilité et d’apaisement sans quoi il est impossible de parler de sexe, de la vie et des immenses efforts que toutes les créatures vivantes déploient pour continuer à vivre.

D’ailleurs, même en parlant de toutes ces choses, on ne parlerait que d’une facette de l’évolution. On pourrait aussi l’aborder d’un autre angle en étudiant les êtres qui se façonnent les uns les autres à travers une foule d’interactions diversifiées, souvent invisibles, au point où les limites des uns et des autres se flouent. On pourrait voir cette co-constitution comme le moteur de l’évolution. Certaines diront même que ce sont les désirs queers qui entraîne cette co-constitution. Catriona Mortimer-Sandilands et Bruce Erickson sont du nombre et soutiennent dans l’introduction de Queer Ecologies que les désirs queers sont « la quintessence des forces vitales, puisque c’est précisément [eux] qui créent les accouplements interespèces non-reproductifs, expérimentaux, co-adaptatifs et symbiotiques qui deviennent l’évolution ». Mais peut-être aussi n’ont-ils pas besoin de produire quoi que ce soit pour qu’on leur accorde de la valeur. Peut-être les liens sensuels qui tiennent le monde ensemble ont-ils besoin d’être nourris par l’expression de ces désirs ? Peut-être les intimités incongrues sont-elles celles qui mènent aux plus fabuleux trésors et que la vie carbure à ces découvertes ? Peut-être le plaisir de tous les corps est-il plus important pour notre survie que la reproduction ? Peut-être aussi que ces érotismes kaléidoscopiques facilitent l’accès de certaines personnes à un rapport au monde nécessaire qui, si oublié, mènerait à notre mort collective ?

Conclusion

Ces différentes réflexions nous amènent à poser un regard un peu plus englobant sur les vastes désirs et pratiques sexuelles des animaux comme nous. Iels font du sexe pour une multitude de raisons et sûrement parfois aussi sans raison et souvent, la forme des organes génitaux de leur(s) partenaire(s) importe peu ou importe différemment. Si des gènes sont liés à ce foisonnement sexuel, ils sont nombreux et si la sélection naturelle ne les a pas éliminer, c’est peut-être parce qu’ils sont liés à des affectivités, des passions et des intimités qui ont tout à fait leur place dans ce monde et même dans la lutte pour survivre des animaux (si vous voulez parler en ces termes). Ces pratiques dépassent largement la question de l’homosexualité et ont plutôt rapport à la sensualité du monde et des corps.

Mais je ne compte pas m’arrêter là. Après avoir fait un long voyage pour expliquer tout ce qu’il y a de révoltant dans l’approche scientifique de la diversité sexuelle des animaux, cet article a commencé à présenter des réflexions qui vont dans une toute autre direction. Je compte bien approfondir ces réflexions dans le fameux dernier article de cette série. Il reste tant de questions à se poser. Par exemple, que peut-on comprendre de l’évolution en étudiant, comme Lynn Margulis, les relations symbiotiques entre différents micro-organismes ? Ou en questionnant, comme Ellen Meloy, la sensualité de certaines fleurs et leur rouge aphrodisiaque ? Ou en théorisant, comme Myra J. Hird, la joie du sexe chez les champignons, les bactéries et les plantes ? Ou encore en décortiquant, comme Stéphanie Rutherford, les discours entourant l’apparition des « coyloups », ces hybriques de coyotes, loups et chiens ?

Bonus : Timothy Morton dans un article intitulé Queer Ecology :

« Just read Darwin. Evolution means that life-forms are made of other life-forms. Entities are mutually determining : they exist in relation to each other and derive from each other. Nothing exists independently, and nothing comes from nothing. At the DNA level, it’s impossible to tell a "genuine" code sequence from a viral code insertion. »

« You want antiessentialist performativity ? Again, just read Darwin. The engine of sexual selection is sexual display, not the "survival of the fittest" »


)

On peut retrouver les articles initialement publiés sur le site :
https://contrepoints.media/projects/bestiaire



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